Lors d’une soirée empreinte de nostalgie, Matthieu et Julien, deux amis de longue date, récitent une incantation mystérieuse. Le lendemain, ils se réveillent dans leurs corps de 20 ans, en 1997, avec l’esprit et les connaissances de 2024. Cette nouvelle réalité leur offre une opportunité unique : corriger les erreurs du passé et revivre pleinement leur jeunesse retrouvée… Mais chaque décision qu’ils prennent pourrait altérer irrémédiablement l’avenir.
Entre les plaisirs redécouverts et les obstacles à surmonter, les deux amis devront naviguer avec prudence pour ne pas perdre ce qui leur est le plus cher. Pendant ce temps, des forces obscures veillent à maintenir l’équilibre temporel. Les Horlogers, dirigés par l’énigmatique Timothée Sundial, surveillent chacun de leurs mouvements. Leur ennemie, Ariane Morin, rêve de réécrire l’histoire pour un avenir meilleur, quel qu’en soit le prix.
Rejoignez-les dans une aventure où chaque instant compte et où le passé n’a jamais été aussi présent. Secrets, révélations et choix déchirants vous attendent dans cette captivante histoire de voyage dans le temps.
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© Clément Deltenre
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CHAPITRES:
Prologue
Yesterdays (Guns n’ Roses)
Time (Hootie & the Blowfish)
Time After Time (Cyndi Lauper)
Return of the Mack (Mark Morrison)
Return to Innocence (Enigma)
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
The Unforgiven II – Metallica
Interlude – Toy Soldier (Martika)
Thubthumping (Chumbawamba)
Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)
(I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)
Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)
The Girl from Ipanema (Stan Getz)
Fields of Gold (Sting)
Wonderwall (Oasis)
Interlude
No Surprises (Radiohead)
Money Don’t Matter 2 Night (Prince)
Hey Man Nice Shot (Filter)
Ray of Light (Madonna)
Fade Into You (Mazzy Star)
One (U2)
Changes (2pac)
Spaceman – Babylon Zoo
Roads (Portishead)
Ordinary World (Duran – Duran)
Interlude
Maria Maria (Santana)
Runaway Train (Soul Asylum)
Give it away – (Red Hot Chili Peppers)
Black Hole Sun (Soundgarden)
Spiderweb (No Doubt)
Losing My Religion (R.E.M.)
No Fronts (Dog Eat Dog)
Princes de la ville (113)
Killing in the Name (Rage Against the Machine)
Wannabe (Spice Girls)
Friday I’m in Love (The Cure)
Enjoy the Silence (Depeche Mode)
Phenomenon (LL Cool J)
Highway to hell (AC/DC)
Interlude – Temps à nouveau (Jean-Louis Aubert)
justified and ancient (KLF)
Oceans (Pearl Jam)
We Don’t Need Another Hero (Tina Turner)
Cold Rock A Part (MC Lyte ft. Missy Elliott)
I’m Like A Bird (Nelly Furtado)
Starfuckers Inc. (Nine Inch Nails)
In the Air Tonight (Phil Collins)
Interlude (reboot) Champagne Supernova (Oasis)
I Think I’m Paranoid (Garbage)
No Sleep Till Brooklyn (Beastie Boys)
A Thousand Miles (Vanessa Carlton)
Pretend we´re dead (L7)
Jumpdafuckup (Soulfy)
Live Forever (Oasis)
Would I Lie to You (Charles & Eddie)
Song 2 (Blur)
I Wanna Be The Only One (Eternal)
Just because you feel Good (Skunk Anansie)
what’s up (4 non blondes)
People Get Ready (Jeff Beck et Rod Stewart)
L’Instant X (Mylène Farmer)
Between Angels and insects (Papa Roach)
Yesterdays (Guns n’ Roses)
« Le temps est la substance dont je suis fait. » Jorge Luis Borges
La personnalité d’une demeure reflète l’essence de celui qui l’habite.
Au seuil de ce domaine s’étend un jardin, vaste, soigné, qui déploie ses charmes sous le ciel clair d’un après-midi de printemps. Le long des allées sinueuses bordées de fleurs aux couleurs vives, une espèce particulière attire notre œil, l’héliotrope, dont les têtes pourpres se tournent doucement pour suivre le soleil tout au long de la journée, symbole organique du mouvement perpétuel du temps. Telles des sentinelles du cycle diurne, elles nous guident vers une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignent doucement des confidences de leurs occupants. Les hauts pignons et les fenêtres ogivales de l’habitation se dressent fièrement, encadrés par une porte d’entrée richement décorée, transition palpable entre le chaos du monde et l’ordre intérieur qui semble retenir son souffle, susurrant une invitation à franchir son seuil avec déférence.
Au-delà de l’entrée, chaque pas qui mène du hall au vaste bureau, où le maître des lieux ainsi que son invitée ont déjà pris place, résonne sur le parquet ancien. Ces pas sont parfois étouffés par de larges tapis turcs, aux motifs complexes et aux couleurs profondes, teintées de rouge, ocre et beige, créant un contraste avec le bois sombre du sol.
Les étagères, chargées de livres reliés de cuir, et les murs tapissés de portraits austères, surveillent silencieusement la pièce. Une grande fenêtre ouverte sur le jardin laisse s’infiltrer une lumière douce qui danse sur un somptueux bureau Empire du XIXème siècle, situé en son centre. Derrière ledit bureau, le vieil homme patiente, rassemble ses forces. Siégeant dans son fauteuil de cuir patiné par des années d’utilisation quasi continue, il émerge comme le dernier élément d’un tableau de l’école hollandaise minutieusement composé. Son regard, fixe et profond, semble absorber plus de lumière qu’il n’en réfléchit. Penché en avant avec effort, ses mains tremblantes sont légèrement posées sur ses genoux usés par le temps, fixant l’objet posé devant lui avec autant d’intensité qu’un orfèvre en train de tailler sa plus belle pièce.
Les rides sur son visage émacié, sculptées par une vie de décisions cruciales et parfois douloureuses, témoignent de son inébranlable probité. De ses tempes dégarnies à son costume sur mesure, chaque détail reflète une présence imposante et réfléchie. Une autorité tranquille émane de lui, homme habitué à influencer le destin des autres. Gardien de vérités longtemps dissimulées. Ses lèvres fines sont désormais prêtes à révéler une confession unique, située aux interstices de la réalité.
« Mademoiselle, pensez-vous que votre « enregistreur » numérique soit vraiment en mesure de capturer les échos du passé ? », l’interroge-t-il, la voix teintée de l’importance du discours qu’il s’apprête à tenir. Les sourcils froncés, il reprend : « Nous devons vous prévenir d’un point essentiel : l’histoire que nous sommes sur le point de révéler transcende les limites du concevable et de la raison. Un récit tissé dans les ombres du temps, si extraordinaire et abyssal, que seule une oreille avertie et prête à remettre en question la réalité peut en comprendre la quintessence. Nous sommes sur le point de partager une vérité, une vérité qui, si vous l’écoutez attentivement, pourrait ébranler les fondements de tout ce que vous pensiez savoir. »
Véra, dont le charme et la jeunesse contrastent avec l’emphase de son interlocuteur, soutient son regard avec une patience mesurée. Ses yeux bleus, légèrement distraits, parcourent rapidement la pièce, s’imprègnent de l’ambiance surannée qui l’entoure. Elle ajuste machinalement son chignon et son attention glisse vers un gramophone discrètement placé à gauche du bureau, dont la surface impeccable luit sous la lumière filtrée, puis elle tourne légèrement la tête à droite, pour admirer une grande horloge au mécanisme complexe, parfaitement disposée entre deux bibliothèques, qui marque le temps avec une précision étonnamment silencieuse. Une petite fortune en salle des ventes, se dit-elle, impressionnée par la majesté de l’objet. Elle n’est pas là pour ça. Ne pas perdre de vue le rôle qui lui a été confié. Sa rédactrice en chef lui a intimé l’ordre de réaliser cet entretien. Un mail laconique, avec l’heure, le lieu et l’objet, sans plus de précisions. Malgré de multiples recherches, Véra n’a pas réussi à dénicher suffisamment d’informations sur son hôte pour préparer en amont l’interview. « Il va peut-être m’avouer que c’est lui qui a tué Kennedy, ou mieux encore, il a hébergé Dupont de Ligonnès. » Un fou rire monte dangereusement en elle. Elle sait qu’il a fait une carrière notable dans les affaires puis en politique, sans toutefois devenir une grande figure publique. Néanmoins, elle espère, sans trop y croire, que ce sujet sera son ticket pour s’échapper des chiens écrasés ou des brèves people qu’on lui refourgue habituellement. Peu importe en réalité, dans tous les cas, elle est payée et d’avance en plus ! C’est déjà ça. « Oui monsieur, tout fonctionne. Assurez-vous simplement de parler distinctement et à un rythme modéré. Elle ajuste délicatement le micro connecté à son MacBook dernière génération. Préférez-vous que je vous guide à travers vos souvenirs, ou souhaitez-vous plonger directement dans le vif du sujet ? »
Le vieil homme émet un rire rauque, interrompu par une série de quintes de toux qui semblent secouer son corps entier. « Oh, il y a bien plus à révéler que ce que vous ne pouvez encore imaginer mademoiselle, » dit-il avec un sourire malicieux. « Mais rassurez-vous, nous n’allons pas censurer notre propos, si c’est ce qui vous inquiète. Cependant, pour vraiment apprécier le récit, nous vous recommandons d’être attentive aux détails, d’écouter avec votre cœur plutôt qu’avec votre raison, et surtout, de ne pas commettre l’erreur de juger trop hâtivement. Demandez-vous toujours ce que vous auriez fait si vous aviez été à notre place. »
Tout en ajustant sa position dans le fauteuil aux motifs floraux hors d’âge dans lequel elle est assise, Véra prépare son bloc-notes, une manière élégante de remettre le discours sur les bons rails si le besoin s’en fait sentir. Un stickers à moitié effacé « It’s like rain on your wedding day » sur la couverture. Une relique personnelle qu’elle chérit et qui lui semble, dans le cas présent, plus adapté qu’un vulgaire clavier numérique.
Avec la permission de son hôte, qui a préalablement fait disposer, par son personnel de maison, sur le bureau divers rafraîchissements ainsi qu’une théière fumante, Véra se sert une tasse de thé au jasmin. La chaleur et l’arôme délicat du breuvage lui offrent le regain d’attention dont elle a besoin. Après un long soupir, le vieil homme ferme les yeux et canalise ses pensées, tel un maître yogi. Lorsqu’il commence à parler, sa voix est d’abord fragile, mais gagne peu à peu en force et en assurance à mesure que les souvenirs affluent. Bientôt, une autre voix semble prendre le relais, celle d’un homme qui a vécu mille vies, un conteur dont la véritable essence ne l’a jamais vraiment quitté. La bobine tourne, et le film commence.
« Bon voyage… » murmure-t-il, prêt à enfin se délester d’un secret trop longtemps enfoui.
Yesterdays (Guns n’ Roses)
“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” William Faulkner
La soirée du 3 avril 2024 s’étire paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semble suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquent un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tient debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air de Alanis Morissette, « You Learn », s’échappe de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffuse silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine, mais la musique rock, habituellement si apaisante, peine à calmer ses pensées agitées.
De taille moyenne, tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillent par moments d’un éclat trompeur, surtout quand il se laisse aller comme maintenant à la mélancolie. Ce soir-là justement, la douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semble raviver les regrets tapis dans les recoins cachés de sa mémoire.
Matthieu a trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale depuis presque vingt ans déjà. Après son troisième burn out, il s’est mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour en donner, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son crédo. L’avantage principal de son métier est de pouvoir composer son temps comme il l’entend, le revers de la médaille, un gros déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le découragent et il s’est dit après, quelques rendez-vous parfois chaotiques, que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt a aimé beaucoup, énormément, à la folie. Mais ça se conjugue désormais au passé.
Julien, quant à lui, est un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semble pas imposer ses marques. Banquier de son état, il déborde, malgré la pression toujours plus forte, d’énergie et de vitalité, se déplace avec autant d’assurance que d’aisance, ce qui attire naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un petit peu moins aujourd’hui, il vieillit. Ses cheveux noirs, coupés court, encadrent un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils se sont rencontrés des années auparavant. Des collègues du même âge, quarante-sept ans, qui ont franchi le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie, qui se raréfient sournoisement, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.
Le match de ce soir, entre le Paris Saint Germain et le Stade Rennais, n’est pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’est un rappel de leur jeunesse, époque bénie où chaque match est un événement, où les victoires et les défaites se vivent avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fait son entrée, son énergie contagieuse semble illuminer la pièce. Au même moment Deborah Dyer de Skunk Anansie scande avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation, Matthieu demande à Alexa de se mettre en sourdine, la Playlist Spotify n’émet plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, il évoque l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de la grande époque de Michael Jordan. Qui se rappelle de George Eddy ?
Enhardi par son état de douce ébriété et poussé par une conviction propre à ceux qui pensent que la magie existe et que les frontières entre la fiction et la réalité sont plus minces qu’on ne le croit, il se tourne vers Julien, comme possédé « Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le Futur mais admettons que nous ayons de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, notre savoir, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement. » Il ne s’adresse plus à Julien. Ses mots sont destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.
Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité, il fanfaronne en citant des conquêtes ou des tentatives échouées « Valérie, Jennyfer, Clara » mais s’appesantit un peu plus au quatrième prénom « Romy », il reprend avec plus d’aplomb, « elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne ! » et pour preuve, il vide son verre cul-sec. Son rire brise le moment, plein de légèreté. « À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus. » Ils trinquent, et ce geste simple scelle leur pacte silencieux.
Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habite. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée empoisonnée, contemplant le crépuscule qui embrase le ciel, murmure presque pour lui-même et aux étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, riche de sens et d’aventures inédites, de réparation de préjudices jamais cicatrisés. Ils tiennent entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière, un voyage à travers le temps.
Ils terminent de manger en silence. Le match de foot, pourtant à enjeu, n’intéresse plus. Un excellent repas italien, composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini et d’un rosé de Provence en bonne quantité les a comblés d’aise. Chacun, le nez vissé sur son portable, navigue solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Fil à la patte intergénérationnel. Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok, promettant une incantation pour exaucer les vœux retient son attention. D’abord effaré à l’idée d’une telle coïncidence, « je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute », il est cependant intrigué. « et si cette fois c’était vrai ? » dit-il, un léger sourire moqueur aux lèvres. Julien s’efforce de retrouver le titre de films ou séries de leur jeunesse qui avaient traité du sujet : « The Ring » non, « Wishmaster » j’ai un doute, « Dangereuse Alliance » « Big », « Retour vers le futur » « Code Quantum » « C’était demain », la liste est longue avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique. « Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible ! »
Sous l’impulsion du vin et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décident de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication est un ensemble de symboles et de couleurs censées représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche un simple avertissement sibyllin : « Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … mais bien sûr !
Ensemble, ils prononcent les mots. La consigne est précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : ‘ya, ikh viln es ya, ikh viln es ya, ikh viln es.’ Ils activent via Alexa la fréquence sonore préconisée par le mystérieux TikTok. Ils entendent une cacophonie de fréquences et de vibrations qui semble défier la réalité, créant une dissonance presque tangible dans l’air autour d’eux. À mesure qu’ils récitent l’incantation, les vibrations s’intensifient, transformant l’espace autour d’eux. Le son gronde, monte en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visuelle. Des ondes électromagnétiques pulsées tournoyent autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansent sur les murs. C’est comme si les barrières entre les époques commencent à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.
Le silence qui suit est profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semble possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devient floue. Matthieu et Julien restent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifient, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’est produit.
Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.
« Foutue technologie, » dit Julien, alors que Matthieu tente d’éteindre son téléphone chaud comme une poêle en plein service.
Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termine dans l’indifférence générale. ‘Match de merde,’ concluent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendra de cette soirée pour tout autre chose que le football.
Julien emprunte le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détache de la réalité. Il croit voir passer une DeLorean filant à toute allure. « Non mais n’importe quoi ! » Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépare à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify réactivée automatiquement par Alexa, commence à jouer « Time » de Pink Floyd. « Alexa arrête ».
Ils succombent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marque la fin de leur vie telle qu’ils l’ont toujours connue jusqu’alors. Le seuil d’un changement radical dont ils ont osé rêver sans pour autant y croire.
Time (Hootie & the Blowfish)
“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” Cesare Pavese
Matthieu émerge des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semble étrangement étriqué, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher sa meilleure position, il se débarrasse de cette pensée absurde, aussi rapidement qu’elle est venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baigne dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaît comme altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élève doucement du radio-réveil Aïwa sur la table basse, appareil dont il s’est débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXe siècle. Version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy, le haut-parleur a toujours été naze, se dit-il, ce qui n’a aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste. Matthieu se tourne encore une fois et cette fois tombe nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital qui indique 8h20. « Putain de merde, c’est pas possible ! » Il se redresse d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, il s’agit d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise. « Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h00 avec les RH de Eco-Transcom ! » Il s’exprime à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs qui ne répondent pas. Se lève avec précipitation, heurte maladroitement la table de nuit, jure contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche d’un interrupteur, la chambre est soudainement inondée d’une lumière crue qui le fait cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoie une image, son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit. Il écarquille démesurément les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol. « Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank, » un coup monté par Julien après leur conversation d’hier. Il pivote sur lui-même « Non mais c’est sûr, se dit-il pour se rassurer, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête, j’espère que c’est bien payé ! » dit-il fébrilement avec une voix qui trahit la panique et qu’il a du mal à reconnaître. Le silence. Aucun bruit autre que celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon cuisine ouverte de l’appartement qu’il a occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il court fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passe. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, cendriers remplis jusqu’à la gueule, papiers divers et variés, un exemplaire du journal « Le Monde » plié, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’invente pas.
En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouve son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui fait plier l’étagère sous son poids. Elle est raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y a plus de doute possible : Matthieu se sent comme dans un épisode de « Rick et Morty », propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il est saisi de peur, de solitude, de frissons, sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’est plus le sien. Un mince filet d’urine chaude coule, en même temps que des larmes d’angoisse, le long de sa jambe. Il a vingt ans. Son rêve d’hier semble s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il a l’impression d’être victime d’une secousse hypnique mais réveillé.
Perdu, le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassemble le peu de courage qui lui reste, file sous la douche pensant que l’eau chaude lui permettra de réintégrer son époque, ce qui n’est pas le cas et en profite, en se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur sont beaucoup plus rêches), pour se scruter, un peu plus attentivement de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée : L’embonpoint, fidèle compagnon des dernières années, a laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attend à trouver le témoignage de sa pilosité grisonnante, sa peau affiche une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, aux abonnés absents depuis plus de quinze ans, se dressent sur son crâne avec une vigueur et une densité qu’il a oubliées avec beaucoup d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration est une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine, sensation aussi étrange qu’agréable. Son corps semble avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès en tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donne une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue est indéniable. « Aïe ! »
Étrange paradoxe : Ses pensées oscillent entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024 « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Et comment le savoir si c’est le cas ? » et sa nouvelle présence au siècle dernier. Si ce n’est pas le fruit de son imagination et tout tend à prouver que c’est réel, il a vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept longues années, éprouvé par le savoir acquis avec le temps et les expériences accumulées, lutte pour s’adapter à cette réalité physique où tout lui semble possible en substance, mais où ses acquis n’existent, pour certains, pas encore. Il touche de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule. « Oh putain !!! » Alanis chante Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… », « C’est bien le moment ». Le quadra de vingt ans (il va avoir besoin d’un abonnement illimité chez le psychanalyste pour surmonter ce choc), en plus du reste, ne se sent pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Chez lui et pourtant pas tout à fait. Ses murs renferment son quotidien, sa vie, ses histoires, vécues certes, mais dont les détails se sont estompés avec le temps, sensation à la fois intime et hostile, d’être son propre passager clandestin, un intrus à lui-même en quelque sorte.
La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? A priori oui, il habite seul déjà à l’époque), tranche net le fil de ses pensées, faisant monter en lui une nouvelle vague d’anxiété. « Benoit » Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelle. Avec précaution, il décroche, sa voix étranglée par l’incertitude.
« Oui ? »
« Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ? »
Une tempête de merde se profile à l’horizon. Il serre les dents et essaie de se concentrer, vite. « Je faisais quoi en 97, bordel ? Benjamin ? La fac de droit ? Malakoff », que c’est flou et on est quel jour ? Probablement jeudi.
« Euh, 5 minutes, je me dépêche ! »
Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 pro. Trop d’informations affluent en même temps. Il est en surchauffe.
« Ok, je t’attends » lui répond son ami.
Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvre la penderie (il n’y en a qu’une) et essaie d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un est passé faire le ménage là-dedans, tout est trop bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submerge et l’arrête d’un coup, et s’il est victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ? Dans ce cas, il ne donne pas cher de ses maigres économies et il va s’en vouloir et se faire la gueule pendant un moment, on est plus proche du XL en 2024 que du S de 1997 niveau fringues…
En tout cas, il ne risque pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout est d’époque et d’actualité. Il ne s’attarde pas sur le costume dans sa housse de pressing, ni sur les chemises (trop long à mettre), enfile à la hâte un caleçon à fleurs, un Jeans noir « Levi’s » 501 taille 31 – 32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes « Burlington », un t-shirt blanc, manches longues, « Fruit of the Loom », un sweat à capuche bleu « Champion ». De toute façon, Matthieu compte s’éclipser rapidement de la fac.
Il a besoin de réfléchir calmement et s’il est bien dans sa propre réalité et non pas dans un monde parallèle façon multiverse, ça n’aura aucune incidence désastreuse sur son futur. Son surnom est « l’intermittent du droit », mélange de fierté et de honte qu’il a toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que par ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne veut pas y penser maintenant. En revanche, retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez qu’il a usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporte un petit shoot de réconfort, tout en regrettant de ne pas les avoir bichonnées jusqu’à maintenant. Il en va de même de cet appartement. Il jette un regard de dégout alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il est devenu presque maniaque.
