Par C. Deltenre feat. J. Aznar

Coup de poker ultime, seconde chance inespérée. Que feriez-vous si vous deviez revivre vos vingt ans ?
Lors d’une soirée marquée par la nostalgie, Matthieu et Julien, deux amis, récitent une incantation mystérieuse. Le lendemain, ils se réveillent dans leur corps de 20 ans en 1997, avec leur esprit et leurs connaissances de 2024. Cette nouvelle réalité leur offre une opportunité unique de corriger les erreurs du passé et de vivre pleinement leur jeunesse retrouvée… Mais chaque décision qu’ils prennent pourrait altérer irrémédiablement le futur. Entre les plaisirs retrouvés et les épreuves à surmonter, Matthieu et Julien devront naviguer avec prudence pour ne pas perdre ce qui leur est cher. Pendant ce temps, des forces obscures veillent à préserver l’équilibre temporel. Les Horlogers, dirigés par le mystérieux Timothée Sundial, surveillent chaque mouvement de nos héros. Leur ennemie, Ariane Morin, rêve de réécrire l’histoire pour un avenir meilleur, quel qu’en soit le prix. Rejoignez Matthieu et Julien dans une aventure où chaque instant compte et où le passé n’a jamais été aussi présent. Secrets, révélations et choix déchirants vous attendent dans cette histoire captivante de voyage dans le temps.

CHAPITRE 1
« Yesterdays » (Guns n’ Roses)
“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étire paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semble suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquent un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tient debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air d’Alanis Morissette, « You Learn », s’échappe de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffuse silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine. Pourtant, la musique rock, habituellement si apaisante, peine à calmer ses pensées agitées.
De taille moyenne, avec des tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillent parfois d’un éclat trompeur, surtout lorsqu’il se laisse aller, comme ce soir, à la mélancolie. La douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semble raviver les regrets cachés dans les recoins de sa mémoire.
Matthieu a trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale, où il s’est installé presque vingt ans plus tôt. Après son troisième burn-out, il s’est mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour donner des conseils, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son credo. L’avantage principal de son métier est de pouvoir organiser son temps comme il l’entend, mais le revers de la médaille est un sérieux déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le découragent et, après quelques rendez-vous souvent chaotiques, il s’est résolu à l’idée que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt a beaucoup aimé, énormément, à la folie. Mais tout cela se conjugue désormais au passé.
Julien, quant à lui, est un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semble pas laisser de marques. Banquier de son état, il déborde d’énergie et de vitalité, malgré la pression toujours plus forte. Il se déplace avec autant d’assurance que d’aisance, attirant naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un peu moins aujourd’hui — il vieillit. Ses cheveux noirs, coupés court, encadrent un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils se sont rencontrés des années plus tôt, collègues du même âge — quarante-sept ans —, et ont franchi ensemble le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie qui se raréfient, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.
Le match de ce soir, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’est pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’est un rappel de leur jeunesse, une époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fait son entrée, son énergie contagieuse semble illuminer la pièce. Au même moment, Deborah Dyer de Skunk Anansie scande avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation. Matthieu demande à Alexa de se mettre en sourdine, et la playlist Spotify ne devient plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, Julien évoque l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de l’époque de Michael Jordan. Qui se rappelle de George Eddy ?
Enhardi par son état de douce ébriété, et poussé par une conviction propre à ceux qui croient en la magie, Matthieu se tourne vers Julien, comme possédé :
— Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le futur, mais admettons qu’on ait de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement.
Il ne s’adresse plus à Julien. Ses mots sont destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.
Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité. Il fanfaronne en évoquant des conquêtes ou des tentatives échouées :
— Valérie, Jennyfer, Clara…
Puis il s’appesantit légèrement au quatrième prénom :
— Romy…
Il reprend avec plus d’aplomb :
— Elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne !
Et pour preuve, il vide son verre cul-sec. Son rire brise le moment, plein de légèreté.
— À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus.
Ils trinquent, et ce geste simple scelle leur pacte silencieux.
Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habite. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée, contemple le crépuscule qui embrase l’horizon. Il murmure presque pour lui-même, à l’attention des étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, pleine de sens et d’aventures inédites, de réparations pour des blessures jamais cicatrisées. Ils tiennent entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière : un voyage à travers le temps.
Ils terminent leur repas en silence. Le match de foot, pourtant important, ne les intéresse plus. Un excellent repas italien — composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini, le tout accompagné d’un rosé de Provence en bonne quantité — les a comblés. Chacun, le nez vissé sur son portable, navigue en solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Un fil à la patte intergénérationnel. Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok promettant une incantation pour exaucer les vœux retient son attention. D’abord effaré par une telle coïncidence — « Je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute » — il est cependant intrigué.
— Et si, cette fois, c’était vrai ?