Ben va arriver. Il s’empare instinctivement du sac à dos Eastpak qui doit contenir ses cours. Abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Enfile un blouson « Carhartt » beige et tout en claquant la porte avec une force qu’il ne soupçonnait plus, n’a pas le temps de se dire, « merde les clés », heureusement pour lui, elles sont dans la poche droite de son blouson. Le portable émet une nouvelle vibration. Il l’a machinalement emporté avec lui, découvre au passage une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de « Winston » souple dans lequel il reste deux cigarettes et un briquet « Bic ».
Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longe le couloir, trouve facilement l’ascenseur, au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans aucun charme. Matthieu n’a pas de repères ou de souvenirs particuliers de ce logement, trop de déménagements pour une vie… Il espère néanmoins que des flashs mémoriels surgiront à sa rescousse pour le sauver. D’abord observer, se fondre dans l’environnement. C’est comme le jour où il a sympathisé avec un groupe de Reggae. Les gars adorables. Il a fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant il en connaît un rayon) qui lui a causé un black-out de quatre jours. Il espère une issue différente cette fois. Matthieu doit faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipite vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourt l’échine. Ce sentiment de déracinement est exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il doit se souvenir, agir comme si les années n’ont pas filé, comme si la technologie et les sociétés n’ont pas évolué. Matthieu version 97-24 est sur le point de plonger tête première dans une journée qui promet de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’esprit pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.
Time After Time (Cyndi Lauper)
“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” Milan Kundera
Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble embrasser délicatement les 21 degrés du petit matin. « Julien, réveille-toi », la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil. Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour être chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation. Il se retourne, à la recherche de sa position préférentielle. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée et ensuite ? il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant. « Oh Juju, t’écoute ta mère ? ». Là en revanche, ça devient beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes et sent qu’il est nu sous ses draps. Rare de sa part. Il hasarde « Ouais, j’ai entendu » au cas où. La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Du moins pas son corps de quarante-sept printemps. Il a beau s’entretenir régulièrement, avoir un excellent métabolisme, il n’est plus du tout dessiné comme cela. Julien ferme les yeux, les rouvre. Pareil. Rien n’a changé. Il se lève, se félicite de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente. Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire. Il s’est senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant et s’est couché quasiment instantanément. Ça ne colle absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’a pas changé, identique à celle de son jeune âge. Ça aussi, ça ne matche pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère a reconverti la pièce en buanderie. Cela a été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver dans son jus, telle qu’elle est maintenant. Conforme à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois à tiroirs d’étudiant propre et net. Il se passe la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imagine pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener dans la maison de Cestas. Absurde. Non, c’est forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devient, de fait, envisageable sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprend inexorablement le dessus. Un trait de caractère extrêmement fort chez lui.
Il plisse les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayent un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses accompagnée d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine de maison, Claire vingt-quatre ans, étudiante en Staps, très mignonne et sportive, écoute en boucle chaque matin d’Avril à Juin 1997. Julien s’assoit sur son lit. La lumière joue sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo jeune homme ne se montre ni surpris, ni choqué. Il s’y est préparé mentalement. Et pourtant, il s’agit tout de même d’un miroir temporel où son image de vingt-sept ans plus jeune le défie du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.
Pressé par la demande de sa mère, qu’il prend désormais très au sérieux, il enfile son bas de jogging « Le Coq Sportif », un t-shirt blanc basique, passe en trombe dans la salle de bain, se passe un coup d’eau sur ce visage retrouvé et descend dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêle au café corsé que boit toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère termine la petite vaisselle. Elle l’accueille avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le trouble un peu plus. Autant il est presque facile d’accepter son propre rajeunissement mais celui de ses proches ? Il se demande même si ce n’est pas la première fois qu’il les voit tels qu’ils étaient. Pour lui, ce sont ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y a rien d’autre à interpréter ou à expliquer.
Son père, sans lever le nez de la table, lit son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se sert une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffuse « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro lève soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passe dans son regard. Il note mentalement ce détail, un frisson d’inquiétude lui parcourt l’échine, mais il garde ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien est trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.
Comment être familièrement décalé ? Julien ne peut l’expliquer mais pourtant c’est ce qu’il ressent. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt que comme un acteur à part entière mais chaque bouchée de pain et gorgée de son chocolat chaud est un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalise que depuis vingt-sept ans, il n’est en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il aurait pu mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite. « Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane et ensuite vous allez faire quoi ? », « Béa, fiche lui la paix, il est grand maintenant ! », Alejandro, figure paternelle héritée de l’Espagne de ses ancêtres n’aime pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il a confiance en lui et n’a pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis, solides et sportifs, aucun souci de discipline. Que demander de plus ? Ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrasse depuis ce matin lui serait d’un grand réconfort… Impassible, il se lève, embrasse sa femme sur le front, une tape amicale sur l’épaule de Julien. Le fils unique du foyer anticipe la suite, Alejandro prend la Volkswagen Jetta lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvre le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, se rend au siège de l’entreprise où il officie en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’est jamais senti directement concerné par sa situation professionnelle, il n’a aucune idée de son travail précis ni d’où il se trouve. Il sait simplement qu’Alejandro finit à 18h00 précises, du lundi au vendredi, jusqu’au week-end. Pour le déjeuner, il mange un sandwich au jambon ou une gamelle des restes de la veille, dans de très rares cas, un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traverse l’esprit de Julien, à peu de chose près, ils ont le même âge.
Return of the Mack (Mark Morrison)
“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore
Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avance vers la Twingo verte, anomalie colorée dans le paysage urbain, clignotants en alerte comme des signaux de détresse amicaux. Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume cravate contraste radicalement avec l’allure de Matthieu et sa capuche relevée dans sa hâte vestimentaire. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lance un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui pour sa part, fronce les sourcils.
Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, le pilote parvient à enclencher son autoradio, façade amovible, lecteur cassettes-CD, le nec plus ultra. Trois notes et Matthieu se dandine comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonne, emportant Matthieu dans un tourbillon de souvenirs. « Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy », s’exclame-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Ben, par essence quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, est souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloque totalement sans qu’il ne le prenne mal ?
« Tu devrais écrire, tu sais, » suggère Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité. L’ancien quadra hurle de nouveau : « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z. « Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise alors qu’à l’époque c’était juste un mac » « Mais qu’est-ce que tu racontes ? » Matthieu ferme les yeux, et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue. « Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool ! » Ils émergent de la Twingo. Benoit impeccable, devance de quelques pas Matthieu qui se débat avec son sac à dos pour l’ajuster au mieux sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sent comme dans « 21 Jump Street », ces vieux flics qui se font passer pour des étudiants et qui traquent les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique pour le lieu attire quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueille cette attention avec une pointe d’amusement. « Go », se murmure-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.
Dans le flot des étudiants, il se meut avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Ben est légèrement inquiet, il n’a pas réussi à trouver la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami qui a l’air encore plus déconnecté que d’habitude. Peut-être a-t-il découvert une nouvelle drogue ou abusé de celles qu’il connaît déjà ?
Benoit se signe intérieurement : « Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ? » Matt ferme les yeux. Comment peut-il donner le change. Il est complètement perdu. « Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle, j’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre. » « Des douleurs, à cause de ton ventre ? ». Il encaisse la question comme un uppercut, elle l’oblige à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’est escrimé à fuir pendant de longues années. Le compte à rebours infernal est lancé, il lui reste moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement et que ça finisse avec une opération dont il garde encore des séquelles lourdes, enfin plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire a pratiquement les larmes aux yeux. La journée promet d’être extrêmement longue et le risque est décidément partout, comme jonchée de mines anti personnelles à fragmentation. Ce qui l’inquiète le plus, c’est que ses principales qualités peuvent à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, l’art de la parole inadapté et surtout un culot hors norme qu’il a savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique. Sans compter une évidence absolue. La faculté de droit, elle, n’a pas du tout changé. Ce qu’il a détesté alors ne lui plaît pas plus aujourd’hui. En vérité, il n’y a jamais vraiment repensé. Les relations qu’il a nouées pendant ses années d’études supérieures et qui ont résisté à l’épreuve du temps sont rares. On n’en reparle jamais. Sujet clos. Encombrant. Oblitéré. Relégué aux oubliettes. C’est comme ça que les souvenirs meurent. Sans photos. Sans anecdotes ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. « T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? » On connaît tous la chanson. Sauf que dans ce cas précis, il s’est donné rendez-vous 27 ans avant. La colossale et inesthétique bâtisse abrite des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelle d’ailleurs pas si c’est sa première année ou son redoublement. Info cruciale, parce qu’il n’est pas fâché avec les mêmes personnes et s’est réconcilié avec d’autres. Il pense furtivement à Julien qui doit, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort a fonctionné pour lui aussi.
Au loin, il aperçoit son grand ami Omer avec qui il est encore en contact aujourd’hui, mais à première vue ils sont en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaiera de se réconcilier avec lui si d’aventure il reste en 97. Il n’en sait rien, c’est peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans « Un jour sans fin », ou la mort à répétition de « Happy Birthdead ». Tous les jours le même jour, qui se répète inlassablement, jusqu’à réparation d’un préjudice qu’il est bien en peine de se figurer pour l’instant. Il efface cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer est important ? C’est son ami et il apprécie sa présence, mais surtout il peut servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh Lanta temporel. Ils se connaissent depuis le lycée, ont fait a minima les 400 coups ensemble. Pour Matthieu, Omer est désormais une cible à prioriser. Pris dans ses pensées, il n’entend pas les commentaires peu élogieux de certains cul-serrés sur son passage. Le seul habillé de cette façon c’est lui. Un peu trop avant-gardiste manifestement pour les futurs avocats. Bande de fachos ! Le TD va commencer. Il s’infiltre dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparent à l’épreuve en rappelant la manière dont elle va se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seront soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourra répondre en prenant la parole, quitte à interrompre leurs camarades pour s’imposer par la force de la voix, et à l’instar d’une joute oratoire, il est écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits se sortiront vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque sont néanmoins encore emprunts de civilité et même de respect. Matthieu sourit, il pourrait renoncer, se trouver une excuse pour ne pas y participer, comme il l’a initialement prévu, mais le goût du combat est dorénavant ancré en lui. L’heure de la revanche a sonné et mettre tout le monde à genoux l’excite particulièrement. Disparu ce garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il a une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.
Return to Innocence (Enigma)
“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” Marcel Proust
Dès que Julien passe le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arrache brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveille une réminiscence enfouie. Le monde semble immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il navigue entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappe encore. Une question le hante, surgissant des brumes de l’aube : est-il encore l’homme qu’il a été, ou quelque chose d’entièrement nouveau ?
Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne joue pas encore le rôle du séducteur qu’il s’est appliqué à devenir par la suite. Au contraire, on le voit comme un jeune homme posé qui préfère la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac, et les évasions vers l’océan, il vit une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraverse les rives du passé, certaines certitudes se teintent d’ombres et de lumières nouvelles. Introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, de traits de jeunesse qu’il a peut-être omis ou enjolivés, et cela le pousse à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui ont guidé ses choix. Ces réflexions révèlent un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il est devenu. Cette dualité le tenaille, lui offrant à la fois une mélancolie pour ce qui a été et une curiosité pour redécouvrir qui il est vraiment.
Les façades des maisons individuelles sagement alignées sont baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore continue, le discret murmure de la nature contribue à cette sensation d’émerveillement. C’est comme si, l’espace d’un instant, le temps s’est suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, Julien poursuit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonce comme une exploration fascinante de ce que signifie vraiment être lui-même. C’est une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat de L’Équipe à un bar tabac-presse fermé en 2004 faute de clients, achève de confirmer ce qu’il sait déjà : Jeudi 5 avril 1997.
Julien savoure cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il fait, chaque sourire échangé avec les passants, devient une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délecte de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période, et peut-être, enfin, réaliser certains rêves laissés en suspens. Il a 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle anime ses mouvements, un éclat particulier illumine son regard. Une vieille dame, son cabas de courses à la main et un fichu sur la tête, s’arrête pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien est si contagieux qu’il semble illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui a vécu huit décennies, ne peut s’empêcher de sourire en retour, comme témoin d’une joie pure qu’elle n’a pas vue depuis longtemps.
À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleure le traditionnel, Julien redécouvre son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui raconte une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il a grandi, tissant un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluent, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvre le plaisir simple de la marche, se réjouissant des paysages familiers défilant plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées, il est enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même loin du bourdonnement incessant du monde numérique.
Il est désormais temps d’envisager sa stratégie, mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres. Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pèse méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé avec une maturité et des expériences de son âge adulte le met face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifie avoir vingt ans ? C’est un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi potentiellement un risque, de s’égarer dans les méandres de “ce qui aurait pu être”.
Alors qu’il approche de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit, l’appréhension de sa réaction en voyant ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, la peur aussi de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources est aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sent tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, le fait d’envisager de devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procure un sentiment qu’il pense étranger à son caractère. Plus. Il en veut plus, pas de façon démesurée ou incontrôlée mais de quoi se procurer le confort, l’indépendance et quelques objets vintage, notamment ceux qu’il a acquis parfois à grand prix, surtout ces dernières années et qu’il convoite dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, par exemple, on y trouve que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels. Pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manque ces quelques petits riens matériels pour le combler. Julien a aussi son rêve américain. Chaque année depuis ses 30 ans, il part pendant quinze jours, un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis à la découverte du nouveau monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées plus sauvages, matchs de basket, visite de parcs nationaux ou d’attractions, monuments. Il est totalement fasciné et en adoration pour le pays de la liberté où tout est possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalise ses tâches prioritaires :
Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’a pas réussi à concrétiser. Celles qu’il a rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard et surtout celle qui est la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000, Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation et pourtant ça n’a pas fonctionné, pourquoi ?
Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex, va-t-il leur raconter d’où il vient et ce qu’ils sont devenus ?
Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade. Côte basque. Paris ?
Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.
Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion
Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.
Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourra pas rester éternellement dans cette situation sans lui et il est aussi curieux de savoir si ce qu’il a raconté sur son passé est vrai. En plus il est parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque, les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’ait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il est revenu dans le passé et si c’est réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…
Il s’arrête de réfléchir. La maison de Loïc est la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste, il est incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmure que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou un autre… s’il reste en 97. Tout à coup, son sourire se mue en une moue dubitative. Est-ce que le processus est réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillera-t-il le lendemain matin dans le futur, enfin dans son présent, à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il doit profiter de cette journée à fond, juste au cas où.
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
“Nous sommes nos choix.” Jean-Paul Sartre
Matthieu s’acclimate mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunit les murs défraîchis. La nostalgie se mêle à la réalité, chaque détail éveillant un souvenir enfoui. Il observe attentivement les étudiants, mais ne se remémore que quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforce de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de “Buffy contre les vampires”, le niveau de jeu l’équipe de France et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge, observe les styles vestimentaires, écoute les expressions et les attitudes, essayant de perfectionner sa couverture. Premier constat : peu de diversité, pas de mixité, et un langage encore vierge de rap et de street culture.
Certains garçons viennent le saluer. Les filles lui font la bise. Il semble être assez populaire. En tout cas, il ne passe pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard. Tout est confus dans ce couloir, alors qu’ils attendent une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourne et fait tomber involontairement une pile de livres des mains d’une ravissante jeune fille. Il ramasse rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouve en se relevant est de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvient vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attend un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vient.
« Tu ne peux pas faire attention ? » dit-elle, le rouge montant à ses joues. « On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! » répond-il. « Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ? » Manque de pot, Matthieu est passé maître dans l’art des répliques acerbes. « La lumière n’est pas très flatteuse non plus, » lance-t-il. Elle reste interdite quelques instants puis éclate de rire. « Tu es vraiment unique. Au fait, » elle le détaille du regard. « Pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ? » « Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des psychopathes qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs. », Victoria rentre dans son jeu. « En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie. » Matthieu ne réagit pas. Mais qui est encore cette Coralie ? Elle comprend sans mot dire qu’il ne sait pas de qui elle parle « Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne. » « Ahhh oui, Coralie », fait-il, affichant un rictus forcé. Victoria le regarde d’une drôle de façon. « Encore des soucis avec ton ventre ? » Il se renfrogne. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalent pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation est peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser. « Non, non ça va, merci. » Une voix impatiente résonne dans le couloir.
« Groupe 8, c’est à vous. » « Allez, on y va ! » dit Victoria avec ferveur, tout en regardant Matthieu qui est complètement paumé. Elle pose sa main sur son avant-bras. « Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas. » À ce contact, il se sent immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourt l’échine.
Le petit amphithéâtre est on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui ferme la marche, s’installent au premier rang. Le chargé de TD, rasé de frais, 1m85, impeccable dans son costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemble à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semble prêt à faire l’appel mais se fige sur place en apercevant Matthieu. « Monsieur… Dumas. Monsieur Dumas, » dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré, « je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ? » Matthieu se lève, droit comme la justice, retire son sweat à capuche, le pose à côté de lui.
« Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents. », il se tourne vers eux et incline la tête. « Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un crime particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de délits de ce type se déroule actuellement, » (Matthieu bluffe mais c’est crédible), « vivant en banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment. » Il lève les yeux au ciel. « Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, n’étant qu’une simple victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents, que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supporter le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, accommodés de ma présence. » Matthieu reste debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fait les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.
« Très bien, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion. » « Merci monsieur, » répond Matthieu. « Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ? » Matthieu se lance dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc. Le chargé de TD s’approche jusqu’au premier rang, inspecte le banc, le bureau, cherche partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien. « Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades. »
Le sang afflue à ses tempes, mains tremblantes. Il a quarante-sept ans et ce “petit connard” de nazillon vient de l’humilier. Il s’en est bien sorti mais ce n’est que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne le traitera de la sorte.
Le chargé de TD lâche son os. Le sujet est encore plus simple que celui qu’il a donné à Matthieu, mais l’objectif est de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tient le crachoir. Victoria alterne entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptent les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garde d’intervenir, l’arbitre siffle la fin du match. Ils repartent sans savoir qui l’a emporté, mais pour Victoria cela ne fait aucun doute, c’est elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’est pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu a pensé pendant longtemps qu’il avait plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle. Comme quoi. À peine sortis de la salle, elle se jette littéralement dans ses bras.
Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarde en mimant de lourds sous-entendus. Benoit abasourdi ne comprend rien.
Coralie le félicite simplement, mais elle veut éclaircir certains points qui la chiffonnent encore, « Matthieu bravo, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et Faites entrer l’accusé ? C’est bien ça ? » Il pourrait lui dire « Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix », mais il se contente de répondre : « J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours, tu devrais vérifier. » La laissant dans un état de perplexité avancé, s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrête net. « Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen », dit-elle en l’embrassant sur la joue. « À tout à l’heure ! ». Matthieu esquisse un faible sourire. Une partie de son esprit est en révolte, il ne s’est jamais réellement senti comme un adulte, tout en acceptant la marche du temps. La nostalgie, pour lui, c’est revoir le passé avec les yeux du présent, en gommant volontairement ou non certains passages. Là, il est confronté au réel. Sa mémoire n’est pas fiable, son mode de pensée est inadapté. La crise d’angoisse qui sommeille en lui est prête à le submerger. Omer, qui fait une bonne tête de plus que lui, passe son bras de rugbyman par-dessus son épaule. « T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe… mais là, je vais te payer une bière ! » Il est à peine 11h00 du matin.
« One day it’s fine, and next it’s black, So if you want me off your back, Well, come on and let me know. Should I stay, or should I go?… »
The Unforgiven II – Metallica
“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” Pierre Corneille
Sous directeur de la maison départementale de la recherche en radioastronomie, Alejandro était chargé notamment de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, de plus il ne se plaignait jamais de son travail, l’étanchéité en sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait cadre ou sous directeur et pour sa mère, il disait employée. Cela contentait la majorité des gens ou des administrations. La réalité était quelque peu différente. Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant, par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : Se taire. Ecouter. Observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis ils travaillaient en étroite collaboration. Il collectait et compilait les données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant avec son expérience, il trouvait encore cela bizarre, à défaut d’autre mot. « Le voyage à travers le temps existe », Sundial n’avait pas tergiversé lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’incuber l’information et cela avait suffit pour l’embaucher. A maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou, au commun des mortels, faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain client. Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait et les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologique et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours duraient quelques minutes, ce qui ne provoquait qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres en revanche étaient beaucoup plus longs ou marquants.
En revanche, ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.
Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.
Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps. Empêcher toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Sacerdoce à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation. Leur némésis.
Son grand-père Louis, brillant scientifique avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les horlogers n’avaient pas eu d’autres choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but, supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.
Le retour à son époque fut terrible, rendu fou par la faute de ceux qui l’avaient privé de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques, de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite fille unique, qu’il considérait comme légataire de son œuvre. Sa seule ambition jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique; Elle croyait fermement comme son grand-père que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.
Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.
Interlude – Toy Soldier (Martika)
“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” Dan Millman
Chaque mot prononcé par le vieil homme résonne avec une vérité profonde chez la journaliste qui prend frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail. « Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence. »
Elle acquiesce, se demande s’il n’est pas trop tôt pour lui poser les questions qui brûlent ses lèvres. Elle ne résiste pas : « Vous êtes Timothée Sundial ? » Il lui offre un sourire mélancolique, gorgé d’humanité et de satisfaction. Il se félicite intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais a-t-il eu vraiment le choix ?
« Maintenant que l’ambiguïté relative à mon identité est levée Véra, je vais répondre à trois questions avant que vous ne les formuliez. Tout d’abord et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs provenants du passé.», il sait très bien que ce n’est pas ce qu’elle attend, ça lui laisse juste le temps de garder une certaine contenance, malgré cela, ses épaules s’affaissent, ses lèvres se plissent et ses yeux se remplissent d’émotion, « Croyez bien qu’il n’y a pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche et que je ne maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficier directement ou indirectement des apports du futur, nos outils de détection, ou moyens de communication par exemple, sont basés dessus. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs nous n’avons jamais profité de ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons de ressources conséquentes. Et, si c’est une question qui vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard », il marque un temps de pause. Véra voudrait en savoir plus dès maintenant, tout en ayant la conviction qu’il faut poursuivre le récit jusqu’à son terme et éclairer les zones d’ombres rémanentes ensuite. « Souhaitez-vous poursuivre Monsieur Sundial ? Il s’efforçât de contenir son esquisse de sourire. « Avec plaisir Véra, merci beaucoup. »
Thubthumping (Chumbawamba)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac
« Pas trop tôt ! », Loïc tapote vigoureusement une montre imaginaire en guise de reproche à un Julien impassible, qui se décide finalement à vivre la situation pleinement plutôt que d’essayer de l’intellectualiser. « Les autres ne sont pas là ? » Il jette un œil circonspect aux alentours.
« Non, on se retrouve directement au « Beausoleil » et après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef. »
Julien opine du chef. Sa priorité est de ne pas commettre d’impairs et de garder son flegme. Il doit faire abstraction du fait que Loïc est passé chez lui avant-hier en fin de après-midi, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Il n’a plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attend leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passe tel que Julien l’a vécu dans son futur, on se dirige tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendra le parrain. Loïc et Julien ont rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle est la cousine d’une copine du groupe et Loïc l’a aimée au premier regard et draguée aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils emménagent ensemble, ce qui, à l’époque, a fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, il mène l’existence d’un père de famille rangé des voitures et aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.
« JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Ibiza 97, tournoi de Beach Volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien est sorti avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, mais sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef ne se sont plus adressé la parole pendant deux jours parce que Loïc a appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne veut pas dire en espagnol « Tu veux boire quoi ? » mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.
Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Mais les autres aussi, sans lui… et est-ce que cette absence générerait un effet papillon. Loïc ne viendrait plus chez Alex, par conséquent ne rencontrerait pas Sophie et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il n’est ou ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, est-il capable de tout reproduire à l’identique ? En a-t-il seulement l’envie ?
« Le Beausoleil » est leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il en a claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tirent la bourre pour atteindre les High Scores et les autres oscillent entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaît et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandent à qui veut l’entendre que bientôt ce sera la fin de l’insouciance et que « y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. » Pensif, Julien repense à cette parole prémonitoire, « On a les visionnaires qu’on mérite » se dit-il en haussant les épaules.
Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
« Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski
Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, celui-ci se sent étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami avec autant d’avance, mais il a besoin de toute sa lucidité, s’évertuant à démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, est déprimante. Elle s’apparente plus à un réfectoire aux néons fatigués, aux murs d’une blancheur douteuse, sol collant, tables de deux ou de quatre disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou parce qu’il est là et que personne ne sait quoi en faire, un flipper des années 80 rafistolé au chatterton gît abandonné dans un recoin, une affiche de « Pulp Fiction » au mur.
Viviane la gracieuse, telle qu’elle est surnommée (merci Omer pour ce rappel), se tient plus ou moins affalée sur son comptoir, en symbiose totale avec son environnement. Un poste radio qui a lui aussi vécu des jours meilleurs est branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris et diffuse à qui peut l’entendre tant le son est saturé, « Knocking on Heaven’s Door » des Guns N’ Roses, suivi de « You Learn » de Alanis Morissette. Matthieu tend l’oreille puis passe à autre chose. À les voir virevolter dans la salle, aucun étudiant ne semble s’offusquer de la médiocrité du lieu. L’âge ou l’habitude sans doute. Matthieu savoure tout de même le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, des sandwichs (a)variés – 10 francs et des hot dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’ont pas encore été soumises aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec frites huileuses. Matthieu ne ressent pas de difficulté pour traduire en euros, le prix doit être le même ou légèrement plus cher, se dit-il amer. Néanmoins, il n’est pas encore prêt pour une gastro-temporelle et préfère faire l’impasse sur sa faim qui commence à monter.
Pendant ce temps, Omer soliloque sur ses contrariétés. Les parents, la tanée. Les embrouilles avec tout le monde, notamment un Manu qui lui doit 200 francs. Les études horribles. Matthieu a cependant eu le fin mot de la genèse de leur querelle. Omer a percé la moquette de son salon avec un pétard mal allumé. Apparemment c’est la faute du briquet, et Matthieu l’a engueulé, ce qu’il n’a pas apprécié puisque ce n’est pas de sa faute. Et en plus, il a perdu à « GoldenEye » et s’est endormi devant « Candyman ». Matthieu fait son possible pour réprimer un fou rire, tout en s’inquiétant de l’état de sa moquette, surtout si son séjour doit se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en off. Et ça continue les ouin-ouin. Le bureau des plaintes affiche complet, jusqu’à se remettre finalement sur la bonne piste.
« Trop stylé le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché à la tronche si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ? »
« On verra, c’est venu spontanément. »
« Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc ! »
« Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse ? »
Omer se sent flatté et en même temps étonné. Matthieu est plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commande une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.
« C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait les soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités attention, mais c’est un peu comme, je sais pas, t’as pas un exemple ? » Matthieu le regarde interloqué, « non, pas là non… » « Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG ils ont gagné un match dans la saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ? »
Omer a plein d’espoir dans les yeux et Matthieu, qui a toujours respecté la règle du bon copain, à savoir toujours aider son ami en difficulté, quelles que soient les circonstances, n’est plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il meurt d’envie de lui balancer la prédiction du jour : « T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans, quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard ! »
« Oui, je vois ce que tu veux dire », dit Matthieu avec toute la patience dont il est capable à l’instant. Omer se sent mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il est la malheureuse victime. Matthieu comprend maintenant que son ami essaie simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste un peu de maladresse. De toute façon, ça n’a aucun sens. Elle a 20 ans, il vient du futur et n’a toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne peut pas envoyer balader les copains, la famille et se barrer en road trip à L.A. Il ne peut pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne peut pas non plus se contenter de cette situation, mais si c’est le cas, après tout qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaît son futur lui et sait qu’il n’a rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’est même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commence à douter de son hypothétique présence en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux est d’agir et de ne rien regretter. Il contemple son verre avec une rage contenue.
Victoria arrive comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner. « J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ? », Victoria se colle contre lui. « Tu vas faire comment ce soir ? », il la regarde interloqué. Mais dans quoi s’est-il embarqué… une hantise toutes ces questions. Heureusement, Benoit arrive au même moment. « Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat », Victoria le regarde droit dans les yeux, « Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine, parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore. » Elle se tourne prestement vers Benoît, « Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ? », il secoue la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risque de ne jamais avoir.
Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité, « Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu. »
« Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul. » lui répond Matthieu d’un ton glacial. « Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire. » Il replonge le nez dans son verre vide. Victoria balaie son argument d’un revers de main élégant. « Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule. » Matthieu sent qu’une nouvelle opposition serait contre-productive. « D’accord, je dormirai sur le canapé. » Elle lui adresse un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique. « Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure » et elle repart, laissant les trois garçons pantois.
Une digue de son cerveau vient de céder. La référence à Apollonia l’aide à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, a demandé son chemin à Matthieu, qui s’est débrouillé pour la guider au mieux. S’en est d’abord suivi une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué quelques temps les cours en raison de ses problèmes de santé, elle a assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’a aidé à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation est devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu a gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Et puis un jour, en début d’année suivante, il s’est déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe qui aurait pu l’encourager, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’ont plus jamais eu de contacts après ce camouflet.
Matt avait espéré un moment qu’il se passe un quelque chose entre eux, surtout parce que Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (« Friends ») l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps la tête collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations, dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle et elle l’avait entendu dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original etc. Les infos de mini cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum de infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il apprécie ses premiers pas en 97. Parfois un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fait se retourner quelques étudiants. Certaines choses ne changent jamais.
It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)
“La vie peut seulement être comprise à rebours, mais elle doit être vécue en avant.” Søren Kierkegaard
Comme un air de déjà-vu, ou plutôt de « déjà vécu ». En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil déborde d’étudiants qui relâchent la pression avant d’entamer la révision des partiels, certains gravitant de tables en tables au gré des amitiés, d’autres jetant des œillades à la dérobée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de mobylettes. Loïc se jette dans la mêlée pour rejoindre la bande, Julien, légèrement en retrait, est tout d’abord surpris par le brouhaha des conversations, leurs visages juvéniles souriants, l’absence de smartphones qui favorise les échanges. Voir et entendre ses amis avec plus d’acuité que dans ses souvenirs, de JF avec ses lunettes de soleil Ray-Ban façon Top Gun à Tonio qui fait sa célèbre imitation de Jean-Pierre Papin, le bar rayonne de vie et de jeunesse, Julien en a un pincement au cœur, le lieu en 2024 n’est que l’ombre de 97. Loïc serre des mains, embrasse à la cantonade, salue jusqu’aux passants, comme le futur conseiller municipal qu’il deviendra en 2014. Julien, beaucoup moins populaire, trouve une chaise libre et observe la scène. Véronique, la femme de Paul le patron du bar, lui sourit. Elle a une trentaine d’années, du tempérament, avec une silhouette de nature à aiguiser les appétits du Julien de 2024.
— Un coca, s’il te plaît, dit-il, sans glace, une tranche de citron sur le dessus et la bouteille à côté. La serveuse qui connaît les habitudes de chacun reste interloquée. Il se mord la lèvre inférieure, mauvais réflexe, à cette époque il n’a pas encore tous ses tocs. « J’ai vu ça dans un film hier ! » dit-il en guise d’explication. « Tu peux ajouter un demi-pêche s’il te plaît Véro, merci ! », Loïc toujours debout lui adresse un baiser de loin. « Qui veut faire une partie de Street Fighter ? Stef ? », habillé comme un ferretcapien en pleine saison, le petit bourgeois de la bande refuse la proposition. « Franchement, maintenant que j’ai la PlayStation, les jeux d’arcade, c’est quand même beaucoup moins bien ! Je laisse ça aux amateurs, vas-y, Juju ! Mets-lui une raclée. » « C’est pas le moment, j’ai l’impression. » répond Tonio à sa place « Regarde-le avec sa jambe qui s’agite toute seule. » Il lui parle comme à un enfant impatient. « Elle va arriver mon poulet, ne stresse pas ! ». À peine a-t-il terminé sa phrase, que Laetitia, Émilie et Romy apparaissent comme par enchantement. Les sens de Julien l’avaient prévenus de son arrivée. Le parfum délicat de sa peau qui précède sa démarche assurée, sa voix aussi intelligente que chantante, ses cheveux noirs aux reflets bleus d’argents qu’il a tant aimé caresser. Il ne l’a jamais vue vieillir, préférant préserver le souvenir de leur amour et de sa jeunesse, il sait ce qu’elle est devenue, ça lui a suffi dans son présent de 2024. Qu’en est-il maintenant ? Loin de toutes ces considérations surnaturelles, la jeune fille l’embrasse, naturellement, probablement comme elle le fait chaque jour depuis qu’ils se sont mis en couple six ou sept mois auparavant. Au contact de leurs lèvres, le cœur de Julien essaie de s’échapper de sa cage thoracique, complètement affolé. Depuis son arrivée dans son nouveau monde, il s’efforce par le biais de mécanismes de défense et d’un rationalisme éprouvé par le temps, d’accepter l’incongruité de la situation, mais ce contact physique qui plus est avec l’amour de sa vie ? Julien, grand adepte des roller coaster, cherche parfois à s’exalter, parc Astérix, Port Aventura, Europa Park, tous les Disney, Busch Gardens ; rien ne peut égaler cette intense sensation qui monte en lui des orteils à la racine de ses cheveux, il n’est plus un esprit de presque cinquante ans, il se demande d’ailleurs si finalement il n’a pas inventé son futur, après tout, il a peut-être rêvé. Là, ici, aujourd’hui c’est concret. À part Matthieu et encore, il ne l’a jamais vu jeune, qui peut contester la réalité ? « Salut tout le monde ! ». Laetitia et Émilie font le tour des bises. Romy ne s’intéresse à personne d’autre que lui. Seul Julien compte pour ses insondables yeux marrons. L’homme qui vit, malgré ses dénégations, en lui comprend d’un coup le sens du mot exister et peut-être aussi celui d’aimer.
La télé du bar branchée sur les clips de M6 diffuse « How Do You Remember Me? » de Sarah Brightman. La mélodie flotte jusqu’à eux. Julien s’étonne, juste le temps de se poser la question, encore cette chanson ? « Ça va ? tu m’as manqué depuis hier » « Toi aussi » répond-il en se gardant de dire « depuis une vie ». Sourires complices, bulle de passion. Ils sont dans une autre dimension qui se dispense de mots ou d’explications, seul l’instant présent leur importe. « Bon, je crois qu’on gêne ! T’avais raison, Tonio, il n’est pas prêt pour une défaite à Street Fighter », « C’est beau, on se croirait dans un épisode de Dawson », dit Laetitia en faisant claquer son malabar bi-goût. « Ça va, toi aussi, quand t’auras des poils, t’auras une copine », dit Stef hilare, les yeux rivés sur un Loïc rouge cramoisi. Julien se passerait bien de tous ces commentaires mais il ne veut pas gâcher ce moment avec une réflexion intempestive ou risquer de générer un malaise. Tandis qu’elle commande un Perrier avec sa voix autoritaire, qu’il entend parfois encore aujourd’hui, quand il est seul dans son lit à refaire sa vie, il observe chacun de ses gestes, hume son parfum, s’imprégnant le plus possible de sa présence. Quintessence d’amour de jeunesse, de nostalgie et de regret. Elle n’est pas différente de son souvenir.
Romy, au charme naturel et discret. Romy aux cheveux noirs qui tombent en ondulations souples autour de son visage mat parfois boudeur, parfois rieur. Romy aux yeux de braise, qui reflètent son intelligence vive et sa capacité à observer le monde avec une curiosité pénétrante. Romy à la silhouette élancée. Romy à la présence apaisante ou au contraire ardente qui, combinée à sa beauté discrète, la rend inoubliable pour ceux qui la rencontrent, surtout pour Julien. Muse et égérie. Elle sirote son verre, plaisante avec ses copines, lui passe la main dans les cheveux et Julien s’émerveille. Ils se parlent tout bas, des mots qui n’appartiennent qu’à eux, les amis autour, l’insouciance de la jeunesse retrouvée.
Qu’allait-il faire ? Il a mal aux jambes, elle s’assoit à côté de lui. « Loïc, toujours partant pour un Street Fighter ? » Il a quand même envie de profiter des copains aussi. Il connaît la fin de l’histoire ; elle voudra fonder une famille, il chérissait au-delà de tout sa liberté. Les années ont passé, nouveau millénaire, le couple s’est tout dit et tout fait au moins 1000 fois. La passion fait partie de ce passé qu’il revit aujourd’hui. Il aura ce souvenir en double. Et certainement plus encore, mais d’abord il est curieux de voir si cette vidéo d’un youtubeur est vraie.
Loïc insère une pièce de 10 francs, la borne d’arcade se transforme en ring pour pré-geeks, bruitages amplifiés par deux hp quasi neufs, panel 6 boutons en parfait état. Julien est aux anges devant ce graal vidéoludique. Il continue dans son futur de se servir quasiment quotidiennement de sa PS5 ou plus rarement de la Xbox X, mais il adore ça et ce qui est devenu une norme est pour l’heure inconcevable en 97. Aucune inquiétude, il a son camouflage de gamin de 20 ans comme excuse. Il appuie sur deux boutons simultanément pour rejoindre la partie, tout en exécutant un demi-cercle et trois fois le bouton de gauche. Il sélectionne Chun-Li, la plus rapide avec ses pieds supersoniques. Loïc prend toujours Guile, le G.I américain punk.
« Fight! »
Julien s’attend à un massacre, non seulement il est nul mais il n’a pas joué spécifiquement à ce jeu depuis au moins deux décennies ! M6 toujours en mode musique, attaque la partie française avec Goldman, Obispo, Axelle Red – « Sensualité ». Un regard pour Romy, qui ne se perd pas dans la nature, accompagné pour son retour à l’envoyeur d’un baiser soufflé façon Marilyn.
Le cheat code fonctionne parfaitement, il est d’autant plus indétectable que d’après le youtubeur même les développeurs ont ignoré son existence jusqu’en 2022. Les coups portés contre la jeune guerrière nippone tout de bleu vêtue, ne lui font perdre qu’une petite quantité de vie quelque soit la puissance du combo exécuté par son opposant. Julien est assuré de gagner à chaque fois, il lui suffit de porter quelques attaques à son adversaire. Au pire il remporte la victoire au temps écoulé, au mieux par K.O. Dans tous les cas, c’est déjà 40 francs que Loïc vient de dépenser dans le monnayeur. La mine des mauvais jours succède à l’incrédulité des premières parties. Il se résout à changer de personnage, Ryu et sa panoplie de Hadouken, Shoryuken sans plus de réussite. Tonio rameute la bande qui se masse autour du jeu vidéo, dans une ambiance quasiment de stade de foot.
Tout le monde dit à Loïc d’abandonner mais il croit dur comme fer à une remontada (un autre bonheur, on n’entendait nulle part cette expression en 97), il lâche la manette de rage lorsque Julien invite Romy à se placer devant lui et lui guide les mains pour une ultime partie victorieuse. « Je veux bien tout, mais pas me faire battre par une gonzesse! » « Réaction typique du mâle genré cis hétéronormé blanc, patriarcal et misogyne » lance Julien. Personne ne comprend un mot de ce qu’il vient de dire.
« Ça veut dire quoi ? » « Ça veut dire que c’est vraiment la honte, même une fille te met une raclée ! » Il se place derrière elle et guide ses gestes. Encore une victoire. Et voilà, Julien en son fort intérieur sait qu’il vient de commettre sa première distorsion de réalité avec probablement des nouveaux souvenirs qui remplaceront les anciens, par pure vanité. Une entorse à la règle qu’il s’est fixée et ce dès sa première journée dans le passé. Et si au fur et à mesure, ses souvenirs du futur disparaissent purement et simplement ? Les grands bouleversements mondiaux, le Covid, Taylor Swift. Il perdrait un avantage majeur sur ses congénères. Julien ne serait pas plus en mesure d’y faire face qu’un gamin de vingt ans. Résolu,iIl doit consigner un maximum d’informations clés, se faire des journaux de bord rétrospectifs de 2024 à 1997, ce serait sa boussole, il n’a pas reçu de manuel de voyageur du temps, tout est empirique. Par exemple, est-ce que Loïc, qui est le plus fort de la bande en jeux vidéo, va pâtir de ces défaites inédites ? Quid de l’existence de Dieu dans sa situation ? Est-ce que le Terminator reviendra du futur pour le chercher ou le supprimer ?
Julien décide de faire abstraction de ses pensées et de les déléguer à Matthieu le moment venu. C’est lui le philosophe. Paul appuie sur la grosse télécommande pour passer sur FR3, c’est bientôt l’heure des informations. Outre les catastrophes naturelles et les sujets toujours d’actualité, il apprend que l’an 2000 verra le jour dans 1 000 cycles de 24:00 à partir d’aujourd’hui. Fascinant. C’est l’heure de manger. Un bon McDo pour fêter son retour et son triomphe au jeu vidéo ? « Désolé Loïc, j’ai été chanceux aujourd’hui. », son ami n’en mène pas large, charrié qui plus est par la bande qui attend ce moment depuis longtemps. Julien fredonne « Les temps changent » de MC Solaar, est-ce que la chanson est déjà sortie ?
(I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)
“Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.” Eleanor Roosevelt
18:00, Malakoff. « Le Métro, comment ça tu veux prendre le Métro ? Je vais appeler un taxi ! » « Mais Matthieu, » dit Victoria hilare, « c’est beaucoup plus simple en Métro. » La dernière fois que Matthieu a pris le Métro à Paris, il a failli se battre avec des gitans qui voulaient lui piquer son téléphone et a vu un crack head bloquer la voie en hurlant qu’il était le Black Jesus, fait d’autant plus étrange qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine et roux. En plus, à 20 ans, Matthieu n’est pas très sportif, c’est un euphémisme de le dire. Un peu de foot, de tennis et de natation pendant les vacances, mais loin des deux heures quotidiennes de salle de sport et des cours de boxe hebdomadaires qu’il suit depuis ses quarante ans.
« Tiens, j’ai des tickets si tu veux. » À contrecœur, il s’engouffre à sa suite dans la bouche des enfers. Est-ce un effet de son esprit ou de sa respiration retrouvée (il n’a pas allumé une clope de la journée, bien qu’on puisse encore fumer presque partout), mais il trouve que l’odeur caractéristique du métro parisien est moins saturée qu’en 2024. Il y a du monde, certes, mais les gens semblent moins agressifs, voire moins tarés.
Matthieu n’est pas en rupture avec l’époque, cela fait 20 ans que la mode recycle à chaque saison les modèles phares des 90’s. Il n’en va pas de même des coiffures… Permanente de vieille « trou de la couche d’ozone » (2 bouteilles de laque minimum pour faire tenir l’édifice capillaire) ou houppette façon Tintin, quelques mulets de ci de là, mais pas de tatouages sur le visage, de couleurs rouge, bleue, verte. Certains lisent des livres, des journaux, des magazines, d’autres discutent. Pas de technologie surabondante, ce qui angoisse intrinsèquement Matthieu.