Un léger sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.
Julien, de son côté, s’efforce de se rappeler les titres de films ou séries de leur jeunesse traitant du sujet :
— The Ring ? Non… Wishmaster ? J’ai un doute… Dangereuse Alliance ? Big, Retour vers le futur, Code Quantum, C’était demain…
La liste est longue, avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique.
— Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible !
Sous l’impulsion du vin, et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décident de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication présente un ensemble de symboles et de couleurs censés représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin :
« Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … bien sûr !
Ensemble, ils prononcent les mots. La consigne est précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : « Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. »
Ils activent via Alexa la fréquence sonore recommandée par le mystérieux TikTok. Une cacophonie de fréquences et de vibrations envahit l’air, créant une dissonance presque tangible autour d’eux. À mesure qu’ils récitent l’incantation, les vibrations s’intensifient, transformant l’espace autour d’eux. Le son gronde, monte en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visible. Des ondes électromagnétiques tournoyent autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansent sur les murs. C’est comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.
Le silence qui suit est profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semble possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devient floue. Matthieu et Julien restent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifient, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’est produit.
Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.
— Foutue technologie, dit Julien, tandis que Matthieu tente d’éteindre son téléphone, chaud comme une poêle en plein service.
Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termine dans l’indifférence générale.
— Match de merde, concluent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendra de cette soirée pour bien autre chose que le football.
Julien emprunte le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détache de la réalité. Il croit voir passer une DeLorean filant à toute allure.
— Non mais n’importe quoi !
Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépare à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify, réactivée automatiquement par Alexa, commence à jouer « Time » de Pink Floyd.
— Alexa, arrête !
L’assistant vocal d’Amazon s’exécute sans broncher.
Ils succombent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marque la fin de leur vie telle qu’ils l’ont toujours connue. Le seuil d’un changement radical dont ils ont osé rêver, sans vraiment y croire.

CHAPITRE 2 –
Time (Hootie & the Blowfish)
“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émerge des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semble étrangement étroit, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher une meilleure position, il chasse cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle est venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baigne dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaît altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élève doucement du radio-réveil Aïwa posé sur la table basse, un appareil dont il s’est débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXIe siècle. La version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy lui parvient à travers un haut-parleur toujours aussi mauvais, ce qui n’a aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste. Matthieu se retourne encore une fois et tombe nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital : 8h20.
— Putain de merde, c’est pas possible !
Il se redresse d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, pris d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise.
— Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h avec les RH d’Eco-Transcom !
Il s’exprime à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs, qui restent muets. Il se lève précipitamment, heurte maladroitement la table de nuit et jure contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche de l’interrupteur, la chambre est soudain inondée d’une lumière crue qui lui fait cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoie une image — son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit.
Il écarquille les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol.
— Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank !
Un coup monté par Julien après leur conversation d’hier, se dit-il. Il pivote sur lui-même.
— Non, mais c’est sûr, se rassure-t-il, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok, les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête. J’espère que c’est bien payé !
Dit-il fébrilement, avec une voix trahissant sa panique et qu’il a du mal à reconnaître. Le silence. Aucun bruit, hormis celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon-cuisine ouverte de l’appartement qu’il a occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il court fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passe. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, des cendriers pleins à ras bord, des papiers divers et variés, repose un exemplaire du journal Le Monde, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’invente pas.
En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouve son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui fait plier l’étagère sous son poids. Elle est raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y a plus de doute possible : Matthieu se sent comme dans un épisode de Rick et Morty, propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il est saisi de peur, de solitude et de frissons. Sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’est plus le sien, un mince filet d’urine chaude coule le long de sa jambe, accompagné de larmes d’angoisse. Il a vingt ans. Son rêve d’hier semble s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il a l’impression d’être victime d’une secousse hypnique, mais éveillé.
Perdu, avec le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassemble le peu de courage qu’il lui reste et file sous la douche, pensant que l’eau chaude lui permettra de réintégrer son époque. Ce n’est pas le cas. En se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur sont beaucoup plus rêches), il en profite pour se scruter un peu plus attentivement, de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée. L’embonpoint, fidèle compagnon de ces dernières années, a laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à voir la pilosité grisonnante, sa peau affiche une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, absents depuis plus de quinze ans, se dressent sur son crâne avec une vigueur et une densité oubliées, comme tant d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration est une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine. La sensation est aussi étrange qu’agréable. Son corps semble avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès de tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donne une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue est indéniable.
— Aïe !
Étrange paradoxe : ses pensées oscillent entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024. « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Comment le savoir si c’est le cas ? » Et sa nouvelle présence en 1997. Si ce n’est pas le fruit de son imagination — et tout semble prouver que c’est bien réel —, il a vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept ans, forgé par le savoir acquis au fil des ans et les expériences accumulées, lutte pour s’adapter à cette réalité physique où tout semble possible, mais où ses acquis n’existent, pour certains, pas encore. Il touche de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule.
— Oh putain !
Alanis chante Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… »
— C’est bien le moment.
Le quadra de vingt ans (il aura besoin d’un abonnement illimité chez un psy pour surmonter ce choc) ne se sent pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Il est chez lui, et pourtant pas tout à fait. Les murs renferment son quotidien, sa vie, ses histoires — certes vécues — mais dont les détails se sont estompés avec le temps. La sensation est à la fois intime et hostile, comme s’il était son propre passager clandestin, un intrus à lui-même.
La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? Apparemment oui, il vivait déjà seul à l’époque) tranche net le fil de ses pensées, déclenchant une nouvelle vague d’anxiété. « Benoît ». Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelle. Avec précaution, il décroche, sa voix étranglée par l’incertitude.
— Oui ?
— Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?
Une tempête de merde se profile à l’horizon. Il serre les dents et essaie de se concentrer, vite.
— Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff ?
Tout est flou. Et quel jour sommes-nous ? Probablement jeudi.
— Euh, je me dépêche !
Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 Pro. Trop d’informations affluent en même temps. Il est en surchauffe.
— Ok, je t’attends dans la voiture, répond son ami.
Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvre la penderie (il n’y en a qu’une) et tente d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un est passé faire le ménage là-dedans ; tout est bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submerge et l’arrête d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ans ? Dans ce cas, il ne donne pas cher de ses maigres économies, et il s’en voudra longtemps… Niveau fringues, il est passé du XL en 2024 au S de 1997 !
En tout cas, il ne risque pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout est d’époque. Il ne s’attarde pas sur le costume dans sa housse de pressing ni sur les chemises (trop long à mettre). Il enfile à la hâte un caleçon à fleurs, un jeans noir Levi’s 501 taille 31-32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes Burlington, un t-shirt blanc manches longues Fruit of the Loom, et un sweat à capuche bleu Champion. De toute façon, Matthieu compte s’éclipser rapidement de la fac. Il a besoin de réfléchir calmement et, s’il est bien dans sa propre réalité et non dans un monde parallèle façon multivers, ça n’aura aucune incidence désastreuse sur son futur.
Son surnom était « l’intermittent du droit », un mélange de fierté et de honte qu’il a toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que pour ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne veut pas y penser maintenant. Retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez, usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporte un petit shoot de réconfort, bien qu’il regrette de ne pas les avoir mieux entretenues. Il en va de même pour cet appartement. Il jette un regard de dégoût alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il est devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections… Voilà une putain de brillante idée. Il éclate de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.
Il se ressaisit. Benoît va arriver. Matthieu s’empare instinctivement du sac à dos Eastpak qui doit vraisemblablement contenir ses cours, abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfile un blouson Carhartt beige et, tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, se rend compte qu’il a oublié les clés. Heureusement, elles sont dans la poche droite de son blouson. Le portable émet une nouvelle vibration. Il l’a machinalement emporté avec lui et découvre, au passage, une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de Winston souple contenant deux cigarettes et un briquet Bic.
Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longe le couloir et trouve facilement l’ascenseur au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans charme particulier. Matthieu n’a pas de souvenirs précis de ce logement — trop de déménagements dans une seule vie… Il espère néanmoins que des flashs mémoriels surgiront pour le sauver. Observer, d’abord. Se fondre dans l’environnement. C’est comme ce jour où il a sympathisé avec un groupe de reggae. Les gars étaient adorables. Il a fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant, il en connaît un rayon) qui lui a causé un black-out de quatre jours. Il espère une issue différente cette fois-ci. Matthieu doit faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipite vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourt l’échine. Ce sentiment de déracinement est exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il doit se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et la société n’avaient pas évolué. Matthieu, version double vingt, est sur le point de plonger tête la première dans une journée qui promet de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3
Time After Time (Cyndi Lauper)
“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble caresser délicatement les 21 degrés du petit matin.
— Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil.
Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour qu’il soit chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation. Il se retourne, cherchant sa position préférée. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée, et ensuite ? Il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant.
— Oh Juju, t’écoutes ta mère ?
Là, en revanche, c’est beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes, et réalise qu’il est nu sous ses draps. Chose rare.
— Ouais, j’ai entendu, hasarde-t-il au cas où.
La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, puis s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Du moins, pas celui de ses quarante-sept printemps. Il a beau s’entretenir régulièrement et avoir un excellent métabolisme, il n’est plus dessiné comme ça depuis longtemps. Julien ferme les yeux, les rouvre. Pareil. Rien n’a changé. Il se lève, se félicitant de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente.
Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire. Il s’est senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant, et s’est couché quasiment instantanément. Ça ne colle absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’a pas changé, identique à celle de sa jeunesse. Ça non plus, ça ne matche pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère a reconverti la pièce en buanderie. Cela avait d’ailleurs été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver telle qu’elle est maintenant. Conformément à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois, propre et net, à tiroirs. Il se passe la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imagine pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener à la maison de Cestas. Absurde. Non, c’est forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devient de fait envisageable, sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprend inexorablement le dessus. Un trait de caractère très fort chez lui.
Il plisse les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayent un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses, accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine Claire, vingt-quatre ans, étudiante en STAPS, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’avril à juin 1997.
Julien s’assoit sur son lit. La lumière joue sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo-jeune homme n’est ni surpris ni choqué. Il s’y est préparé mentalement. Et pourtant, il fait face à un miroir temporel, où son image, celle d’il y a vingt-sept ans, le défie du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.
Pressé par la demande de sa mère, qu’il prend désormais très au sérieux, il enfile son bas de jogging Le Coq Sportif, un t-shirt blanc basique, passe en trombe dans la salle de bain, se jette de l’eau sur ce visage retrouvé, puis descend dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêle au café corsé que boit toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère termine la petite vaisselle. Elle l’accueille avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le trouble un peu plus. S’il est presque facile d’accepter son propre rajeunissement, celui de ses proches, en revanche ? C’est perturbant. Il se demande même si ce n’est pas la première fois qu’il les voit tels qu’ils étaient. Pour lui, ce sont ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y a rien d’autre à interpréter ou à expliquer.
Son père, sans lever le nez de la table, lit son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se sert une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffuse « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro lève soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passe dans son regard. Julien note ce détail mentalement, un frisson d’inquiétude lui parcourt l’échine, mais il garde ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien est trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.
Comment être familier tout en se sentant décalé ? Julien ne peut l’expliquer, mais c’est pourtant ce qu’il ressent. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt qu’en acteur à part entière, mais chaque bouchée de pain et gorgée de chocolat chaud est un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalise que, depuis vingt-sept ans, il n’a été en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, ses voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il pourrait mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.
— Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane ? Et ensuite, vous allez faire quoi ?, lui demande sa mère.
— Béa, fiche-lui la paix, il est grand maintenant !, intervient Alejandro, figure paternelle héritée de ses ancêtres espagnols, qui n’aime pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il a confiance en lui et n’a pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ? Ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrasse depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se lève, embrasse sa femme sur le front, et donne une tape amicale sur l’épaule de Julien.
Le fils unique du foyer anticipe la suite. Alejandro prend la Volkswagen Jetta, lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvre le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, et se rend au siège de l’entreprise où il officie en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’est jamais senti directement concerné par la situation professionnelle de son père, il n’a aucune idée précise de son travail, ni de l’endroit où il se trouve. Il sait simplement qu’Alejandro finit à 18 h précises, du lundi au vendredi, et que le week-end est sacré. Pour le déjeuner, il mange un sandwich au jambon ou une gamelle de restes de la veille. Dans de très rares cas, il se permet un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traverse l’esprit de Julien : à peu de chose près, ils ont le même âge.

CHAPITRE 4
« Return of the Mack » (Mark Morrison)
“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avance vers la Twingo verte, une anomalie colorée dans le paysage urbain, dont les clignotants en alerte ressemblent à des signaux de détresse amicaux. Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume-cravate contraste radicalement avec l’allure de Matthieu, capuche relevée à la hâte. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lance un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui, pour sa part, fronce les sourcils.
Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, Benoit enclenche l’autoradio, façade amovible, lecteur cassette-CD — le nec plus ultra à l’époque. Trois notes, et Matthieu commence déjà à se dandiner comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonne, l’emportant dans un tourbillon de souvenirs.
— Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy ! s’exclame-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Benoit, quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, est souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloque totalement sans qu’il ne le prenne mal ?
— Tu devrais écrire, tu sais, suggère Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité.
L’ancien quadra hurle de nouveau en entendant « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.
— Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise, alors qu’à l’époque, c’était juste un mac.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Matthieu ferme les yeux et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.
— Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool !
Ils émergent de la Twingo. Benoit, impeccable, devance de quelques pas Matthieu qui se débat avec son sac à dos pour l’ajuster sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sent comme dans 21 Jump Street, ces vieux flics qui se font passer pour des étudiants et traquent les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique attire quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueille cette attention avec une pointe d’amusement.
— Go, se murmure-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.
Dans le flot des étudiants, il se meut avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Benoit, légèrement inquiet, n’a pas encore trouvé ni la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami, qui semble plus déconnecté que d’habitude. Peut-être a-t-il découvert une nouvelle drogue ou abusé des anciennes ? Benoit se signe intérieurement.
— Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ?
Matt ferme les yeux. Comment va-t-il donner le change ? Il est complètement perdu.
— Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle. J’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.
— Des douleurs, à cause de ton ventre ?
Matthieu encaisse la question comme un uppercut. Elle l’oblige à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’est escrimé à fuir pendant des années. Le compte à rebours infernal est lancé. Il lui reste moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement, et que ça ne finisse avec une opération dont il garde encore de lourdes séquelles, plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire a pratiquement les larmes aux yeux. La journée promet d’être extrêmement longue, jonchée de mines anti-personnelles à fragmentation. Ce qui l’inquiète le plus, c’est que ses principales qualités pourraient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, un art de la parole inadapté, et surtout un culot hors norme qu’il a savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique.
Sans compter une évidence absolue : la faculté de droit, elle, n’a pas changé. Ce qu’il a détesté à l’époque ne lui plaît toujours pas aujourd’hui. En vérité, il n’y a jamais vraiment repensé. Les relations qu’il a nouées pendant ses années d’études supérieures, et qui ont résisté à l’épreuve du temps, sont rares. On n’en parle jamais. Sujet clos. Encombrant. Relégué aux oubliettes. C’est ainsi que les souvenirs meurent : sans photos, sans anecdotes, ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? On connaît tous la chanson. Sauf que, dans ce cas précis, il s’est donné rendez-vous 27 ans avant.
La colossale et inesthétique bâtisse abrite des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelle même pas si c’est sa première année ou son redoublement. Information cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes à ces moments-là, et s’était réconcilié avec d’autres. Il pense furtivement à Julien, qui doit, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort a fonctionné pour lui aussi.
Au loin, il aperçoit son grand ami Omer, avec qui il est encore en contact aujourd’hui, mais à première vue, ils sont en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaiera de se réconcilier avec lui si, d’aventure, il reste en 1997. Il n’en sait rien. C’est peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans Un jour sans fin, ou la mort à répétition de Happy Birthdead. Tous les jours, le même jour, qui se répète inlassablement, jusqu’à la réparation d’un préjudice qu’il est bien en peine de se figurer pour l’instant. Il efface cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer est-il important ? C’est son ami, certes, mais surtout, il peut servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh-Lanta temporel. Ils se connaissent depuis le lycée, ont fait ensemble a minima les 400 coups. Pour Matthieu, Omer est désormais une cible prioritaire.
Pris dans ses pensées, il n’entend pas les commentaires peu élogieux de certains « cul-serrés » sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’est lui. Un peu trop avant-gardiste pour ces futurs avocats, visiblement. Bande de fachos ! Le TD va commencer. Il s’infiltre dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparent à l’épreuve en rappelant la manière dont elle va se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seront soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourra répondre en prenant la parole, quitte à interrompre ses camarades pour s’imposer par la force de la voix. À l’instar d’une joute oratoire, il est écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits s’en sortiront vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque sont néanmoins encore empreints de civilité et même de respect.
Matthieu sourit. Il pourrait renoncer, se trouver une excuse pour ne pas participer, comme il l’a initialement prévu, mais le goût du combat est maintenant ancré en lui. L’heure de la revanche a sonné, et l’idée de mettre tout le monde à genoux l’excite particulièrement. Fini le garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il a une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5
« Return to Innocence » (Enigma)
“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passe le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arrache brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveille une réminiscence enfouie. Le monde semble immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il navigue entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappe encore. Une question le hante, surgissant des brumes de l’aube : est-il encore l’homme qu’il a été, ou est-il devenu quelque chose d’entièrement nouveau ?
Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’est appliqué à devenir par la suite. Au contraire, il se souvient d’un jeune homme posé, préférant la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraverse les rives du passé, certaines certitudes se teintent d’ombres et de lumières nouvelles. Une introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, révèle des traits de jeunesse qu’il a peut-être omis ou enjolivés, et cela le pousse à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs, mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui ont guidé ses choix. Ces réflexions révèlent un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il est devenu. Cette dualité le tenaille, entre mélancolie pour ce qui a été et curiosité pour redécouvrir qui il est vraiment.
Les façades des maisons individuelles, sagement alignées, sont baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore, le discret murmure de la nature contribue à cette sensation d’émerveillement. C’est comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, il poursuit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonce comme une exploration fascinante de ce que signifie vraiment être soi-même. C’est une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat de L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients achève de confirmer ce qu’il sait déjà : jeudi 5 avril 1997.
Julien savoure cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il fait, chaque sourire échangé avec les passants devient une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délecte de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période et, peut-être, enfin réaliser certains rêves laissés en suspens. Il a 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle anime ses mouvements, et un éclat particulier illumine son regard. Une vieille dame, cabas de courses à la main et fichu sur la tête, s’arrête pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien est si contagieux qu’il semble illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui a vécu huit décennies, ne peut s’empêcher de sourire en retour, témoin d’une joie pure qu’elle n’a pas vue depuis longtemps.