À l’approche de la station Trocadéro, un groupe de touristes asiatiques qui portent le masque, sont moqués par des voyageurs. S’ils savaient… Sur les murs de la station, des 4 par 3 racoleurs pour des produits ou des enseignes aujourd’hui disparus ou proscrits, aux slogans totalement désuets. Des affiches pour le film « La Vérité si je mens ! » qui sort à la fin du mois d’avril. « Ça a l’air marrant ! On ira le voir ? » Matthieu n’arrive pas à se contenir. Il est limite plié en deux. « Et quel bon vent t’emmène Serge ? Mais c’est pas un vent qui m’emmène, c’est une tornade enculé ! Tu vas voir, c’est énorme, à mourir de rire », il s’arrête net, conscient d’avoir gaffé une fois de plus. « Une cousine qui travaille dans le cinéma, a pu nous montrer une copie test en VHS. La production voulait savoir si ce n’était pas offensant. Tu sais, pour éviter les problèmes de stigmatisation, une manière élégante d’engager la communauté en même temps. » « Ah, d’accord et du coup ? » « Du coup c’est super drôle, en plus ce sont surtout les séfarades genre tunisiens qui sont gentiment moqués, en tout cas ça va faire parler dans le sentier, c’est sûr. » Voilà comment Matthieu se transforme en jongleur de chez Gruss pour limiter la casse.
« On s’arrête à Trocadéro c’est ça ? » « Oui Matthieu… t’es sûr que les cambrioleurs ne t’ont pas mis un coup sur la tête, tu as l’air différent, un peu plus je ne sais pas, confiant et en même temps perdu. J’aime bien ce changement, c’est étrange mais ça m’intrigue. Je vais devoir te faire boire pour que tu me révèles tous tes secrets… », elle se colle légèrement contre lui. Mais c’est le Métro et la rame est pleine, inutile de sur-interpréter. Matthieu ne sait pas comment il doit réagir. Il trouve une parade, « Est-ce que je peux te faire à dîner ? » « Tu veux préparer à manger ? » Victoria glousse de plaisir et d’étonnement. « Non mais toi alors, oui bien sûr, tu voudrais faire quoi ? » « Attends laisse-moi réfléchir. Tu n’as pas d’allergie, gluten, arachides, lactose ? » « Non je ne crois pas, pourquoi ? » « Désolé, c’est un réflexe, ok je vais te faire une surprise ! »
Une fois sorti des entrailles de la terre, Matthieu ne peut cacher sa stupéfaction. Il est en plein Paris, devant le Trocadéro, avec la Tour Eiffel encore plus belle en arrière-plan, des voitures polluant allègrement dans l’indifférence générale, sans voies de bus ni pistes cyclables. Des fumeurs partout. Des enfants de 12, 13 ans, cartables sur le dos, sans surveillance d’adultes. Jamais il n’aurait osé dire en 2024 que c’était quand même autre chose. Victoria, toujours amusée, attend qu’il sorte de sa contemplation. Elle en profite pour saluer plusieurs personnes de sa connaissance : des mecs bcbg, types catho tradi prêts à être téléportés en 2024 au Cap Ferret, des minettes à la mode du 16e, lunettes noires et sac Chanel, ou en total look jean. Des hommes de son âge d’avant la cure de jouvence, en costumes-cravates, l’air pressé et hautain. Quelques rares joggeurs, sans AirPods ni casques sans fil sur les oreilles, tentent de traverser sans casser leur rythme. Aucun smartphone. Personne le nez rivé sur l’écran, en train de parler tout seul, d’envoyer des vocaux ou de checker ses stories. Un véritable désert numérique. Il y a bien quelques téléphones portables, mais cela n’a rien à voir avec son présent.
« Victoria ? Un instant s’il te plaît. » Il ouvre son sac à dos, à la recherche d’un répertoire ou d’un agenda qui aurait pu contenir ses coordonnées. Bingo ! Première page, son nom entouré en rouge avec des cœurs à côté, « Mais qu’est-ce que tu cherches ? » Elle le regarde, réprimant un fou-rire. Matthieu pique un fard. « Non mais c’est pas moi, jamais je ferais un truc pareil ! » « Oui, oui bien sûr ! » Elle fait mine d’être choquée. « Carrément des cœurs ? » Matthieu ne sait plus où se mettre. « Mais non, je voulais juste être sûr que j’avais bien ton adresse et le code de l’immeuble, ma mémoire qui me joue des tours, c’est même pas mon écriture ! » Il a envie de lui dire qu’il n’est pas adepte de ce genre d’enfantillages et qu’il se porte garant de son ancien lui, il a plein de défauts mais quand même pas à ce point. Il la gratifie d’un sourire tellement alambiqué qu’elle ne peut s’empêcher de sourire de nouveau. « Eh bien, je ne sais pas si j’ai bien fait de t’inviter, t’es peut-être un dangereux psychopathe ! » Ça commence à le gonfler. « Ouais, t’as peut-être raison. » Il baisse et secoue la tête, très énervé, jette son agenda dans le sac, referme d’un coup sec la fermeture éclair. Victoria fait quelques pas dans la direction opposée. Matthieu est en train de se dire que de toute façon ce n’est pas important. Il s’en tape complètement. Humiliant certes mais pas étonnant, il récupère un passif qui doit déjà être assez lourd. Lorsqu’il relève la tête, elle est plantée face à lui, les mains dans le dos, se dodelinant de droite à gauche. Elle s’empare de son visage et l’embrasse à la commissure des lèvres. Un baiser furtif, léger et doux comme une plume, citronné, presque acidulé, qui contient en puissance une partie de ce qu’il a toujours secrètement espéré. Une vraie chance de sourire à la vie. « Tu crois vraiment que je vais me passer aussi facilement de toi ? » Malgré la gêne que ressent Matthieu en raison de leur différence d’âge et de la vitesse à laquelle tout se déroule, il retrouve son assurance, et même davantage. « Eh bien, tu n’as pas le choix ! Je vais faire les courses. Pendant ce temps, tu peux te reposer ou te préparer. » « Me préparer à quoi ? » demande-t-elle avec un sourire malicieux. « Euh, pour le dîner ? » « D’accord, je vais m’y préparer alors. Ne sois pas trop long ! » Elle s’éloigne, accentuant volontairement sa démarche, consciente de l’effet qu’elle produit.
Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)
L’amour ne consiste pas à regarder les uns les autres, mais à regarder ensemble dans la même direction.” Antoine de Saint-Exupéry
Allongée sur son lit à Gradignan, dans la douce lumière de sa lampe de chevet, Romy laisse ses pensées vagabonder. Les murs de sa chambre reflètent ses influences : un poster de Björk côtoie des images de surf et des affiches de films comme « La Boum » ou « Dirty Dancing », symboles de ses premiers émois. Ces références, ancrées dans son ADN, forment la toile de fond de ses soirées introspectives, accompagnées par les mélodies de “Fake Plastic Trees” de Radiohead, ajoutant une touche mélancolique à l’atmosphère.
Éparpillés sur son bureau, des livres de droit jalonnent le chemin de son ambition de devenir juriste, une carrière qu’elle envisage avec sérieux, comme en témoignent ses notes méthodiques. Mais ce soir, ses pensées sont tournées vers Julien, son petit ami, et la nature complexe de leur relation.
Le dîner familial a été un moment de distraction. Ses parents ont discuté des dernières tendances de l’immobilier, un domaine dans lequel ils excellent, mais Romy a à peine suivi la conversation. Son esprit est ailleurs, perdu dans l’anticipation du moment où elle pourra s’échapper dans sa chambre pour se plonger dans ses pensées sur Julien.
De retour dans son sanctuaire, entourée de souvenirs et d’objets familiers, elle se sent prête à explorer ses sentiments. Sur sa table de nuit, son vieux lecteur CD enchaîne sur “Don’t Speak” de No Doubt, morceau qui résonne avec ses propres dilemmes sentimentaux.
La jeune fille oscille entre l’admiration pour l’instinct de liberté de Julien et une appréhension croissante quant à leur avenir commun. Elle rêve d’un futur à deux, de partager un appartement après leurs études, tout en respectant l’indépendance qui le définit. Saisissant son journal intime, un précieux recueil en plusieurs volumes orné d’un autocollant « It’s like raining day », elle commence à exprimer ses espoirs et ses appréhensions sur le papier :
Chaque jour passé avec Julien renforce mon affection pour lui, mais aussi mes incertitudes. Il est spontané, indépendant. Mais parfois, je me demande si nos visions de l’avenir peuvent vraiment s’harmoniser. Je rêve de plus qu’une simple liaison ; je désire une fondation solide pour notre couple. Mais comment lui exprimer cela sans risquer de le repousser ?
Je veux lui faire comprendre que mon désir de partager une vie commune ne cherche pas à entraver sa liberté. Au contraire, je crois que l’amour véritable permet à chacun de s’épanouir tout en étant ensemble. Notre indépendance n’est pas une menace, mais une force qui peut enrichir notre relation.
La société nous pousse souvent à croire que l’amour doit être fusionnel, mais je ne suis pas de cet avis. Nous sommes deux individus complets, chacun avec nos rêves et nos ambitions. Je crois en une vision de l’amour où l’égalité et le respect mutuel priment. J’ai toujours refusé de me conformer aux attentes traditionnelles de la société, et je ne compte pas commencer maintenant.
En 1997, beaucoup pensent encore que la place de la femme est dans l’ombre de l’homme. Mais moi, je veux briser ces chaînes. Je veux que Julien comprenne que je suis forte et capable par moi-même, que notre relation doit être un partenariat de deux égaux. Nous devons nous soutenir mutuellement, sans jamais étouffer les ambitions de l’autre.
Peut-être est-ce cela qui me fait le plus peur : trouver l’équilibre entre nous deux. J’ai besoin de préserver mon propre espace, mes propres rêves et ambitions. Nous devons être égaux, se soutenir mutuellement sans se perdre dans l’autre. Comment lui dire que je ne veux pas seulement être une part de sa vie, mais que je veux que nous construisions une vie ensemble, où chacun respecte l’espace et les besoins de l’autre ?
Je me demande parfois si j’ai la force de lui dire tout cela. Les mots semblent tellement plus simples lorsqu’ils restent sur ces pages. Mais je dois trouver le courage, pour moi-même, pour nous. Notre amour mérite cette honnêteté, cette clarté. Nous sommes deux êtres distincts, avec nos propres chemins, mais je crois qu’ils peuvent se croiser, s’entrelacer sans se confondre.
Je rêve d’un avenir où les femmes sont reconnues pour leur valeur, où l’égalité n’est pas une utopie mais une réalité. Julien et moi pouvons être un exemple de ce changement. Je veux qu’il voie que je suis une partenaire forte, prête à bâtir quelque chose de beau et de durable, sans jamais renoncer à qui je suis. »
Elle ferme son journal avec un sentiment de détermination renouvelée. Elle sait que pour bâtir une relation solide, l’honnêteté et la communication sont essentielles. Elle doit trouver le moyen de partager ses pensées avec Julien, de lui montrer que leur amour peut être un terrain fertile où chacun pourrait s’épanouir pleinement.
Elle éteint la lampe et se glisse sous les couvertures, la musique de Tori Amos, “Silent All These Years”, se diffuse doucement dans la pièce. Dans l’obscurité de sa chambre, les espoirs et les rêves de Romy se mêlent à la musique, peignant le portrait d’une jeune femme à un carrefour crucial, prête à embrasser à la fois l’amour et l’avenir avec toute la passion et la détermination dont elle est capable. Si tout se passe comme elle l’imagine bien sûr.
The Girl from Ipanema (Stan Getz)
« Ce que nous disons ne dure qu’un moment. Ce que nous ressentons résonne bien au-delà de nos maux »
Un sourire insouciant se dessine sur les lèvres de Victoria, frisson de nouveauté et d’inédit pulse dans ses veines d’héritière. Alors qu’elle remonte vers le domicile familial situé dans le quartier du « Troca », chacun de ses pas résonne avec la promesse d’une soirée qui pourrait bien redéfinir sa trajectoire sentimentale.
Libéré de l’agitation causée par sa sœur et ses parents opportunément absents, le vaste appartement haussmannien est un havre de tranquillité en ce début de soirée. Agréablement silencieux, lui offrant la parfaite latitude pour ses préparatifs. Rejetant l’idée de revêtir une robe de soirée ou quelque chose de trop habillé, Victoria se laisse séduire par un jean ajusté et un t-shirt blanc simple, exprimant ainsi son attrait pour l’élégance décontractée. Elle ajoute une touche de sophistication avec une paire de talons hauts, quelques gouttes du parfum réalisé spécialement pour elle par un nez de Chanel, et applique son rouge à lèvres Dior préféré, créant en quelques instants un look chic et simple, comme elle aime à se définir.
La bibliothèque du salon regorge de culture et d’histoire, chaque rayon débordant de vinyles classiques et de CD soigneusement rangés. En parcourant ces étagères, elle s’arrête un instant, les doigts glissant sur les pochettes colorées et les titres familiers. Finalement, elle choisit un album de jazz qui, elle le sait, enveloppera la soirée d’une atmosphère chaleureuse et accueillante. Elle place le disque sur la platine, et bientôt, les premières notes suaves de Stan Getz commencent à jouer doucement. La mélodie envoûtante de la bossa nova, avec ses rythmes délicats et ses harmonies apaisantes, remplit l’espace. Le saxophone de Getz, accompagné de la guitare subtile de João Gilberto, crée une ambiance à la fois intime et expansive, un monde où chaque note semble raconter une histoire. « The Girl from Ipanema » résonne avec douceur, la voix mélodieuse d’Astrud Gilberto ajoutant une touche de mélancolie et de rêverie.
Perfectionniste, Victoria arrange quelques bougies parfumées et un bouquet de fleurs fraîches sur la table basse, elle a envie d’ajouter une touche de romantisme subtil. En se préparant dans la salle de bain, elle s’est attachée les cheveux en une queue de cheval soignée, laissant quelques mèches espiègles et rebelles encadrer son visage vénusiaque.
Réfléchissant à ses nombreuses expériences – des leçons de piano aux dîners mondains – elle reconnaît en Matthieu une simplicité rafraîchissante qui la pousse vers plus d’authenticité. Ce soir, elle veut être perçue pour elle-même : vibrante, passionnée, et prête à se laisser surprendre. Dans un moment d’empressement joyeux, elle trébuche légèrement en arrangeant ses décorations, son rire éclate, écho à l’excitation qui la transporte. C’est un son pur, un son de liberté.
Debout à la fenêtre, elle espionne l’arrivée de son invité. À la vue de sa silhouette familière, chargée de sacs de courses (totalement incongru mais follement « grunge »), son cœur s’emballe. Ces préparatifs pour le dîner, geste simple mais profond, signifient plus qu’un repas ; ils symbolisent un partage, une ouverture vers ce qui pourrait s’avérer devenir une belle histoire vibrante d’espoir et de promesses sous le ciel parisien, ou à minima une précieuse source d’informations…
Fields of Gold (Sting)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac
Loïc fulmine, chacun à sa putain de fonction dans la bande et doit rester à sa putain de place : Stéphane, le bourgeois, frimeur, grosse baraque, super piscine. Max, cool, sportif, toujours prêt à donner un coup de main. JF, l’intello, besogneux. Tonio, le marrant, le déconneur. Julien, la force tranquille, celui sur lequel on peut compter en cas de coup dur, discret. Et lui, Loïc, le winner, le compétiteur, le piment du groupe. Et ce connard de Julien s’était senti les couilles pousser et faisait du dépassement de fonctions ! Avec sa copine en plus. Deux merlans frits à la con, mais il n’est pas dupe. Ça ne durera pas. Il n’a même plus envie de partir à Ibiza. Et puis merde, ça craint à la maison, ses parents qui risquent de divorcer. Les études de plus en plus dures, même quand il travaille sérieusement. Il en a marre, ras le bol. Son domaine, c’est les jeux vidéos, le sport. D’habitude il est bon, et quand il est bon, il est regardé, admiré, quelqu’un d’important, qui compte dans la bande et ce trou du cul, s’était permis de lui mettre branlée sur branlée ? Même sa poufiasse de copine l’avait dominé. Ça avait bien fait marrer les autres. Bande d’enculés. Loïc regarde Julien avec une haine croissante, mais il est trop absorbé par Romy pour s’en rendre compte. Une main sur son épaule, qu’il rejette aussitôt « Fais pas la gueule Loïc, mais bon sacrée raclée quand même !!! T’as trouvé ton maître ! » Tonio se gondole comme une baleine. « Il a eu de la chance, c’est tout ! » ça lui fait mal de dire autre chose. Julien qui sent l’aigreur dans la voix de son ami, lui offre un sourire franc et amical, « Désolé mec, franchement comme tu l’as dit, c’est de la chance. » Et en plus il est sympa, cet enculé. Loïc a envie de lui écraser la gueule contre l’écran. « Allez, venez, on va se faire un McDo, j’invite ! » Julien sort du Beausoleil, bras dessus, bras dessous avec Romy, Tonio et les autres lui emboîtent le pas, en retrait Loïc poursuit sa rumination intérieurement : Je te surveille, connard. Tu me refais un coup comme celui-là, tu ne comprendras pas la suite.
Julien s’arrête à la cabine téléphonique du coin de la rue. Romy réprime un bâillement. « Tu fais quoi ce soir, t’es dispo ? » La jeune fille réfléchit un instant. « Oui. » Il se surprend à manipuler aussi facilement le combiné. « Allô, M’man, oui je vais rentrer un peu tard ce soir, un truc avec les copains, dînez sans moi. Oui, bisous. », il a juste le temps de se dire qu’il l’a fait comme à l’époque, expressions et intonations comprises. Tout le monde l’attend. « Bon, on y va à ce McDo ? » La joyeuse bande, à l’exception de Loïc, parle fort, s’interpelle les uns les autres, rit à gorge déployée. Tonio fait semblant de se battre avec Max, Laetitia et Émilie s’écharpent avec Stéphane pour savoir si Pamela Anderson est la meilleure actrice de tous les temps. « Personne ne court aussi bien sur la plage qu’elle. » Les filles s’indignent ; pour elles, Julia Roberts mérite ce titre. « Mais, n’importe quoi, Julia Roberts, c’est une pute dans Pretty Woman ! » « Pas du tout, c’est une princesse. » « Ah ouais, une princesse qui racole dans la rue ? » Émilie enchaîne, « En tout cas, le meilleur chanteur, c’est Bertrand Cantat, je connais quelqu’un qui connaît ses parents. » « Et moi, je connais Patrick Sébastien, c’est le meilleur comique ? » « Ça n’a rien à voir, le meilleur, c’est Bigard. » Julien aimerait bien ajouter quelque chose, mais Romy le prend de court : « Le meilleur basketteur, c’est Michael Jordan. » Loïc se renfrogne un peu plus. En plus elle a raison cette conne. Décidément, il ne peut plus se les voir ! Pour le voyageur il n’y a pas photo, Le McDo de 97 est bien meilleur qu’en 2024, beaucoup moins cher, sauces à volonté, emballages à usage unique. Avec en prime, le goût et l’odeur de sa jeunesse retrouvée. Il profite de ce moment d’accalmie pour peaufiner sa surprise du soir. Un pic-nic sur la plage en tête à tête avec Romy.Ambiance romantique et coucher de soleil. Quoi de mieux ? D’autant plus que rien ne garantit qu’il sera encore là demain matin. Romy gardera le souvenir de ce moment passé ensemble. Et pour Julien, c’est bien le plus important.
La journée file comme d’autres. Ils prennent congés, les uns des autres, se saluant de loin. Romy regarde Julien « On dîne chez toi ? », le néo jeune savoure sa surprise. « Non, pas exactement» « Eh bien, j’ai hâte de savoir ce que tu me réserves ! » Romy est ravie. Voilà enfin le changement qu’elle espérait.
Julien s’installe au volant de sa voiture. Agréable sensation de retour aux sources. Malgré les avancées technologiques, piloter sa vieille guimbarde lui procure un plaisir immense. Il allume l’autoradio, « Samedi soir sur la Terre » de Cabrel. Romy lui passe la main dans les cheveux. « C’était sympa, cette journée. » « Oui, un peu comme toutes les autres avec la bande,
dit-elle, la voix légèrement désappointée, elle se ressaisit immédiatement, en tout cas tu as un sacré talent aux jeux vidéos ! Loïc n’avait pas l’air hyper jouasse. » « Ça lui passera », lui répond-il comme l’adulte qu’il est mais qu’elle ne connaît pas encore. Romy en profite pour lui dire ce qu’elle ressent, « Tu sais, c’est drôle, mais parfois j’ai l’impression que tu es ailleurs, comme si tu vivais ou pensais des choses que je ne peux pas tout à fait comprendre. C’est… enfin, comme si tu me cachais des secrets. » Julien, conscient de ne pouvoir partager la vérité sur son voyage dans le temps, cherche à naviguer la conversation avec soin. « Je suppose que parfois, je réfléchis trop. Tu sais, penser à ce que l’avenir nous réserve. » Il fait une pause, « Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être avec toi, maintenant. » Romy semble apaisée mais toujours curieuse. « En fait, j’aimerais que tu partages plus avec moi. Pas seulement les bons moments, mais aussi tes doutes, tes peurs… » Julien acquiesce, touché par sa sincérité. « Je sais que je ne suis pas toujours le meilleur pour exprimer mes sentiments. Mais je travaille dessus, parce que je veux que tu fasses intégralement partie de mon monde. » Elle sourit, le cœur léger. « C’est tout ce que je demande. Que nous soyons vrais l’un avec l’autre, et peu importe l’avenir. » Julien, qui a plus qu’une petite idée sur le sujet, garde le silence. Pendant ce temps-là, Jeff Buckley chante « Hallelujah » sans se douter qu’il sera mort à la fin du mois.