À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleure le traditionnel, Julien redécouvre son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui raconte une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il a grandi, se tisse un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluent, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvre le plaisir simple de la marche, se réjouissant de voir les paysages familiers défiler plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées. Il est enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même, loin du bourdonnement incessant du monde numérique.
Il est désormais temps d’envisager sa stratégie, de mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres : Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pèse méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé, avec la maturité et les expériences de son âge adulte, le place face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifie avoir vingt ans ? C’est un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi un risque potentiel, celui de s’égarer dans les méandres de « ce qui aurait pu être ».
Alors qu’il approche de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit : l’appréhension de revoir ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, et la peur de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources est aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sent tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procure un sentiment étranger à son caractère. Il en veut plus, pas de manière démesurée ou incontrôlée, mais juste de quoi se procurer confort, indépendance, et quelques objets vintage qu’il a acquis, parfois à grand prix, ces dernières années et qu’il convoite dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, on ne trouve que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels : pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manque ces quelques petits riens matériels pour le combler.
Julien a aussi son rêve américain. Chaque année, depuis ses 30 ans, il part pendant quinze jours ou un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis, à la découverte du Nouveau Monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées sauvages, matchs de basket, visites de parcs nationaux ou d’attractions, monuments… Il est totalement fasciné par le pays de la liberté, où tout est possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalise ses tâches prioritaires :
Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’a pas concrétisé. Celles qu’il a rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard. Et surtout celle qui est la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000 : Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation, et pourtant ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ?
Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex. Va-t-il leur raconter d’où il vient et ce qu’ils sont devenus ?
Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade, Côte basque, Paris ?
Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.
Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.
Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.
Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourra pas rester éternellement dans cette situation sans lui, et il est aussi curieux de savoir si ce qu’il a raconté sur son passé est vrai. En plus, il est parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque : les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’ait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il est revenu dans le passé, et si c’est réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…
Il s’arrête de réfléchir. La maison de Loïc est la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste : il est incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmure que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou à un autre… s’il reste en 1997. Tout à coup, son sourire se mue en une moue dubitative. Le processus est-il réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillera-t-il le lendemain matin dans le futur — enfin, dans son présent — à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il doit profiter de cette journée à fond, juste au cas où.

CHAPITRE 6
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimate mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunit les murs défraîchis. Il observe presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémore à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforce de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de Buffy contre les vampires, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge.
Il repère parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’a pas de temps à leur consacrer ; il trouve plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.
Premier constat : il n’y a pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’est pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons viennent le saluer. Les filles lui font la bise. Il semble assez populaire. En tout cas, il ne passe pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard.
Tout est confus dans ce couloir, alors qu’ils attendent une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourne et fait tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramasse rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouve en se relevant est de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvient vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attend un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vient.
— Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.
— On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répond-il.
— Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?
Manque de pot, Matthieu est passé maître dans l’art des répliques acerbes.
— La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lance-t-il.
Elle reste interdite quelques instants puis éclate de nouveau de rire.
— Tu es vraiment unique. Au fait, — elle le détaille du regard — pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?
— Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.
— En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.
Matthieu ne réagit pas. Mais qui est encore cette Coralie ? Elle comprend sans mot dire qu’il ne sait pas de qui elle parle.
— Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.
— Ahhh oui, Coralie, fait-il, affichant un rictus forcé.
Victoria le regarde d’une drôle de façon.
— Encore des soucis avec ton ventre ?
Il se renfrogne. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalent pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation est peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.
— Non, non ça va, merci.
Une voix impatiente résonne dans le couloir.
— Groupe 8, c’est à vous.
— Allez, on y va ! dit Victoria avec ferveur. Elle pose sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.
À ce contact, il se sent immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourt l’échine.
Le petit amphithéâtre est on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui ferme la marche, s’installent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemble à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semble prêt à commencer l’appel mais reste figé sur place en apercevant Matthieu.
— Monsieur… commence-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu. Dumas. Monsieur Dumas, dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré, je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Matthieu se lève, droit comme la justice, enlève son sweat à capuche, le posant à côté de lui.
— Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents, dit-il en se tournant vers eux et en inclinant la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement — (Matthieu bluffe mais c’est crédible) — vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment.
Il lève les yeux au ciel.
— Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.
Matthieu reste debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fait les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.
— Très bien, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.
— Merci monsieur, répond Matthieu.
— Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ?
Matthieu se lance dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il est soumis. Le chargé de TD s’approche jusqu’au premier rang, inspecte le banc, le bureau, cherche partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien.
— Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.
Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardent sans rien comprendre à ce qu’il vient de se passer. Matthieu, tête baissée, a le masque. Le sang afflue à sa tempe et ses mains tremblent. Il a quarante-sept ans et ce « petit connard » vient de l’humilier. Il s’en est bien sorti mais ce n’est que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.
Le chargé de TD lâche son os. Le sujet est encore plus simple que celui qu’il a donné à Matthieu, mais l’objectif est de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tient le crachoir. Victoria alterne entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptent les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garde d’intervenir, l’arbitre siffle la fin du match. Ils repartent sans savoir qui l’a emporté, mais pour Victoria cela ne fait aucun doute, c’est elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’est pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu a pensé pendant longtemps qu’il a plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.
À peine sortis de la salle, elle se jette littéralement dans ses bras.
— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.
Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarde en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprend rien et Coralie le félicite simplement, mais elle veut éclaircir certains points qui la chiffonnent encore.
— Matthieu bravo, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et Faites entrer l’accusé ? C’est bien ça ?
Il pourrait lui dire Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix, mais il se contente de répondre :
— J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.
La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrête net.
— Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen, dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !
Matthieu n’aime pas trop la sensation qu’il ressent, cela ressemble beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui fait une bonne tête de plus que lui, passe son bras de rugbyman par-dessus son épaule.
— T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière !
Il est à peine 11h00 du matin.

CHAPITRE 7
Unforgiven II (Metallica)
“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la maison départementale de la recherche en radioastronomie, Alejandro était chargé notamment de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela contentait la majorité des gens ou des administrations.
La réalité était quelque peu différente. Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : Se taire. Écouter. Observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Il collectait et compilait les données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait encore cela bizarre, à défaut d’autre mot.
« Le voyage à travers le temps existe », Sundial n’avait pas tergiversé lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’incuber l’information et cela avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou, au commun des mortels, faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait et les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours duraient quelques minutes, ce qui ne provoquait qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.
En revanche, ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.
Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.
Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps. Empêcher toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Un sacerdoce à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation. Leur némésis.
Son grand-père, Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.
Le retour à son époque fut terrible, rendu fou par la faute de ceux qui l’avaient privé de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques, de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.
Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude
Toy Soldier (Martika)
“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonne profondément chez Véra, qui prend frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.
— Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.
Elle acquiesce, se demandant s’il n’est pas trop tôt pour lui poser les questions qui brûlent ses lèvres. Finalement, elle ne résiste pas :
— Vous êtes Timothée Sundial ?
Il lui offre un sourire mélancolique, gorgé d’humanité et de satisfaction. Il se félicite intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demande s’il a vraiment eu le choix.
— Maintenant que l’ambiguïté relative à mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant même que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs venant du passé.
Il sait très bien que ce n’est pas la réponse qu’elle attend. Ce temps gagné lui permet de garder une certaine contenance, même si ses épaules s’affaissent, ses lèvres se plissent, et ses yeux se remplissent d’émotion.
— Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je ne maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié directement ou indirectement des apports du futur. Nos outils de détection, ou nos moyens de communication par exemple, en sont basés. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais profité de ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons déjà de ressources conséquentes. Et, si c’est une question qui vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard.
Il marque une pause. Véra voudrait en savoir plus immédiatement, mais elle a la conviction qu’il faut d’abord laisser le récit se poursuivre et éclairer les zones d’ombre par la suite.
— Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ? demande-t-elle avec un ton empreint de respect.
Il s’efforce de contenir un sourire léger.
— Avec plaisir, Véra. Merci beaucoup.

Chapitre 8
Thubthumping (Chumbawamba)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac

— Pas trop tôt ! lance Loïc en tapotant vigoureusement une montre imaginaire, un reproche qui glisse sur un Julien impassible, décidé à vivre la situation pleinement plutôt que de l’intellectualiser.
— Les autres ne sont pas là ? demande-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.
— Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », et après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.
Julien acquiesce, gardant son flegme. Sa priorité est de ne pas commettre d’impairs. Il doit faire abstraction du fait que Loïc est passé chez lui avant-hier, en fin d’après-midi, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’a plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attend leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passe comme Julien l’a vécu dans son futur, ils se dirigent tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendra le parrain.
Loïc et Julien ont rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle est la cousine d’une copine du groupe, et Loïc l’a aimée au premier regard et l’a draguée aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré, sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils emménagent ensemble, ce qui, à l’époque, a fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc mène l’existence d’un père de famille rangé, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.
— JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?
Ibiza 97… tournoi de Beach Volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien avait flirté avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, mais sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef, eux, ne se sont plus adressé la parole pendant deux jours parce que Loïc a appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne veut pas dire en espagnol « Tu veux boire quoi ? » Mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.
Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza cette fois-ci ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Et les autres, sans lui… Est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait plus chez Alex, donc ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il n’est ou ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, est-il capable de tout reproduire à l’identique ? En a-t-il seulement l’envie ?
Le « Beausoleil » est leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il en a claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tirent la bourre pour atteindre les High Scores, pendant que les autres oscillent entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaît, et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandent à qui veut l’entendre que bientôt ce sera la fin de l’insouciance et que « y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. »
Pensif, Julien repense à cette parole prémonitoire.
— On a les visionnaires qu’on mérite, se dit-il en haussant les épaules.

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, celui-ci se sent étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il a besoin de toute sa lucidité, s’évertuant à démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, est déprimante. Elle ressemble davantage à un réfectoire, avec des néons fatigués, des murs d’une blancheur douteuse, un sol collant, et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il est là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80 rafistolé au chatterton gît abandonné dans un recoin, à côté d’une affiche de Pulp Fiction accrochée au mur.
Viviane la gracieuse, telle qu’elle est surnommée (merci Omer pour ce rappel), est affalée derrière son comptoir, en parfaite symbiose avec l’atmosphère du lieu. Un poste radio ayant également connu des jours meilleurs est branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffuse Knocking on Heaven’s Door des Guns N’ Roses, suivi de You Learn d’Alanis Morissette. Matthieu tend l’oreille puis passe à autre chose. Aucun étudiant ne semble s’offusquer de la médiocrité ambiante. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu apprécie néanmoins le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot-dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’ont pas encore été soumis aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Cependant, il n’est pas encore prêt pour une gastro-temporelle et préfère ignorer la faim qui commence à monter.
Pendant ce temps, Omer soliloque sur ses contrariétés : ses parents, ses embrouilles avec tout le monde, notamment un certain Manu qui lui doit 200 francs, et ses études horribles. Matthieu apprend enfin la cause de leur querelle : Omer a brûlé la moquette du salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié. En plus, il avait perdu à GoldenEye et s’était endormi devant Candyman. Matthieu réprime un fou rire, tout en s’inquiétant pour l’état de sa moquette, surtout si son séjour en 1997 devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en off. Et ça continue : le bureau des plaintes d’Omer est toujours plein. Mais il finit par revenir à l’essentiel.
— Trop stylé le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché à la tronche si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?
— On verra, c’est venu spontanément.
— Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !
— Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse ?
Omer se sent flatté et en même temps étonné. Matthieu est plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commande une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.
— C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait les soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités attention, mais c’est un peu comme, je sais pas, t’as pas un exemple ?
Matthieu le regarde interloqué.
— Non, pas là non…
— Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG ils ont gagné un match dans la saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?
Omer a plein d’espoir dans les yeux et Matthieu, qui a toujours respecté la règle du bon copain, à savoir toujours aider son ami en difficulté, quelles que soient les circonstances, n’est plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il meurt d’envie de lui balancer la prédiction du jour :
— T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans, quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard !
— Oui, je vois ce que tu veux dire, dit Matthieu avec toute la patience dont il est capable à l’instant. Omer se sent mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il est la malheureuse victime. Matthieu comprend maintenant que son ami essaie simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste un peu de maladresse. De toute façon, ça n’a aucun sens. Elle a 20 ans, il vient du futur et n’a toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne peut pas envoyer balader les copains, la famille et se barrer en road trip à L.A. Il ne peut pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne peut pas non plus se contenter de cette situation, mais si c’est le cas, après tout qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaît son futur lui et sait qu’il n’a rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’est même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commence à douter de son hypothétique présence en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux est d’agir et de ne rien regretter. Il contemple son verre avec une rage contenue.
Victoria arrive comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.
— J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ?
Victoria se colle contre lui.
— Tu vas faire comment ce soir ? Il la regarde interloqué. Mais dans quoi s’est-il embarqué… une hantise toutes ces questions. Heureusement, Benoit arrive au même moment.
— Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat, dit Matthieu.
Victoria le regarde droit dans les yeux.
— Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine, parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore.
Elle se tourne prestement vers Benoît.
— Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?
Benoît secoue la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risque de ne jamais avoir.
Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité.
— Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu.
— Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répond Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.
Il replonge le nez dans son verre vide. Victoria balaie son argument d’un revers de main élégant.
— Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule.
Matthieu sent qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.
— D’accord, je dormirai sur le canapé.
Elle lui adresse un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.
— Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure, dit-elle en repartant, laissant les trois garçons pantois.
Une digue de son cerveau vient de céder. La référence à Apollonia l’aide à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivi une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué quelques temps les cours en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’avait aidé à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Et puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe qui aurait pu l’encourager, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.
Matt avait espéré un moment qu’il se passe un quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (Friends) l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps la tête collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations, dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle et elle l’avait entendue dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il apprécie ses premiers pas en 97. Parfois un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fait se retourner quelques étudiants.
Certaines choses ne changent jamais.

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