Le ciel au-dessus de Lacanau s’étale comme une toile de maître, un mélange dynamique de couleurs chaudes qui embrasent l’horizon. La voiture de Julien avance au ralenti vers ce spectacle de toute beauté. Arrivés à la plage, ils sont accueillis par une brise légère, rafraîchissante, qui joue avec les mèches brunes de Romy. Julien déplie une couverture sur le sable encore tiède, et ils s’installent confortablement, isolés, entourés seulement par le son apaisant des vagues et le cri lointain des mouettes. En déballant les sandwichs achetées dans une boulangerie artisanale sur le chemin, Julien plaisante, « On est loin d’un repas étoilé, mais avec cette vue, tout devient un festin, non ? » Romy rit en acquiesçant, avale une bouchée, ses yeux alternent entre l’élu de son cœur et le coucher de soleil. « Tu vois cette teinte de rose là-bas, juste au-dessus de l’horizon ? » dit Julien en montrant du doigt. « Ça me fait penser à la couleur de ta robe lors de notre premier rendez-vous. » Romy fait volte-face, un sourire ému aux lèvres. « Tu te souviens de ça ? C’était une soirée tellement parfaite, comme celle-ci. » Le ciel se teinte maintenant de nuances de pourpre et d’or, reflet de leurs souvenirs partagés.
Repus, ils se lèvent pour marcher le long de l’eau, les pieds nus dans le sable, observant les vagues venir mourir doucement sur le rivage. Le soleil, un globe flamboyant, commence sa descente majestueuse, embrasant la mer d’une lueur dorée. « C’est comme si le ciel et la mer se donnaient un baiser d’adieu, je trouve ça un peu triste », murmure Romy, son bras entrelacé dans celui de Julien. « Oui, mais chaque coucher de soleil est différent, unique, irremplaçable. » Il la serre un peu plus fort contre lui. Alors que le soleil disparaît enfin, laissant place à une myriade de teintes violettes et bleues, ils se retrouvent enveloppés dans la beauté tranquille de la nuit qui tombe. Le monde autour d’eux semble suspendu. « Merci pour ce moment parfait, Julien. » Ils s’embrassent passionnément et laissent libre cours à leur nature.
De retour à Gradignan, devant chez elle, à moitié assoupie, il l’embrasse doucement sur le front avant de la laisser partir, scellant ainsi sa promesse d’une soirée mémorable. Fields of Gold de Sting s’éteint doucement à la radio, l’écho de leur rire mêlé au murmure des vagues encore vivace en lui. Il espère que son séjour se prolongera encore un peu dans ce passé qu’il chérit plus que tout.
Wonderwall (Oasis)
“La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder.” Victor Hugo
Matthieu attend que Victoria soit suffisamment éloignée pour ouvrir son téléphone portable à clapet. Quinze appels en absence : douze de sa mère, un de Omer, un de Ben, et un inconnu. À contrecœur, il rappelle sa mère. En 1997 ou en 2024, il sait malheureusement à quoi s’attendre. « C’est maintenant que tu rappelles ? Je me suis fait un sang d’encre et demain on dîne avec ton père, et tu es où ? Et qu’est-ce que tu fais et avec qui ? J’ai failli appeler la police », Matthieu soupire, excédé par cet interrogatoire en règle. « Il est à peine 18h30, j’étais en cours toute la journée. Tout va très bien. Je n’ai plus beaucoup de batterie. Bonne soirée. À demain. » Inutile de préciser, d’argumenter. Il n’a plus vingt ans mais quarante-sept. Hors de question de se laisser embarquer dans les vieilles combines de chantage émotionnel que sa mère pratique à la perfection, mais qu’il a trop subi au cours de sa vie. Le changement, c’est maintenant ! En revanche, il a un vrai problème pratique. Une carte bleue certes, mais aucun moyen de se souvenir du code. Le sans contact n’a sans doute pas encore été inventé. À la réflexion, c’était le tiers-monde ce passé ! Il n’allait pas revenir bredouille chez Victoria et puis quoi encore ? Il fouille son sac à dos. Pochette avant, 50 francs, dans sa veste, carrément 100 balles. Il commence à se faire peur. D’accord, il n’a jamais été un aficionado du portefeuille, mais disséminer l’argent de cette manière… il aurait bien aimé choper sa version antérieure entre quatre yeux pour lui expliquer la vie. Il secoue encore sa corne d’abondance Eastpak et déniche deux pièces de cinq francs et une de dix. En quelques secondes, il a amassé presque 200 francs… le genre de découverte miraculeuse impossible depuis le passage à l’euro. Autre point positif, Matthieu se rappelle où faire les courses. Les personnes qui, comme lui, sont dépourvues de sens de l’orientation ont l’obligation de mémoriser des points repères et ce Franprix en fait partie. Cela ne l’a probablement pas intéressé à l’époque, mais la moyenne surface est entourée de tous les commerces de bouche. Encore mieux ! Fin cuisinier, il a déjà son menu en tête. Entrée : tartare de saumon (échalotes, aneth, jus de citron, huile d’Olive, crème fraîche pour la douceur). Frais, léger et plein de saveurs. Plat principal : saltimbocca à la romaine aux tomates confites (escalopes de veau très fines, jambon de Parme, sauge fraîche, vin blanc sec, beurre, huile d’Olive, sel et poivre), délicieux. Dessert : tiramisu classique (mascarpone, biscuits imbibés de café, saupoudrés de cacao), parfait. Rien d’alambiqué ou qui risquerait de déplaire à Victoria. Les prix n’ont décidément rien à voir avec 2024. Cela lui a coûté à peine 30 euros, vin compris, avec des sacs pour ranger les courses en prime. Il maudit intérieurement son époque et son coût de la vie prohibitif. Il est surpris aussi par la placidité des clients, ou même des passants qui semblent beaucoup moins sur les nerfs, à part un type en particulier au coin de la rue, bonne tête de flic en civil qui enchaîne clope sur clope, leurs regards se croisent un instant, mais il ne bouge pas. En tout cas, il est dans une dynamique ultra favorable, la rue dans laquelle habite Victoria est à quelques encablures à peine. Il compose le code d’entrée puis sonne à l’interphone, « Oui ? » « Bonsoir madame, Paul Bocuse pour vous servir » « Monsieur Bocuse, deuxième étage ! » Victoria referme la porte derrière Matthieu, ses bras chargés de victuailles. Il ne se souvient plus de la manière dont l’appartement est agencé, mais Victoria mène la marche vers la cuisine, essayant vainement de le délester, ce qu’il refuse par courtoisie et habitude. La cuisine est aussi immaculée que suréquipée. Il espère trouver dans les placards et le frigo les quelques ingrédients qui lui manquent. Il pose les sacs sur le grand plan de travail, retire sa veste et son sac à dos. Victoria, cette fois, s’en saisit pour les ranger dans le placard de l’entrée. Il apprécie sa nouvelle tenue assortie à la sienne, simple mais qui la met parfaitement en valeur et lui fait immédiatement un compliment chanté, « Could you be the most beautiful girl in the World? » Il espère qu’elle a entendu, l’appartement doit faire près de 200 mètres carrés. Son sourire prouve qu’elle a bien reçu le message, mais elle préfère continuer à jouer l’ingénue devant lui et le rejoint dans la cuisine, comme si de rien n’était. Matthieu s’abstient de se répéter. Il occupe l’espace cuisine avec un naturel déconcertant. « Qu’avons-nous au menu de ce soir, chef ? » Victoria, mi-sérieuse mi-amusée, n’en revient pas. Il s’est métamorphosé. « Ma chère, j’espère que vous saurez apprécier l’audace de mes choix, à commencer par un tartare de saumon que nous appellerons « Délice de la mer aux douces saveurs », si vous le souhaitez. En plat principal, notre plat signature, les « saltimbocca à la Matteo », et enfin en dessert, pour poursuivre ou plutôt terminer sur une note transalpine, un Tiramisu, « Il Tiramisù della casa Victoria ». » Elle applaudit à tout rompre, sautillant sur place, répétant en boucle « trop bien, trop bien, trop bien ». « Maintenant que la question du menu est réglée, j’aurai besoin de vous, et c’est crucial, pour vous assurer d’une part que je ne me déshydrate pas, et d’autre part pour m’aider dans la préparation, si vous pensez en être capable, bien sûr ? » « Oui, chef », « J’entends pas ? » « Ouiiii, chef ». Elle le salue comme une militaire et il passe au tiramisu, qui est réalisé manu militari avant de rejoindre le frigo américain. Pendant ce temps, Victoria, avec un enthousiasme palpable, remplit deux verres de vin blanc qu’elle a choisis avec soin dans la cave de son père pour accompagner l’entrée. « Ce vin léger et fruité, s’accordera parfaitement avec le saumon », dit-elle d’une voix experte. Matthieu fait mine de le déguster comme un œnologue, porte le verre à ses lèvres, « Perfetto, excellent choix, grazie mille ! » Victoria acquiesce et s’attaque à la découpe avec une dextérité qui surprend Matthieu. Elle rit doucement, « J’ai quelques talents cachés en cuisine, tu sais. » Tandis qu’ils travaillent côte à côte, Matthieu guide le processus. Victoria, impressionnée par la simplicité et l’élégance de l’entrée, s’empresse de disposer le tartare sur les assiettes et de les mettre elles aussi au frais. « Ça a vraiment l’air aussi bon que dans un restaurant étoilé ! », « Que d’éloges, mais tu n’as encore rien vu et surtout goûté ! », plaisante Matthieu. Ils passent ensuite au plat principal. Matthieu, qui a l’habitude de faire la recette, l’exécute en un temps record. « Tu n’as pas trop faim ? » Elle hoche la tête. Tout va bien. Victoria l’aide à tout préparer, passant de rires aux échanges plus sérieux sur leurs vies, leurs attentes. Le moment est intime, presque magique. Bien que concentré, il réalise subitement qu’il a de nouveau la vie devant lui, à la différence de la veille avec Julien. Comment aurait-il pu ne serait-ce qu’envisager un tel scénario ? Il caresse le plan de travail, sur lequel il vient de cuisiner, qui doit faire la taille de son salon. Va-t-il lui parler de son voyage ? Il est bien conscient d’être complètement différent du Matthieu qu’elle connaît et cela s’accentuera sans le moindre doute.
Ils passent au salon, Victoria a disposé sur la table basse leurs verres de vin blanc, ainsi que des petits ramequins remplis de biscuits apéritifs. « Attends, je reviens ! » Victoria court dans sa chambre, en rapporte une cassette audio marquée Victoria. « J’espère que tu ne m’en voudras pas, je l’ai vue dans ton sac la dernière fois et j’étais tellement curieuse de savoir ce que c’était. » Matthieu ignore évidemment l’existence de cet enregistrement. Est-ce une simple mixtape ? De quel type ? Ou autre chose ? Il est pris de panique. « Avant qu’on écoute, j’ai quelque chose à te dire. » Elle le regarde attentivement, « Je ne me suis pas fait cambrioler hier soir, je suis désolé d’avoir menti. » Elle prend un air courroucé. « Matthieu, mais comment ? », il devient blême. Et elle se met à rire, fière d’elle. « Tu crois vraiment que j’ai cru à cette histoire ? Entre la tête de Benoit qui avait l’air à l’ouest et Omer qui était à moitié plié en deux. J’avoue que la manière dont tu l’as raconté était crédible, mais l’histoire en elle-même, pas du tout. J’attendais juste de savoir quand et de quelle manière tu me dirais la vérité. » Matthieu pousse un soupir de soulagement. « Il y a autre chose aussi », il ne sait pas exactement ce qu’il veut ou peut lui révéler, mais il doit lui en parler. « Hier soir, il s’est vraiment produit quelque chose », il boit une gorgée de vin pour se donner du courage. « Je ne sais pas exactement de quoi il s’agit, ou comment c’est arrivé, mais c’est comme si mon esprit était différent, toujours le mien, mais plus âgé, avec plus de connaissances et d’expérience. » « Oui, ça je l’ai remarqué, et c’est ce qui me plaît aussi », « Oui, mais nettement plus âgé et avec des sortes de rêves prémonitoires, enfin je ne sais pas, c’est tout nouveau, j’espère que ce n’est pas l’Alzheimer. » Elle se met à rire, « Non, je ne crois pas, déjà on dit Alzheimer et moi aussi je me sens en décalage entre mon âge et mes pensées. C’est le lot de ceux qui doivent grandir plus vite. » « Oui, tu as sans doute raison », il sent intuitivement qu’il ne faut pas en dire plus. Raconter qu’hier encore à la même heure il était en 2024, à Bordeaux, risquerait au mieux de le faire passer pour un fou, au pire de la faire fuir et il ne le veut absolument pas. « Must have been love, but it’s over now, lay a whisper on my pillow, leave the winter on the ground », Roxette, première chanson de la cassette. Elle se rapproche de lui. Il lève les yeux au ciel, « Aïe, ça démarre fort musicalement, j’espère que tu aimes la guimauve ? » « Pose ton verre. » Elle se love dans ses bras et l’embrasse. Au-delà de leurs corps, ils unissent leurs âmes, leurs esprits passés-présents et à venir. Au diapason de leurs gestes, de leurs désirs, de leurs sens aiguisés par l’envie de donner et de recevoir, sans chercher une furtive récompense mais au contraire de trouver en leur corps l’accomplissement ultime, le un, le tout. De tout temps, les poètes ont vainement tenté de décrire l’alchimie humaine, transformation du plomb en or, et pourtant il n’y a rien de magique ou de surnaturel dans leur acte, juste les bonnes personnes, au bon moment. Rencontre idéale du juste et du vrai. Ils n’ont pas besoin de se précipiter. Le temps se fait leur intime complice. Love, thy will be done, knockin’ on heaven’s door, la bande-son de leur union sacrée, essaie de capturer leur moment, mais c’est trop tard, ils s’appartiennent déjà l’un à l’autre. Sans mot dire, sans gêne, ils reprennent le fil de la vie. Une vie qui aurait pu se conjuguer à deux. Mais ça n’arrivera jamais. Ni l’un ni l’autre n’aurait pu le prévoir à cet instant.
Interlude
Le crépuscule jette ses dernières lueurs à travers les vitraux de la vieille maison. Vera, visiblement émue, ajuste légèrement son micro, son regard fixé sur le vieil homme assis en face d’elle. Elle prend une profonde inspiration, ses mots chargés d’une émotion palpable.
« Ces récits résonnent en moi. L’amour que vous décrivez me touche profondément. C’est comme si je vivais avec eux leurs joies, leurs peines, leur passé, leur présent. Mais monsieur Sundial, maintenant que vous avez révélé votre véritable identité et que vous nous avez initiés au mystère du voyage temporel, comment ces histoires trouvent-elles écho en vous aujourd’hui ? Pensez-vous que ces expériences ont modifié leur perception du monde, voire la vôtre ? »
Le vieil homme esquisse un sourire, son visage se teintant d’une nostalgie complexe. Il semble choisir ses mots avec soin, conscient de l’impact de ses paroles sur Vera.
« Ah, chère Vera, ce sont des fragments de vie qui continuent de sculpter mon âme. En tant qu’horloger, chaque instant, chaque choix, chaque amour a laissé des traces indélébiles. Le voyage temporel que vous mentionnez n’est pas simplement un déplacement dans le temps, mais une exploration profonde de ce qui nous rend humains. Voir à quel point cela vous touche me rappelle pourquoi j’ai choisi de partager ces moments avec vous. Ils enseignent que l’amour, dans toute sa complexité, transcende le temps et nous unit à travers les âges. »
Vera acquiesce, les yeux brillants d’une compréhension nouvelle. Elle se sent encore plus liée à l’histoire, comme si son rôle était devenu celui d’une gardienne des émotions et des vérités qu’elle dévoile.
« Je comprends mieux pourquoi ces histoires m’attirent tant. Elles ne sont pas seulement captivantes ; elles sont universelles, éternelles même. Et maintenant, alors que nous avançons, je me demande… quelles leçons espérez-vous que nous, les auditeurs, tirions de ces récits ? Que devons-nous emporter avec nous pour que le message ne soit pas juste entendu mais ressenti et vécu ? »
Le vieil homme regarde par la fenêtre, observant les derniers éclats du soleil disparaître à l’horizon. Son expression est celle de quelqu’un qui a beaucoup à dire, mais qui choisit ses mots pour ne pas tout dévoiler.
« La leçon la plus importante est peut-être que, malgré les aléas de la vie, chaque histoire, chaque moment de joie ou de douleur, a sa raison d’être. Ils nous forment, nous définissent et, oui, ils peuvent même nous changer. Votre tâche, Vera, et celle de vos auditeurs, est de ne pas seulement écouter ces histoires, mais de les laisser résonner en vous, de les laisser vous transformer. Chaque tic-tac du temps est précieux, il faut savoir les chérir. Le voyage dans le temps nous montre que même les plus petits moments peuvent avoir des répercussions énormes, et il nous enseigne l’importance de vivre chaque instant pleinement. »
Vera, inspirée et plus déterminée que jamais, note soigneusement chaque mot, consciente de l’importance de transmettre cette essence à ceux qui entendront son reportage. Elle sent que cette histoire n’est pas seulement celle du vieil homme, mais aussi la sienne maintenant, et celle de tous ceux qui y trouveront un écho.
No Surprises (Radiohead)
« Le souvenir est le parfum de l’âme. » George Sand
La lune dessine des formes abstraites sur le plafond de sa chambre d’adolescent. Après avoir raccompagné Romy chez elle, cette journée à la plage a ravivé en Julien des sensations profondément enfouies, teintées de la douce amertume des choses perdues et peut-être retrouvées. Il se lève et fouille dans un tiroir pour y retrouver son vieux Discman. Il ajuste le casque et insère OK Computer de Radiohead, les premières notes de “No Surprises” commencent à jouer, mélodie poignante accompagnant le tourbillon de ses pensées.
S’asseyant à son bureau, il ouvre son agenda, éparpillant devant lui les listes et notes qu’il a prises dernièrement. Ce cadre structuré lui a toujours apporté une forme de sécurité, mais désormais, il se demande à quoi cela peut lui servir. Si son séjour dans son passé est définitif, doit-il vraiment retourner en amphi, écouter des leçons oubliées ? Jouer la comédie, pendant combien de temps ? La journée s’était déroulée quasiment normalement, mais qu’en serait-il des prochaines ? Il faut rationaliser, ne pas céder à la confusion et pour cela il ne connait qu’une méthode: Lister et analyser.
Réexaminer le passé : La journée avec Romy… des souvenirs précieux refont surface, modifiés par l’expérience. Dois-je laisser ces nouveaux moments remplacer les anciens ? Mon cœur dit oui, ma raison hésite.
Les paradoxes du temps : Chaque modification de mon passé crée une onde qui résonne à travers ma vie. Quel homme serai-je demain si je change aujourd’hui ?
La fragilité des certitudes : À vingt ans, tout semble clair. À quarante sept, je sais que la vie n’est que nuances. Quelles certitudes suis-je prêt à redéfinir ?
Il écrit avec une intensité croissante, chaque mot est un pas de plus dans son labyrinthe intérieur. La musique de son Discman, ce lien tangible avec le passé, joue un rôle apaisant, ses chansons de jeunesse devenant la bande sonore de son introspection.
Après avoir fini d’écrire, Julien reste pensif, absorbé par la dualité de ses sentiments. Le silence de la nuit est brisé par le son lointain d’une voiture, un rappel que le monde extérieur continue de tourner, indifférent à son dilemme.
Décidant que la nuit est trop chargée en pensées pour se laisser aller au sommeil, il se lève, prend une veste et sort marcher sous les étoiles. Peut-être que l’air frais lui apportera de nouvelles perspectives, ou peut-être qu’il trouvera quelque chose – ou quelqu’un – pour l’aider à naviguer dans ce labyrinthe temporel qu’il a accidentellement ouvert.
Money Don’t Matter 2 Night (Prince)
“Certaines rencontres vous coupent le souffle, alors que d’autres vous rendent simplement la respiration plus facile.” Leo Christopher
« Je reviens », dit Victoria. Matthieu, dont le visage arbore un sourire XXL, reste quelques secondes de plus sur le canapé, profitant de ce moment seul pour savourer. C’est sa première journée en 1997, et elle se conjugue déjà au plus que parfait. Probablement une question d’ondes, timing, bon moment, culot, savoir saisir sa chance… Ce qu’il aurait été incapable de faire à l’époque. Il est très fier également de sa mixtape qui n’est composée que de pépites. Avec « Money Don’t Matter 2 Night » de Prince par exemple, l’ambiance est nettement plus propice aux confidences et aux contacts rapprochés. Il dépose le tartare de saumon sur le plan de travail qu’il a préalablement débarrassé et nettoyé. « Une vraie fée du logis, dis-moi ! » Victoria arrive sur ces entrefaites, éclate de rire, rire qui provoque en Matthieu des picotements des orteils jusqu’au sommet du crâne. Il ironise, « Ne t’habitue pas. C’était juste pour t’impressionner ce soir ! » Elle s’approche de lui pour le prendre dans ses bras. Il s’embrassent tendrement « Tu ne veux pas dîner d’abord ? » Elle parcoure son cou de ses douces lèvres, caresse tendrement son bras, son dos avec un peu plus de fermeté. Leur respiration devient de plus en plus haletante et saccadée, mais Victoria s’éloigne gentiment. S’il insiste, elle cédera volontiers. Son objectif principal est parfaitement clair, le rendre fou d’elle. Qu’il se sente en pleine confiance. Peu importe le plaisir, Victoria n’oublie jamais sa mission. Elle l’observe tel un rapace prêt à fondre sur sa proie. Il tape dans ses mains, ce qui la fait légèrement sursauter « J’ai faim ! Voyons si le goût est à l’égal de la présentation ». Matthieu est à mille lieues d’imaginer ce que sa charmante hôtesse attend réellement de lui…
Dans son rôle, elle se saisit des assiettes et les pose sur la grande table rectangulaire de la salle à manger attenante à la cuisine. Plus de musique ? elle trottine a travers le salon pour y remédier en retournant la mixtape de Matthieu. Après quelques secondes, la voix de Sinead O’Connor vient rythmer leurs coups de fourchette, ponctués d’éclats de rire et de paroles plus sérieuses. Ils dégustent leur dîner, en s’échangeant des anecdotes et des sourires complices. Chaque bouchée pour Matthieu, dont le palais n’est pas encore brûlé par ses années de cigarettes, est un délice , une redécouverte de sensations et de goûts. Leurs mains se frôlent souvent, leurs regards se croisent et se prolongent, créant une atmosphère chargée d’intimité.
II se sent jeune, libre et audacieux. La soirée se prolonge à leur rythme, marquée par des moments de tendresse et de partage, chacun savourant l’instant présent sans se soucier du lendemain. Parfaitement mûr pour la cueillette se dit Victoria avec satisfaction.
Hey Man Nice Shot (Filter)
“Tout ce que tu vis est déterminé par ce que tu portes en toi.” Franz Kafka
Avez-vous déjà entendu parler de l’Apocalypse de Romy ?
IX – 11 Elles ont comme Reine l’ange de l’abîme ; elle se nomme en hébreu Mariæ et en grec Μαριάμ (c’est-à-dire : Destructrice). 6 Avril 1997 au Bowling de Pessac d’après les exégètes.
Pourtant la journée n’aurait pas pu mieux démarrer, tout du moins pour l’esprit d’un « pré quinqua » transféré dans le corps de ses vingt ans. Julien est toujours en 1997, le 6 avril. Fait important à noter, puisqu’il a entamé son comeback le 5. Il n’est donc pas prisonnier d’une boucle temporelle, comme il a pu le voir dans des films sur Amazon Prime. Cela ne l’a pas empêché de se réveiller en sursaut, pris de panique. Ce qui l’inquiète le plus dans ce dérèglement climatique interne est cette sensation que le passé, le présent, l’avenir ainsi que la fiction se confondent. Hier encore, avant de rentrer de la plage avec Romy, il a cru voir un homme de la stature de Schwarzenegger en blouson de cuir, comme dans Terminator 2, lui adresser un salut amical. Son esprit cartésien n’arrive pas à encaisser toutes ces variables temporelles, et pourtant il est vivant, vibrant, ce qu’il touche, ce qu’il sent, et Romy, tout est vrai. Une partie de lui aurait tout de même voulu revenir en 2024, pour son quotidien balisé, clair, facile, logique, organisé, mais d’un autre côté, quelle exaltation d’avoir vingt ans !
Il a besoin d’un point d’ancrage. La musique va remplir cet office. Ses CD parfaitement alignés, classés. « S » Spin Doctors. Two Princes (2 titres). Il insère le disque dans le lecteur de sa petite chaîne stéréo, et les premières notes du rock festif des Américains emplissent la chambre, agissant tel qu’il l’espère dans le tumulte de ses pensées. À l’inverse de son premier jour, il sait exactement où il va aujourd’hui : matinée avec Romy, après-midi avec les copains et soirée au bowling. Julien apprécie qu’en définitive, l’ordre surgisse du chaos.
En descendant, il trouve évidemment ses parents dans la cuisine, l’odeur de leur routine matinale emplissant ses narines : café, pain grillé. Rituel immuable jamais contrarié.
Alejandro, lit le journal, tandis que Béatrice s’affaire autour du café. Force tranquille de l’habitude. « Tu as passé une bonne soirée ? » demande Béatrice avec un sourire bienveillant. Avant même qu’il puisse répondre, Alejandro intervient avec un ton moqueur : « Arrête de lui poser des questions ! », « Mais je m’intéresse ! Tu ne vas pas reprocher à une mère de s’intéresser à son fils quand même ! » Julien esquisse un sourire. « Oui, on est allés à la plage avec Romy, c’était bien. » Sa mère sourit, « Romy est si jolie et intelligente, les pieds sur terre, c’est important. Invite-la à dîner demain soir, je lui préparerai une paëlla. Tu fais quoi aujourd’hui ? » Alejandro, lève les yeux de son journal, ajoute avec un regard perçant et complice à l’attention de Julien : « Ce qu’il doit faire. Il est adulte maintenant, et j’ai confiance en lui. ». Sa réflexion avait une autre visée. La confiance n’exclut pas le contrôle, surtout quand on soupçonne son propre fils d’être un voyageur du temps. Les signes ne trompent pas mais il lui faut des preuves concrètes avant d’agir.
« je vais passer la matinée avec Romy, foot cet après-midi et bowling ce soir, on est vendredi. »
« C’est bien, fils. Je suis fier de toi. » Son père se lève et sans déroger à ses habitudes. Après un baiser sur le front de Béatrice, il tapote l’épaule de Julien et sort pour sa journée de travail. Il oublie volontairement son déjeuner. Prétexte idéal pour revenir en fin de matinée fouiller sa chambre.
Romy accueille Julien de la plus charmante des manières, ses parents partis au travail, ils ont la maison pour eux. Un léger choc pour Julien qui n’y est plus rentré depuis une vingtaine d’années. Il a oublié les détails de sa chambre, aussi ordonnée que la sienne mais avec une touche nettement plus féminine. Et la douceur de ses draps, parfumés au Jean-Paul Gaultier tout comme elle. Une fragrance qui lui resterait toujours associée. La plage a mis leurs sens en appétit. Que c’est bon d’avoir un corps de vingt ans. Grâce à son expérience, tout est meilleur, maîtrisé, rythmé, sensuel. Romy est aux anges. Pourtant, Julien a toujours une arrière-pensée, son secret commence à lui peser et il se demande comment l’aborder avec Romy. Elle n’est pas plus que lui adepte de la science-fiction et connaissant son caractère affirmé, elle prendrait ça pour une mauvaise blague. Autre souci potentiel : la paella avec ses parents, si sa mère soupçonne quelque chose d’étrange, elle ne le lâcherait plus. Il se ravise, ce n’est absolument pas le bon moment pour parler de voyage dans le temps. Ils prennent une douche ensemble, comme au bon vieux temps.
Après le déjeuner, ils se retrouvent au terrain de foot de Cestas. Romy et Julien sont rapidement rejoints par Laetitia et Stéphane, qui discutent prétendument des derniers potins. Pour Romy, cependant, cela sent la romance à plein nez.
« Hello les amis ! » lance Stéphane, un sourire aux lèvres. Il se sent obligé de parler de Loïc, qui continue de bloquer sur la partie d’arcade. Julien va s’échauffer, trouvant inutile de se prendre la tête pour des fadaises aussi infantiles.
« C’est chiant, il n’arrête pas de dire des trucs sur vous, » soupire Stéphane. « Il essaie aussi de monter les autres contre toi, Romy. »
Laetitia, connaissant bien le caractère de sa copine, fixe ses chaussures. « Pardon ? Mais pour qui il se prend celui-là ? Pas étonnant qu’aucune fille ne s’intéresse à lui, même Laetitia n’en veut pas ! » « Eh ça veut dire quoi ça ? J’ai mes critères, moi ! » rétorque Laetitia.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin tu m’as comprise ! » « Oui, plus ou moins. C’est quand même pas très gentil. » Romy se retourne vers Julien. « Mais arrête de tout ramener à toi, et toi Julien, viens ici ! »
À contrecœur, Julien revient vers le petit groupe. « Tu dis rien ? Ton pote se permet de se foutre de ma gueule dans mon dos et tu restes là comme un mollusque ! Je ne sais vraiment pas ce que je fais avec toi. Laetitia, on va se promener. Je vous préviens, cette histoire est loin d’être terminée. »
Les deux amis regardent les filles s’éloigner, Romy faisant des grands gestes et Laetitia tentant vainement de la calmer. Julien prend une lente inspiration. « Stéphane, tu peux me rappeler ce que tu fais comme études ? »
« Psychologie. »
Julien ferme les yeux. « Je crois qu’il va falloir que j’aie une explication avec Loïc, après tout c’est de ma faute. » Stéphane est impressionné par son calme et sa maturité. Son pote a toujours été réfléchi, mais aujourd’hui c’est encore plus prégnant. Avec son équipement impeccable et ses crampons cirés, on dirait un adulte.
Stéphane part se changer dans les vestiaires, tandis que Julien amorce un tour de stade. Courir l’aide à réfléchir, au-delà des épiphénomènes de son groupe d’amis, il a besoin de se remettre à jour. Par exemple, sur la situation politique de la France en 97. Jacques Chirac est président, Alain Juppé, avant Bordeaux et la dissolution de l’Assemblée nationale, encore Premier ministre, puis ce sera la cohabitation avec Lionel Jospin. RPR contre PS, avant que toutes les affaires n’éclatent et ne mettent un bordel monstrueux à tous les niveaux. Il anticipe déjà trop. Quelle blague si spontanément il répond à quelqu’un que le président de la République s’appelle Emmanuel Macron… un gamin de vingt ans comme lui ? Sans parler du Premier ministre qui doit probablement terminer son CE2 cette année. Il ne sait plus trop si cette pensée lui donne un coup de vieux ou un coup de jeune.
Romy semble s’être calmée. Julien s’approche d’elle à petites foulées. « Désolée pour tout à l’heure, je trouve ça complètement débile et ça m’énerve. » « Je te comprends, Loïc a réagi comme un gamin, ce n’est pas surprenant. Je vais lui parler. »
Les jeunes affluent. Il n’y a jamais de rendez-vous formel, mais tout le monde sait où ça se passe. Certains pour regarder le match et s’amuser en tribunes, d’autres pour jouer. Ils composent deux équipes de onze joueurs avec pas mal de remplaçants. Julien et sa bande accueillent avec joie les renforts. Loïc lui adresse un léger sourire.
À certains moments de la partie, Julien se sent ailleurs, ses pensées oscillent entre les époques, analysent chaque interaction ou comportement de ses congénères. Le son d’un boombox s’échappe des travées jusqu’au terrain: Offspring, Self Esteem. Il se remémore un débat récent et passionné avec Matthieu, véritable puits de science en pop culture, qui argumentait avec force de détails que l’album suivant du groupe, Americana, était mieux produit et beaucoup plus représentatif du punk rock californien. Il avait cité pour preuves le nom d’une vingtaine de groupes dont Julien, qui n’a pas beaucoup de références en la matière, n’avait jamais entendu parler. Il s’était plus ou moins laissé convaincre ; quand Matthieu était ainsi lancé, il valait mieux lui donner l’impression d’avoir raison. Pour Julien, il n’y a pas de doutes, Matthieu est la personne la plus à même de s’adapter à ce nouvel environnement.
Le match se termine à 3 partout. Compte tenu des circonstances, Julien est satisfait de sa performance. Il a failli craquer mentalement pendant la rencontre. C’était déjà dur de s’habituer à la jeunesse de ses amis proches, mais en plus il venait de jouer contre son futur directeur d’agence, deux clients, et assise à côté de Romy en tribune, une future conquête avec laquelle il a passé d’excellents moments… en 2022. Elle avait de beaux restes, mais effectivement elle est beaucoup plus jolie, jeune. Loïc s’éclipse discrètement pour discuter avec des sosies de Mulder et Scully. Leurs regards se tournent vers Julien qui range son sac de sport, sans se douter le moins du monde qu’il est l’objet de leur conversation.
Le bowling de Pessac est un maelström d’activité. Les pistes clignotent sous les néons, les quilles s’entrechoquant dans un fracas continu. Des flippers, des baby-foot, des bornes d’arcade sont disséminés un peu partout, comme au Beausoleil mais avec le nec plus ultra en la matière. Le groupe commande des pizzas et des sodas avant de se lancer dans la partie. Un vendredi soir typique, qui aurait dû se dérouler comme à l’accoutumée, pourtant tout change d’un coup, quand Romy provoque Loïc, d’un ton léger, presque badin, mais ses mots plus tranchants que des lames, atteignent leur cible : « Alors, Loïc, prêt à te faire écraser à Street Fighter avant de pleurer au bowling ? Je peux te fournir les mouchoirs si tu veux, même si d’habitude tu t’en sers pour autre chose… » L’invective fait mouche. Julien est pris de court, impossible à anticiper. Il aurait dû se rappeler que Romy est un pitbull qui ne lâche jamais rien, surtout quand on s’attaque à sa réputation. Julien le voit dans son regard, elle n’a plus qu’une obsession : faire payer Loïc devant les autres. Celui-ci, touché mais jouant le jeu, repose sa part de pizza et réplique avec un sourire crispé : « Je te ferai manger tes mots, Romy. » Julien ne sait pas comment agir, rentrer dans la mêlée ou les laisser faire. Il n’a pas une grande envie de prendre parti, sachant qu’il est coincé et qu’il est dans l’obligation morale de se ranger derrière Romy. « Loïc, ce serait plus simple de demander pardon à Romy, apparemment t’as eu des mots un peu durs envers elle. »
« Ah c’est comme ça que vous le prenez ? » Même Tonio a le nez dans son assiette, peu désireux de rentrer dans la bataille. « J’en ai rien à foutre, j’ai dit ce que j’avais à dire, à chaque fois qu’elle est là, c’est la merde, pour Julien y a rien d’autre qui compte. »
« En fait t’es un gros jaloux, ou alors je comprends mieux pourquoi on te voit jamais avec une fille. » La plaie est béante et Romy fait couler l’acide. « Ok, on va intéresser la partie, celui qui perd quitte le groupe. » Les copains, qui jusque-là espéraient encore une résolution pacifique du conflit, s’opposent vivement à quelque chose d’aussi radical.
« Très bien j’accepte. Ça me fera des vacances de plus voir ta sale gueule. » Loïc a ses défauts mais c’est un mec intègre, réglo, bon coéquipier, moteur du groupe, et en 2024 il est toujours là, pas elle. Julien va parler quand les adversaires du jour se lèvent, chacun une boule en main et aussi déterminés l’un que l’autre, prêts à s’engager dans une lutte à mort. Entre Apocalypse Now et Kill Bill. Romy réalise d’entrée un strike et Loïc un spare. Patrick, le patron du bar avec sa dégaine de biker, a augmenté le volume de la musique, fan d’indus, il a lancé sa cassette spéciale championnat, avec du White Zombie, Nine Inch Nails et surtout Filter « Hey Man Nice Shot. »
Les copains deviennent spectateurs et, accompagnés des autres clients du bowling, observent silencieusement la partie. Le jeu est intense. Avec chaque strike, Romy semble grandir en stature, chaque mouvement fluide et précis. Julien reste fasciné par la transformation de Romy sous la pression compétitive. Quand elle lance sa dernière boule, le silence se fait encore plus lourd et pesant. La boule roule, inévitablement, vers un dernier strike parfait. “Hasta la vista, baby,” murmure-t-elle. Loïc, vaincu, dépose les armes. Julien se sent mal, c’est le vrai perdant de cette histoire. Le public applaudit à tout rompre. Romy vient de remporter une partie historique. De quoi avoir son nom à jamais gravé dans les annales du Bowling de Pessac. Et contre toute attente, elle saute dans les bras de Loïc, « Merci, merci mille fois, grâce à toi je me suis dépassée, t’es vraiment un mec extra, je regrette tout ce que j’ai dit ! J’espère que tu ne m’en veux pas ? » Loïc lui adresse un sourire charmeur. Julien n’y comprend plus rien. À l’autre bout des pistes, un homme barbu en peignoir, sandales aux pieds, en train de siroter une bière, la lève en signe de connivence. Putain, mais qu’est-ce que foutait le Big Lebowski ici ?
Ray of Light (Madonna)
“Le temps est très lent pour ceux qui attendent, très rapide pour ceux qui ont peur, très long pour ceux qui se lamentent, très court pour ceux qui fêtent. Mais pour ceux qui aiment, le temps est éternel.”
À 584 km de Bordeaux, se joue pour Matthieu la « remontada de la vie ». Rassurez-vous, pas la funeste de 2017, mais la splendide de 2024, (pour rappel, victoire du PSG contre Barcelone en Ligue des Champions). Sourire aux lèvres et étoiles dans les yeux, il se jure de ne rien oublier de ses nouveaux souvenirs tant la nuit fut parfaite. Après le dîner, plébiscité par Victoria de l’entrée au dessert, il avait pris grand soin de d’effacer toute trace de leur présence avec une méticulosité saluée par sa douce amie. Une habitude acquise après son trentième anniversaire. Pour les choses purement prosaïques, son corps de vingt ans ne témoignait d’aucun signe d’épuisement, ce qui avait comblé de joie Victoria, elle-même très réceptive, au diapason de leurs attentes et initiatives. Loin d’être timorée, elle avait acquis une expérience pour le moins étendue.. mais Matthieu avait ce « je ne sais quoi » de plus qui le différenciait, une caractéristique dont on parle souvent sans arriver à bien la définir. En ce début de matinée, toujours en prise de leur folie douce, Matthieu se livre à une imitation très particulière de Ghostface, le tueur de « Scream » qui est en 1997 au sommet du Box Office, lorsqu’ils entendent le bruit d’une clé s’introduire dans la porte d’entrée. Victoria est en panique : « Oulala, c’est ma sœur qui revient de chez sa copine ! » Ni une ni deux, Matthieu enfile ses vêtements, tandis que Victoria se réfugie dans la salle de bain. Appolline, humeur de pré ado réveillée trop tôt fait trembler les murs de sa voix haut perchée « Y a quelqu’un ? T’es là, Vic ? », sa sœur fait couler l’eau et lui répond prestement « Oui, oui, sous la douche ! » Elle sort précipitamment, une serviette sur la tête et une autre qui l’enveloppe complètement. « Mais Appo, t’es déjà rentrée ? », « Ben oui, j’ai cours qu’à dix heures et j’ai oublié mes affaires de maths. » elle baille à s’en décrocher la mâchoire. Matthieu tente de se faire aussi discret que possible. Ce n’est pas un franc succès. La petite sœur jette intriguée un regard dans le couloir. « Salut Matthieu, mais qu’est-ce que tu fais là ? Il est drôlement tôt. » Son regard passe de sa sœur à Matthieu, puis de nouveau à sa sœur. « Mais non, je le savais, je le savais, trop bien !!! Je suis trop contente !!! Je vous laisse tranquille, amusez-vous bien ! » Elle prend une voix d’outre-tombe : « Appelez-moi Mademoiselle Appo-Irma, celle qui prédit l’avenir. » et se met à rire, fière de son espièglerie. Au fait, Matthieu, ton t-shirt est à l’envers ! » Elle claque la porte de sa chambre. Sa sœur la visualise, pianotant fiévreusement sur son téléphone sans fil, pour raconter à ses copines la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux.
« J’espère que tu ne veux pas garder notre relation secrète, parce que dans moins de 10 minutes, le tout Paris est au courant. » dit Victoria avec humour, Matthieu se gratte la tête, « Tout va bien, ça me fait plaisir, même si elle a gâché mon imitation de croque-mitaine dévoreur de minettes. » Elle lui fait les gros yeux. « Dévoreur de minettes ? Elle met ses mains sur ses hanches, tu ne perds rien pour attendre, je serai ta seule et unique victime et ne t’avise pas d’en chercher d’autres, sinon ça va être ta fête, je connais ton point faible maintenant. » Elle l’embrasse dans le cou. « Va te faire un café, j’en ai pas pour longtemps. »…
Six cafés plus tard, Matthieu est sur le point de tachycarder. Point positif, cet intermède lui permet de faire le point sur sa situation. Ce n’est pas encore le bon moment d’embarquer Victoria dans ses projets, mais tout devient de plus en plus clair. Le temps lui est compté. Sa longue maladie doit approximativement se déclencher en février ou mars 98 avec une intervention chirurgicale en Mai. En moins d’un an, il doit faire plus qu’en quarante sept, le challenge est… relevé mais intéressant. Il pense d’abord à exploiter les voies légales. Microsoft n’a pas encore sorti Windows 98, la France va gagner 3-0 la coupe du monde de foot. Un tour à Londres chez un bookmaker avec une somme rondelette, et il repartirait ni vu, ni connu les poches pleines. Deux exemples parmi tous ceux qu’il a en tête. Acquérir des premières éditions d’œuvres à fort potentiel (game of thrones, Harry Potter…) mais il faudrait une vingtaine d’années avant que cela ne prenne de la valeur. Même si leur relation n’est pas au beau fixe,il y a aussi le commerce familial à remettre à flots, potentiellement intéressant mais à moyen terme. Pour la voie plus ténébreuse, il connaissait un grand nombre de business dont l’histoire avait défrayé la chronique avant l’an 2000 et la manière dont leurs auteurs s’étaient fait embastiller. Il suffirait juste d’anticiper leurs méfaits, sans commettre les mêmes erreurs. Il pourrait aussi faire des placements sûrs en immobilier. Bicoques ou terrains abandonnés qui s’avéraient idéalement situés dans des zones à fort développement économique, incessamment rachetés à prix d’or par des promoteurs pour y construire des banques ou des immeubles. Il suffirait d’une petite opération en amont pour se porter acquéreur et un peu de patience pour rafler la mise. Il y avait aussi toutes ces « bonnes idées » qu’on lui avait confiées, des centaines d’heures de conversations qui sur l’instant semblaient ineptes ou éthyliques, durant lesquelles chacun y était allé de son petit regret. « J’aurais tellement dû faire ça à ce moment-là. », il réprime un fou-rire à cette pensée, « dommage pour vous les gars, j’ai l’info maintenant ! ». Tout commençait à s’aplanir mais il fallait agir vite. Sa relation avec Victoria ne tiendrait jamais sans une évolution majeure de sa condition sociale, une raison valable mais pas suffisante, Matthieu a surtout très envie de faire partie des vainqueurs, des dominants.
Il hésite à débuter son ascension grâce à Keith Q. Ellis, considéré au XXIeme siècle comme le plus grand peintre de sa génération, mort le 12 avril 1997 d’une overdose. Il le sait, parce que tout le monde le sait. Chaque année, à la même date, on ressasse les frasques et anecdotes de ce génie, précurseur du street art. Iconique, sorte de Michael Jackson des beaux-arts. D’après ce qu’on raconte, ses toiles même les plus merdiques s’arrachent à des prix indécents. Matthieu aime bien l’indécence, mais le timing semble un peu serré. Et là tandis que son cerveau s’agite dans tous les sens, lui revient en mémoire un coup parfait, exécutable sans trop de risque. La révélation ultime. Le top du top. Arrêtez tout !
Le Samedi 26 avril 1997, Lucia Gonçalves, que Hondelatte a présentée dans son émission consacrée aux faits divers comme la « Mama de l’immeuble » est une femme admirable, courageuse et besogneuse. Veuve. Concierge dans un immeuble de haut standing rue Lauriston, dans le 16ème arrondissement de Paris, dont le rituel immuable était de jouer au loto chaque semaine depuis son arrivée en France en 1982. Toujours les mêmes chiffres, dates de naissance de ses enfants, anniversaire de mariage, etc. Ce soir là, ironiquement de funeste mémoire, l’impensable s’était produit. Le gros lot. Jackpot. La grande gagnante du premier rang. La famille réunie mangeait dans le minuscule salon, une brandade de morue préparée par la mama dans la tradition. À ce sujet, Madame Lamotte du troisième étage, qui donnait toujours vingt francs pour les étrennes et dont le mari, grand résistant dès 1950 lui avait dit un jour « Ma petite, vous faites aussi bien le ménage que la brandade, c’est formidable d’avoir autant de talents pour si peu de culture », ce qui pour la vieille harpie était un honnête et sérieux compliment. Lucia l’avait remerciée, très fière que cette grande dame, dont la fortune tenait beaucoup au marché noir et à la dénonciation, daigne lui adresser la parole. Miguel son fils aîné, qui préférait se faire appeler Michel était comme à l’accoutumé accompagné de sa compagne Carla, tandis que dans l’unique chambre de la petite loge, quasiment collée à la grande porte cochère de l’immeuble qui claquait du matin au soir, dormait leur enfant de 2 ans, David, Pedro, Miguel Gonçalves, d’un sommeil paisible. Miguel ou Michel, mécanicien de formation, quelques condamnations mineures pour des voies de fait, vidait méthodiquement le vin blanc de sa mère. Carla, sans emploi, qui avait trouvé dans sa grossesse un moyen de se laisser aller sans en être inquiétée, dépassait allègrement des deux côtés de la chaise, trempait son pain dans la purée de pommes de terre. La petite télévision Radiola, branchée sur la première chaîne, diffusait le tirage de la loterie nationale. Toujours émue avant de découvrir les numéros, Lucia récitait sa prière et guettait le ballet des boules porteuses d’espoir. D’abord le 18 (son fils), puis le 21 (feu son mari), le 32, 35, 36, 45 (années de naissance de ses sœurs et frères). Numéro complémentaire, le 15 (son jour de naissance). Elle les avait tous sans exception. De quoi changer de vie, rentrer au pays et aider sa petite famille. Pour la première fois depuis la mort de Pedro, son bien-aimé mari, Lucia était folle de joie. Et le journaliste, grave et ému insista particulièrement sur ce point lorsqu’il relata la suite tragique des événements. Il prit l’accent portugais avec plus ou moins de réussite, mais sa théâtralisation accentuait l’émotion. À peine la pauvre femme eut-elle terminé d’exprimer sa joie que Miguel ou Michel décida de tout garder pour lui. Il lui planta son couteau encore plein de brandade en pleine gorge. Le parricide racontera lors de sa déposition, que sa mère parlait trop fort et qu’il ne voulait pas réveiller le petit qui avait le sommeil difficile. Sa femme, diagnostiquée par la suite, au cours des différentes expertises, comme débile mentale légère, ne broncha pas. Comme elle l’a dit lors de son audition « Si son mari plante la vieille, c’est qu’elle l’a mérité ». Lucia tomba de sa chaise, agonisante mais toujours en vie. Miguel, quasiment à 3 grammes, la remit sur sa chaise et lui demanda avec de plus en plus de violence où se trouvait le bulletin de jeu. Lucia était désormais incapable de parler, des bulles de sang se formaient dans sa gorge lacérée et son fils ne la ménageait pas, il tapait partout où c’était possible, bientôt rejoint par sa femme, extatique. La vieille dame était aux portes de la mort lorsqu’il l’acheva de 17 coups de couteau supplémentaires. Miguel, dans un état de démence avancé, voulait faire passer ça pour un cambriolage qui a mal tourné. Mais sa priorité était d’abord de s’emparer du ticket gagnant. Ils fouillèrent partout, retournèrent la petite loge de fond en comble avant de repartir bredouilles. Le billet se trouvait dans le sac élimé de la Mama, accroché sur le porte-manteau de l’entrée, au fond de son portefeuille imitation croco, bien rangé à côté de la photo de son Pedro bien-aimé.
Miguel ou Michel, sans aucunes circonstances atténuantes, écopa de la réclusion ferme à perpétuité. Sa femme, reconnue complice, de 15 ans fermes, tandis que leur progéniture fut confiée à l’assistance publique. Un bien triste destin se Matthieu qui, en justicier, décide de conjurer le sort. Il va sauver la vie de la Mama… et au passage récupérer le fameux ticket gagnant. Le complice idéal pour l’assister dans cette mission salutaire est tout trouvé, ce gros con d’Omer. Il se frotte les mains d’avance. C’est du gâteau !
Victoria rejoint Matthieu dans le salon, il a l’air totalement absorbé par ses pensées. Elle passe sa main devant son visage, « Coucou, tu rêves ? Je n’ai pas été trop longue ? » , sa voix qui brise le silence, le fait sursauter « Absolument pas, tu es superbe ! », elle lui adresse une moue dubitative « On dirait que ça t’étonne ? », Matthieu reprend contenance peu à peu, « Non, mais je viens de réaliser que j’ai un truc super important à faire. Tu sais ce que je te propose ? Je passe à mon appart en coup de vent pour me changer, ensuite on va déjeuner où tu veux et après, shopping, à moins que tu préfères venir avec moi ? » Elle le regarde un peu penaude. « J’ai cours de 11h30 jusqu’à 15h00, on se voit après ? » « Oui, avec plaisir ! » Victoria fait mine d’être un peu gênée d’aborder le sujet « C’est quoi ton truc super important ? », Matthieu soutient son regard, déterminé « pour l’instant, je ne peux pas tout te révéler, mais je sais ce que je dois faire pour m’assurer un bel avenir », elle acquiesce sans grande conviction.
Matthieu l’accompagne jusqu’au bas des marches de la station de Métro. Au moment de se séparer, ils s’embrassent avec passion. « Attends, viens ! » Victoria le se saisit par le bras. À l’entrée de la station de métro se trouve une cabine de photomaton. Elle le pousse à l’intérieur, insère quelques pièces et, insouciants et heureux font plusieurs séries de photos, s’embrassent, se font des grimaces, rient aux éclats. Lorsque les photos sont prêtes, ils se répartissent le butin, conservant chacun la moitié des clichés. « Te moque pas de moi Matt, je sais que c’est un peu niais, mais comme ça, on est toujours ensemble. ». Il lui offre un magnifique sourire. Heureuse, la jeune fille range les photos dans son sac, avec beaucoup de délicatesse et d’attention. Ils chantaient quoi déjà les Rita Mitsuko ? Les histoires d’amour finissent mal … en général. Foutaise !
Fade Into You (Mazzy Star)
“Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser le monde sans maître est bien plus urgente que de savoir si on a un maître.” Michel Foucault
C’est quoi au fond être un jeune de 20 ans ? Pour Julien, la question ne s’est jamais posée, en tout cas pas en ces termes. Sa vision de l’existence a toujours été claire. Une vie simple. Optimiser son temps. Aucune appétence pour les paradis artificiels ou autres excès. Pas de up ou de down. Juste de la tempérance. Et pourtant Julien souffre de plus en plus du manque. Ou pour être exact, du mal du pays. Ce qui lui manque le plus ? Posséder son propre espace. Partir à la découverte de nouvelles contrées. Ne pas avoir de comptes à rendre. Séduire. Il est revenu dans sa zone de confort absolue. Le moment de sa vie où rien ni personne ne le met en danger parce que tout est balisé. De trente à quarante sept ans, Julien a vécu son âge d’or, celui de la conquête. Sa force réside notamment dans sa capacité à ne rien demander, ne rien attendre, ne rien provoquer. Il s’est forgé une aura de mystère, une sorte d’énigme à résoudre pour ses prétendantes. Réputation savamment entretenue par un mélange de faits réels et d’histoires, de rumeurs positives semées au gré des années par ses amis, ses collègues, son entourage, ses ex, qui ont contribués à faire de lui un point d’attraction à ne pas manquer. Ne jamais démentir, ne jamais valider. Laisser parler. Le célibataire le plus en vue. Un statut enviable, mais qui ne doit rien au hasard. Être lui-même en toutes circonstances est une gageur, un prix à payer. Savoir renoncer au moment clé. Ne pas s’attacher. Doser ses sentiments. Minorer ses besoins. Une sorte d’ascétisme qui ne nécessite ni reconnaissance ni preuves. Aucun regret de la soirée de la veille au bowling, mais ce n’est pas ce qu’il souhaite vivre, tout simplement. Surtout, il sent poindre une envie nouvelle, emmener Romy en voyage, lui montrer ces lieux qui lui tiennent à cœur. Le Lac Tahoe, Tromsø, Northland, besoin impérieux de partager avec elle, mais pour ça, il faut gagner son indépendance. Et si la clé était Matthieu ? Remisé un peu vite aux oubliettes, son ami a peut-être la solution pour lui permettre de tirer profit de la situation. Il est interrompu dans sa réflexion par un tonitruant « Romy est là » de sa mère. La porte de sa chambre s’ouvre dans le même temps, Romy dépose son sac et sa parka barbour sur la chaise, son parfum emplit instantanément l’espace. Elle s’assied sur son lit « Tu m’en veux pour hier soir ? », cash, direct, sans préambule « Non pas du tout, mais ce n’est pas la peine de se mettre dans des états pareils, un jeu-vidéo, du bowling, c’est sympa, mais pas de quoi en faire une histoire. », elle soupire, agacée « Mais dans ce cas, qu’est-ce qui est important ? » Julien sent qu’il doit vite désamorcer la conversation. « Tu es là depuis 5 minutes, au lieu de profiter d’être ensemble, tu reviens sur un événement futile, à mon avis », « Pas très important, pour toi peut-être, j’ai fait une super partie, je ne me suis pas laissée faire, c’est mon tempérament, faut faire avec. », il s’assied à côté d’elle, lui prend la main « t’as très bien joué, mais t’aurais pu aussi gagner sans t’énerver. », Romy retire sa main et se lève d’un bon, « Mais t’es pas mon père, je réagis comme je veux », il sait que dire ou ne rien dire de plus ne changera rien donc Julien préfère changer de sujet, « Ok, sinon le week-end prochain on part en Espagne, juste tous les deux », Romy prête à le renvoyer dans ses 22 s’arrête net. « Comment ça en Espagne ? » « A San Sebastian », « Euh, oui, faut que je vois avec mes parents, mais ça t’a pris comme ça ? Je ne sais pas quoi dire, merci », ils n’ont pas le temps d’en parler plus « Vous venez, le dîner est prêt ». Julien sait que s’il ne change rien, leur couple est voué à l’échec. Du début à la fin de leur « première » relation, ils sont toujours partis avec leur bande de copains, jamais seuls. Un des motifs de rupture invoqué par Romy, sur lequel il peut influer dès maintenant.
One (U2)
“Chacun de nous est un monde, composé de nombreux astres et d’une infinité de particules.” Johann Wolfgang von Goethe
Vous qui lisez, laissez toute espérance…
D’après Matthieu, Dante fut aussi un voyageur du temps, et ses vers inspirés, non pas d’une vision de l’Enfer, mais d’un dîner avec les Dumas – Garamond. Pendant qu’il cède les clés de sa voiture au voiturier du Plaza, Victoria passe le début de soirée en compagnie de ses amis du PGCC « Paris Golf Country Club », le Pigi quoi. Hélène et Maxence, Ségolène, Boris, Rebecca… la fine fleur des rallyes mondains. En ces temps bénis de « caviar sur le foie gras », la cartographie de la haute société parisienne est la suivante*: Les princes et princesses se répartissent dans les 7eme, 8eme, 4eme, 6eme arrondissements. Les duc et duchesses, le 16eme, 15eme,17eme, Neuilly et Boulogne. Les nobliaux en proche et moyenne banlieue, la plèbe partout ailleurs. *sauf exception ou folie d’artiste. Hors périmètre, les Versaillais qui sont une communauté à part. Une géographie de la domination financière qui s’est étiolée avec le temps, les seigneurs délaissant à l’aube du XXIème siècle leurs fiefs parisiens pour Genève, Luxembourg, Monaco, Miami, au profit des stars du ballon rond, rappeurs, comiques, influenceurs, émiratis, russes, chinois, provinciaux, gagnants du loto. Matthieu n’en ressent ni nostalgie ni frustration, la preuve, il a quitté sans regrets la capitale. En revanche, il sait que, s’il y a du fric à faire, c’est ici et maintenant. Et même si cela le répugne, ses parents peuvent avoir leur utilité dans ses projets. Avec Victoria, ils se sont donné rendez-vous, après le dîner, dans une boîte de nuit branchée des Champs-Élysées, l’occasion de tester son nouveau look et de sonder le marché.
Puteaux, le 6 Avril 1997 : Un peu plus tôt dans la journée, Matthieu avait pris la décision de radicalement changer son apparence et d’assainir son lieu d’habitation. Un esprit ancien dans un corps sain ne pouvait plus tolérer de vivre dans l’annexe d’une favéla ni de porter des frusques élimées jusqu’à la corde. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, il espérait que son moi de 20 ans rôtissait au 9eme cercle des enfers (à priori le plus hardcore). Il s’était fixé deux « top » priorités: Contacter au plus vite Omer pour préparer l’opération « Gonçalves », puis se rendre à Paris, avenue de l’Opera.
La chance finit par lui sourire après 14 sonneries de téléphone. Humeur de dogue du zythologue« Ouais putain, c’est qui ? », « Hello mon ami, c’est Matthieu ! pour ta gouverne, il est déjà 14h00 », « Et alors ? on a pas cours aujourd’hui », Matthieu le va les yeux aux ciel, le combiné vissé à l’oreille « Euh, je crois que si en fait… mais c’est pas le sujet. J’ai besoin de toi, pour un truc spécial qui requiert toutes tes compétences ». Le voyageur avec la sagesse de son expérience, déploya des trésors d’ingéniosité pour expliquer son plan à Omer, qui après quelques dératés finit enfin par comprendre et même par approuver avec enthousiasme. Alléluia ! Rendez-vous fut pris le lendemain pour repérage et répétition. Omer pensait que ce n’était pas utile, raison supplémentaire pour Matthieu d’insister. Matthieu souffla un grand coup. Il ne redoutait qu’une seule chose, être submergé par ce qu’il appelait son « voile blanc ». Malgré la sophrologie, les techniques de respiration, le yoga, la boxe, rien n’y faisait, il suffisait qu’on le fasse un tout petit peu trop monter dans les tours pour qu’il dégoupille comme une grenade à fragmentations. Il devait tout faire pour ne jamais en arriver à une telle extrémité, sinon tous aux abris.
Après avoir checké ses ressources et effectué un retrait en espèce au guichet de la banque, (la préposée s’était d’ailleurs étonné du montant, surtout par jeune de vingt ans), il avait prétexté l’achat d’une voiture, ce qui avait immédiatement levé les doutes. En ce temps là on pouvait encore faire des opérations en cash et au black, Matthieu s’était rendu en taxi dans « la » boutique spécialisée en costumes du Tout Paris et des hommes d’affaires raffinés. Le personnel hautement qualifié mettait un point d’honneur à satisfaire chaque client, l’expérience lui avait appris que dans ce monde ou celui d’après, l’apparence était tout, dont acte.
Le résultat fut à la hauteur de ses espérances, un costume trois pièces parfaitement coupé, à la fois confortable et soigné, qui serait son passeport pour les opérations qu’il préparait. Méthode Rocancourt. Toujours faire plus envie que pitié et surtout qui se méfiait de quelqu’un d’aussi chic et bien habillé ? Il en avait pris deux, avec cravates et chemises assorties, ses mocassins Weston rarement portés, comme neufs, complétaient parfaitement l’ensemble. Pour parachever sa métamorphose, il patienta chez un coiffeur à l’excellente réputation, le rafraîchissement s’avérait nécessaire. La psychologie humaine était finalement assez simple, ressemblez à ce que vous convoitez et vous l’obtiendrez (issu des quatres accords pas très toltèques). Le voyageur ne se sentait plus comme un gamin de vingt ans ou un adulte de quarante sept ans, au contraire, une vague de confiance et de prestance émanait désormais de lui.
20h00 : Le Plaza est un endroit sublime, magnifié par la cuisine d’un chef exceptionnel, Alain Ducasse. Matthieu fait son possible pour se sentir bien, détaché, suffisamment costaud mentalement pour tout encaisser… mais il déchante rapidement. Au delà du choc temporel, il n’est pas à sa place, trop de faste, de luxe, d’insouciance, il appartient désormais à un autre monde, une autre caste, où cette profusion de richesse, cascade de joaillerie, hommes rubiconds, ventripotents aux épouses décoratives, sourires carnassiers, et cigares barreau de chaise lui donnent l’impression d’être comme un furoncle purulent au milieu du visage et pourtant sa belle-mère, qui d’ordinaire est prompte à la critique, l’observe de loin sans manifester de mépris ou de dégoût. Il s’efforce de rester digne et droit, se remémore son bac, « fêté » au même endroit (c’est un miracle ! tu as triché ? On le donne à tout le monde aujourd’hui, etc.), mais la magie avait opérée en lui malgré les brimades et les sarcasmes. Le maître d’hôtel l’accompagne à une table bien située, trop bien pour Matthieu, qui sait par expérience qu’elle peut se transformer en une zone de guerre dont les autres clients deviendront témoins et victimes collatérales. Il ralentit le pas, son père, Charles, préside l’assemblée, occupe l’espace, parade auprès de sa petite cour. Le dérèglement temporel intérieur de Matthieu est à son comble. Il ne l’a pas vu aussi vivant depuis dix-neuf ans. Plus précisément le 04.03.2005 selon l’acte de décès. Une infection pulmonaire. Pas très distingué. Son cœur se serre. Il craint de se laisser submerger par l’émotion et la morale. Doit-il le prévenir de l’issue à venir, influer sur son destin ? Au prix de quelles conséquences ? Mais ce n’est ni le lieu, ni l’instant pour ce type de réflexions.
Le voyageur s’assied à côté de Baptiste, son frère aîné avec qui il ne partage rien. Des étrangers au même nom de famille. Malingre, visage inexpressif, haute opinion de lui-même, veule et radin, revendiqué de gauche pour mieux exprimer ses idées d’extrême droite, il travaille à l’étude notariale avec le patriarche qui l’idolâtre. Catholique pratiquant, il a rencontré son épouse aux JMJ (Journées mondiales de la jeunesse). Anne – Valérie, à la droite de son eunuque de mari, toujours dans le sacerdoce, prête à repeupler la France de petits gaulois bien purs et bien sclérosés du bulbe, (moins de quatre enfants serait un échec pour elle). Ils en ont déjà trois, aussi cons et insipides que leurs parents. La dernière personne attablée, et non des moindres est la reine mère Agnès, perverse, narcissique, hystérique et bipolaire. Matthieu les examine du regard, l’un après l’autre, en train de jouer leur petite comédie des faux semblants, sans s’imaginer qu’il sait tout d’eux, plus de secrets, de zones d’ombre, de non dits ou d’interprétations. Il a déjà tout vécu, tout entendu, tout… il se passe rapidement les mains sur le visage pour ne plus y penser, toujours étonné par ce simple contact si juvénile. Réfléchir utilement. Sa seule ambition est d’avoir les coudées franches pour réaliser ses projets, et si au passage il peut balancer deux, trois ogives, ce serait un bonus non négligeable. Son père ouvre les hostilités, « Ahhh enfin ! c’est vrai que depuis la banlieue, il est compliqué de venir jusqu’ici. Tu as pris ton passeport ? », les autres rient de ce bon mot. On commence par un mépris de classe. Pas mal. Il enchaine « Matthieu, tu es très élégant ce soir, ça change. T’es devenu pédé ? » Serrer les dents. Ne rien dire. Faire le vide. Agnès, sent que c’est le bon moment pour planter une nouvelle banderille . Les oh faussement outrés et les rires de hyène s’entremêlent. D’autres « taquineries » fusent, mais Matthieu n’écoute plus, concentré, focus, il sait ce qu’il doit faire pour gagner le respect. Sa voix est parfaitement calme, assurée, « Ça se passe bien à l’Etude ? », Charles et Baptiste arrêtent de rire, attendent de savoir où il veut en venir avec cette question d’apparence anodine. Le voyageur esquisse un sourire narquois, se redresse, fixe un point juste au dessus du sourcil droit de son père et lui adresse un regard de duelliste. Il ne dit rien, mais pense très fort à la dilapidation de la fortune familiale, aux pots-de-vin, cavalerie, utilisation frauduleuse de fonds sous séquestres, abus de biens sociaux, notes de frais pour des prostituées, redressement fiscal, condamnation, problème de santé, enfant illégitime (oui, oui, meilleure blague de 2001 !), procès en paternité, re problème de santé. Mort. Matthieu ne cligne pas des yeux une seule fois. Le temps semble suspendu, même si en réalité leur confrontation ne dure que quelques secondes. Charles cède le premier. Vaincu. Aussi fair-play que Walder Frey le jour des « Noces Pourpres » dans Game of Thrones, il salut le voyageur en levant sa coupe de Dom Pérignon rosé, qu’il déguste amèrement. Le patriarche enrage. Depuis quand ce petit con ose lui tenir tête ? Quelque chose ne lui plait pas, en particulier depuis cet appel en début d’après-midi. Une offre qu’il n’a pas pu refuser.
« Maître Dumas ? Ariane Morin, présidente directrice générale de Chronowatch, nous sommes leader dans le domaine du renseignement et de la Human Data, serait-il possible de m’accorder un peu de votre temps ? » Charles pris sa voix de miel « Madame Morin, mais bien sûr, je suis à votre entière disposition ». Il congédia d’un geste de la cuisse Vanessa, sa secrétaire dévouée de 28 ans, qui devrait remettre à plus tard la besogne qu’elle était en train de prodiguer à son tyran de patron. « Parfait, j’ai besoin de vous pour une tâche particulière. » Charles avait l’habitude des opérations à l’extrême limite de la légalité, il en était même le spécialiste. « Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Votre fils fait l’objet d’une surveillance rapprochée, nous avons besoin d’un point de contact. » Le notaire complètement affolé rattrapa in extremis le combiné qui glissait de sa main moite, « Comment ça mon fils ? Mon Baptiste ? Mais il est à côté. Pourquoi ? Ça n’a aucun sens ? Dites moi ce qu’il a fait, j’en réponds personnellement ! » sa voix était pleine de sanglots refoulés. Ariane s’agaçait « Non, votre autre fils. Matthieu ». Interloqué, Charles ne répondit pas tout de suite, rassuré, il était maintenant sur le point d’éclater de rire. « C’est un canular ? Vous me parlez du demeuré qui passe son temps en boîte de nuit et qui vit comme un rat dans un clapier de merde ? J’ai rien à voir dans son éducation. Il a été élevé par sa connasse de mère après notre divorce, il y a plus de 15 ans. Je le vois le moins possible, ce soir c’est exceptionnel, faut bien que je donne le change de temps en temps et en plus je le passe en note de frais. ». Ariane ressentait une aversion croissante pour cet homme odieux et grossier, mais elle avait besoin de lui, Matthieu était une précieuse ressource, en dépit de ce que disait Dumas père. « Monsieur Dumas, je ne vais pas abuser de votre temps, aussi précieux que le mien. dit-elle avec une pointe d’ironie, que vous le vouliez où non, Matthieu est susceptible de détenir des informations cruciales pour notre entreprise… », « Mais Madame Morin, je … », « Ne m’interrompez pas ! C’est simple, en fonction des informations que vous allez nous fournir et du respect scrupuleux de nos instructions, nous vous garantissons que l’administration fiscale renoncera à l’ensemble de vos arriérés et en fonction de vos résultats vous aurez une prime à six chiffres. Nous sommes généreux chez Chronowatch. En revanche, si vous ne respectez pas votre engagement… », « Vous n’avez pas besoin de me menacer. Votre proposition me satisfait pleinement. », Ariane Morin relâcha la pression. « Dans ce cas, c’est entendu. Un coursier vous fera livrer les consignes ». Charles raccrocha satisfait. Il avait encore du mal à imaginer que son connard de fils ait une quelconque valeur. Pour la surveillance, il trouverait bien un moyen. En attendant, il appuya sur l’interphone du bureau. « Vanessa, merci de venir immédiatement terminer le dossier sur lequel vous étiez tout à l’heure ». La chance sourit aux plus entreprenants, se dit-il tout en reculant son fauteuil à roulettes.
La marâtre vide méthodiquement son quatrième ou cinquième verre et commence à être sous l’effet de l’alcool. Matthieu regarde sa montre, c’est le moment de disparaître. Dans moins de dix minutes d’après ses calculs et souvenirs, les hostilités seront ouvertes et il n’a aucune intention de rester dans la ligne de mire. Il termine en toute hâte son homard, fabuleux au demeurant, se lève d’un coup. « Désolé, mais je suis attendu. Je vous souhaite une belle fin de soirée et à bientôt ! ». Il part si précipitamment qu’aucun des convives n’a le temps de s’en offusquer. Son père, la bouche pleine d’agneau de lait, ne peut que le suivre du regard. Il se saisit fébrilement de son téléphone portable, « Charles, qu’est-ce que tu fais ? », Agnès est à deux doigts de la crise de nerfs. Il pianote sur le clavier « cible en mouvement. Comportement inhabituel. Pas plus info. », patiente quelques secondes pour s’assurer que le message a bien été réceptionné par sa destinataire. « Ok ». Il referme le clapet. Fier de lui, comme s’il venait de sauver le monde de la famine. Le notaire a fait sa part du boulot. Ariane Morin peut passer à la caisse. Il est d’autant plus soulagé qu’elle a décidé de se charger elle-même de l’observation de son abruti de gosse, dont, après réflexion, il n’est même pas sûr d’être le père. « Non mais tu te fous vraiment de moi ! Je t’ai posé une question » Charles foudroie son épouse du regard. « Ferme la ». Baptiste et Anne – Valérie se préparent pour l’orage. Qui étonnamment n’arrive pas. Au lieu de cela, Charles commande une bouteille de Petrus 82.
Changes (2pac)
“Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.” Proverbe Amérindien
Béatrice remplit les assiettes à ras bord, tandis qu’en fond, la télé s’apprête à diffuser le programme du soir. D’ordinaire, rien ne comble plus de joie Alejandro que de partager ces moments en famille. Sa femme, son fils et Romy, qui s’incorpore parfaitement dans leur édifice. Le bonheur ne se fonde pas sur des apparats ou des artifices. Il requiert une pleine conscience, accepter de se détourner de la facilité, ne pas se plaindre, serrer les dents, réaliser la chance qu’on a de manger à sa faim, avec ceux qu’on aime. Il ne parle pas ou peu, mais dans le secret de son cœur, il convie à table ses ancêtres, ses parents, ceux qui se sont battus pour lui offrir la chance d’être maître de sa destinée. Béatrice aussi n’a pas toujours eu une vie facile, mais ensemble ils ont construit leur foyer. Pierre par pierre. Étape par étape. Leur fils est le parachèvement de l’œuvre, une œuvre qui risque d’exploser en 1000 morceaux. Comme prévu, il est revenu à l’heure du déjeuner pour fouiller la chambre de Julien. Le doute ne subsiste plus. Son fils est un voyageur. Alejandro ne se leurre pas, l’information ne restera pas longtemps confidentielle. Les « chrono traîtres » peuvent débarquer à tout moment,. Il n’a plus le choix, à la première heure demain il en parlera à Sundial. Le seul à pouvoir trouver une solution.
Romy essaye de mettre la main sur la jambe de Julien mais il se débat, à vingt ans ou à quarante sept, c’est pareil. Il adore Romy, il adore ses parents mais il ne transige pas avec l’inconvenance. En plus il est en train de lutter pour finir son assiette. Paella de rêve, toujours la même recette, mais avec beaucoup plus de saveur et de goût, à se demander ce qu’il y a de mieux en 2024, mais il n’a plus faim et s’il ne la termine pas, sa mère va s’inquiéter pour lui.
« Merci beaucoup Beatrice, c’est un vrai régal ! Je ne sais pas si nous pourrons comparer… mais Julien m’emmène à San Sebastian le week-end prochain » dit Romy sur le ton de la confidence,
La mère du voyageur fronce les sourcils, « Ah bon ? C’est bien ça, mais vous n’êtes pas trop jeunes quand même ? Partir tous les deux, et les études ? », Alejandro au contraire trouve que c’est une excellente idée, la trace est plus difficile à détecter si elle est éloignée de l’épicentre. « Bea, ils sont grands maintenant. C’est très bien de partir à la découverte du monde, on sait ensuite ce qui est important, ce qui nous tient à cœur. Par contre, Romy il faut que tu serres la vis à mon fils, je le connais celui-là ! » et il se met à rire, suivi de sa femme et de Romy. L’humour n’étant pas le fort de Julien, il se demande où il veut en venir. Il espère que ce n’est pas une manière détournée de lui dire de prolonger la lignée. « Il y a les études papa, et puis on va là-bas pour se promener et changer d’air ». Beatrice hoche la tête de droite à gauche et lève l’index, « Juste vous promener, bientôt tu vas me faire croire que c’est toi l’adulte et nous les enfants ! Au fait madame Letourneur, la voisine de la rue des Vignes, m’a dit que Romy a été très forte au bowling. C’est fou ça ! qu’est-ce qu’il s’est passé ? », Julien se renfrogne, Romy à l’inverse minaude, très fière d’elle, « Oh rien de spécial, on m’a lancé un défi, alors j’ai fait de mon mieux. Encore une fois Béatrice, Votre paella est une merveille, vous me donnerez la recette ? », « Merci ma chérie, la prochaine fois c’est toi qui la feras ». Julien tout à coup, a une fulgurance : « On a un Minitel ? », sa mère réfléchit un instant, « Oui je crois, mais on s’en sert jamais, pourquoi ? », « Je dois retrouver quelqu’un qui est vers Paris, un ami ». Son père le fixe intensément. « Fils, l’amitié est la chose la plus sérieuse du monde, on n’arrive à rien dans la vie seul et on ne peut pas non plus se regarder dans une glace si on a failli à son devoir … pourquoi penses-tu qu’il a besoin de toi ? » Romy, qui n’a jamais entendu parler d’un ami de Julien à Paris attend son explication. « C’est difficile à expliquer clairement, on s’est vus à Bordeaux, euh tu sais Romy, pendant la soirée d’Alex ! ». Il ne prend pas un grand risque en disant cela, Alex organise au moins une soirée par mois, « Ah oui… peut-être, je ne me souviens pas très bien », « Après je m’inquiète peut-être pour rien mais ça me permettrait au moins de prendre des nouvelles. ». « Julien, si pour toi c’est important, et en plus si tu penses qu’il pourrait avoir besoin d’aide, on va le retrouver, tu as quelques informations qui pourraient nous être utiles ? ». Il lève les yeux au ciel et se dit… Ouais, on était en 2024 en train de regarder un match de foot et le lendemain j’étais chez vous en 1997 …
« Je connais son nom de famille et a priori là où il habitait … habite pardon ! ». « C’est un bon début ! ». dit Alejandro avec entrain mais qui sent que la situation pourrait lui échapper. Béatrice qui ne se doute de rien, suit le mouvement, si son mari et son fils vont dans une direction, pas question de les lâcher. Romy de son côté s’interroge, Julien n’est pas le genre à avoir des intuitions ou des impulsions, elle espère que cette histoire n’aura pas de répercussions sur leur histoire.
La mère de famille, monte dans le grenier, tellement immaculé qu’une chambre stérile pourrait passer pour un dépotoir à côté. Ils branchent la relique de haute technologie pour l’époque. Julien se sent mieux, « Merci, c’est parfait, mais ne vous inquiétez pas ce n’est pas une priorité, on verra ça plus tard. ». Romy, qui en toute logique n’a pas de raison de douter, Julien n’est pas comme ça, sent quand même que quelque chose se trame. Elle le connaît par cœur et depuis quelques jours, il est différent. Quand il la serre dans ses bras, c’est intense, comme si c’est nouveau pour lui. Il la regarde avec des yeux qu’elle ne lui connaît pas. Ce n’est ni dérangeant, ni bizarre, mais quand même, et maintenant il veut retrouver quelqu’un dont elle n’a jamais entendu parler à l’autre bout de la France et en même temps l’emmener à San Sebastian, sans ses copains. Ça en revanche c’est un truc vraiment incroyable, pas la destination, le fait de partir tous les deux sans la bande. Il faudrait qu’elle arrive à comprendre ce qu’il a en tête. Béatrice rameute tout le monde dans le salon, elle a préparé du pop-corn, à la télé le film inédit de TF1 est « Un jour sans fin »., Alejandro est sur son fauteuil fétiche, pensif Julien et Romy assis bien sagement sur le canapé et sa mère oscille entre le salon et la cuisine. Malgré toute sa résilience, Julien a du mal à apprécier le spectacle sur un écran qui doit à peine faire le 1/4 de sa Samsung OLED de 90 pouces, d’autant plus que le son est quasiment inaudible par moments. « Un jour sans fin », vraiment ? et pourquoi pas « Retour vers le futur ». Il s’endort dans les bras de Romy. Sommeil perturbé. Quelque chose ne va pas. Il n’arrive pas à le définir clairement, mais c’est grave. Très grave.
Spaceman – Babylon Zoo
“Chacun de nous est un monde, composé de nombreux astres et d’une infinité de particules.” Johann Wolfgang von Goethe
Sans un regard pour la file des noctambules massée devant la porte d’entrée, Matthieu s’infiltre derrière le cordon rouge, gravit les quelques marches qui le sépare du saint des saints de la nuit, fait la bise au physio qui le complimente sur son costume, serre la main des videurs et pénètre nonchalamment dans le club. Instinct et réflexe. De retour dans son monde. Comme un junkie après sa dose, il se promet que l’incartade ne durera que le temps de la soirée. Ne pas succomber aux illusions de la fête, danse maudite avec le diable, ailes noyées dans la vodka et le gin. Ses chaussures noires se fondent dans l’obscurité. Il se glisse dans le couloir parmi les âmes égarées. Encore une porte à franchir pour accéder à l’espace VIP. Sensation de vertige. Il se demande comment son « moi » de vingt ans a résisté à la pression. Regards hostiles. Dédain. Mépris, mais on vient tout de même à sa rencontre pour s’afficher à ses côtés. Roi de la nuit artificielle, Matthieu réalise qu’à cette époque tout ce qui ne le tuait pas, le rendait effectivement plus fort ou plus indifférent. Ce n’était que quelques années plus tard, lorsqu’il avait reçu le coup de grâce, que son armure s’était fissurée, martelée sans relâche par les espoirs déçus, les promesses non tenues, les mensonges et les trahisons.
Blessé au plus profond de son âme et dans sa chair, il avait rendu les armes et tiré un trait sur la vie passée. Il respire un grand coup, se fraye un chemin jusqu’à la rambarde qui surplombe la piste de danse, ne réagit pas aux voix qui l’interpellent, ce qui le rend bien évidemment encore plus mystérieux. Inaccessible. Les décibels sont poussées à leur paroxysme, mélange sulfureux d’infra basses, de lumières, de parfums et de fumée. Stroboscopes braqués sur l’octogone central. Piste de danse pour jeunesse dorée. Remix de « Meet Her at the Love Parade » de Da Hool. Efficace. Ça sent la légère offensive contre le « Queen » en haut des Champs, tout en restant mainstream et en même temps plus pointu que « l’Arc » ou le « Duplex ». Concurrents directs. Il ne sort plus depuis bien longtemps mais le jeu de la nuit est intemporel et immuable. Le voyageur se concentre sur son objectif. Victoria qui danse (maladroitement mais avec l’excuse de sa beauté), en slow motion, fait virevolter sa mini jupe pour révéler ses jambes fuselées, mèches blondes qui s’échappent pour caresser son visage, petits seins de Bakélite qui s’agitent au diapason de ses mains fines et douces qui forment des arabesques. Lèvres gorgées de son entrouvertes. Yeux fermés. Matthieu contemple. Fasciné. Le DJ fait le job, le passage au morceau suivant, « Around the World » des Daft Punk, est impeccable, calé à la microseconde dans le rythme, l’invite à poursuivre ce rite païen et pourtant elle s’arrête net. Tout son être subitement baigné dans la lumière, s’éclaire. Il n’a pas le temps de descendre l’escalier en colimaçon, qu’elle l’agrippe par les pans de sa veste, l’embrasse sans retenue, s’arrime à lui, le rapproche au plus près d’elle. Sa bouche caresse son oreille de ses mots simples et tellement doux. « Tu m’as manqué » « Toi aussi. », « Je peux rester dans tes bras ? » « Aussi longtemps que tu veux », « Tu m’as vue danser ? », « Oui. », « J’étais comment? »« Bouleversante. » « Tu sais à qui je pensais ? » « À nous. » « Comment tu le sais ? » « Parce que je dansais avec toi. » « Pourtant tu étais loin. » « Ça n’arrivera plus. » « On se dira je t’aime tout à l’heure, pour l’instant j’ai envie de profiter de toi. « Carrément. » Ils rient, main dans la main, tout en se dirigeant vers le bar. « Merci pour la surprise, le costume, ta coupe de cheveux, j’adore, toutes mes copines sont jalouses, t’es trop beau. » Elle l’embrasse dans le cou. « Tu veux boire quoi ? » « Je sais pas, comme toi. » « Deux gin To, s’il te plaît ! » Il s’apprête à sortir sa carte dont il ne connaît toujours pas le code. « C’est bon Matthieu, offert par la maison. » il remercie le serveur déjà affairé ailleurs. « Alors, comment s’est passé ton dîner ? » « Ça a failli être atroce, mais je suis parti avant la fin », son sourire est contredit par ses yeux, « Oh mon pauvre chéri », elle lui caresse le visage. Cream de Prince met instantanément fin à son ersatz de morosité. Il l’entraîne dans une danse « muy caliente », pas du tout 97, qui malgré l’éclairage tamisé du bar fait rougir Victoria. La musique a toujours eu cet effet sur lui, sans elle, qui sait où il serait aujourd’hui. Tapi dans la pénombre, un jeune homme les observe. Grand, carrure d’athlète, cheveux longs, bruns, yeux bleus, jeans serré, chemise Ralph Lauren, une gravure de mode. Porté par le rythme, il se rapproche d’eux, ce qui a le don d’exaspérer Matthieu. « Salut, vous passez une bonne soirée ? », Victoria lui glisse un mot à l’oreille et s’échappe avec grâce. « Matthieu c’est ça ? Est-ce que je peux te parler un instant ? », la logique voudrait que le voyageur fort de son expérience ne rentre pas dans son jeu, mais il n’a pas envie de se défiler. « Si c’est au sujet de Victoria, on va être clair, c’est elle qui choisit avec qui elle veut être, tant que c’est moi, tu fais le moindre geste déplacé, je te casse les dents », « Ah non, pas du tout, ce n’est pas elle qui m’intéresse, en plus je la connais très bien, crois-moi ! », l’inconnu lui adresse un large sourire. Manquait plus que ça… Matthieu essaie tant bien que mal d’assimiler l’information, piétine sur place, trouve ça hyper malaisant, se risque à une explication, la plus diplomate possible « Tu t’intéresses à moi ? Alors en fait, je sais pas trop ce que ça veut dire. Franchement je suis un fervent défenseur de la cause lgbtq++, viens pas remettre en cause mon engagement et je sais que c’est vraiment étroit d’esprit d’être aussi hétéronormé, désolé hein, mais je joue dans une seule équipe. Tu vois par exemple, Brokeback Mountain, ça me touche sur le plan scénaristique mais je suis pas du tout prêt à transposer ce genre de trucs dans le réel, (d’autant plus que le film n’est pas encore sorti au cinéma). Bref, il y a d’autres personnes beaucoup plus open, tu vas trouver ton bonheur ! Matthieu réprime un léger fou rire en se remémorant que dans à peine quelques semaines, en ce même lieu Omer fera un pas de côté avec un jeune éphémère de retour de la Fashion week. Il eut beau se justifier en expliquant qu’un mannequin, ce n’était pas pareil, il n’avait jamais réussi à convaincre personne. En tout cas c’est super flatteur. Merci mec. » Matthieu est sur le point de tourner les talons pour rejoindre Victoria sur la piste de danse. Entre temps, il se fait tancer par un petit groupe de bourgeois qu’il n’a pas rappelé, des invitations à une soirée ultra select qu’il devait leur fournir. Il hausse les épaules et les invite à aller se faire foutre. L’inconnu le rattrape in extremis. « On sait que tu viens du futur » lui dit-il, visiblement agacé par la tournure des événements. Matthieu écarquille les yeux, mais on n’y lit pas de panique, seulement de la stupéfaction. Il éclate de rire « t’es peut-être pas gay, ce dont je doute encore, mais t’as pris des cachetons, ou je ne sais pas quelle substance. Complètement délirant ! » Intérieurement, un ras-de-marée de questions l’assaillent. Sa curiosité est immédiatement pondérée par son intuition qui ne lui commande qu’une seule chose, la fermer. Victoria danse, insouciante, sans un regard pour lui. Gala – Freed From Desire. « Want more and more, people just want more and more. Freedom and love, what he’s looking for. », l’inconnu reprend « Je ne peux pas t’expliquer en détail ici comment nous le savons et pourquoi. En fait tu portes une sorte de trace, mais le mieux serait d’en discuter dans un endroit plus calme. Victoria et ton père nous ont confirmé que… » Le beau gosse n’a pas le temps de finir sa phrase. Voile blanc. Matthieu le plaque contre une colonne de marbre et lui empoigne la gorge. Explosion de confettis et de clameur au moment où le fameux « Na-na-na-na-na, na-na, na-na-na, na-na-na » retentit, ce qui encourage le voyageur à serrer un peu plus fort. « Ecoute-moi bien fils de pute, j’ai rien à te dire, la seule trace que tu vas garder, c’est celle de mon poing dans ta gueule ». Comme sortie de nulle part, Victoria s’interpose entre eux, repousse Matthieu, qui recule de quelques pas relâche son adversaire courbé en deux, visage rougi par la privation d’oxygène, une toux rauque et saccadée s’échappe péniblement de sa trachée meurtrie. « Tout va bien messieurs ? », Malcom le videur se marre, c’est bien la première fois qu’il voit une bagarre chez les bourges. Le beau gosse, toujours chancelant, lève le pouce droit. Le chargé de sécurité en aparté glisse quelques mots « Matthieu, la prochaine fois, fais ça dehors, ou alors tu me le laisses » et il lui adresse un clin d’œil complice avant de repartir faire son tour de surveillance.
Victoria ne décolère pas, hurlant par dessus la musique. « Non mais ça va pas ? T’es complètement taré ! Pourquoi tu t’en prends à Lionel ? Il m’avait prévenue que tu pourrais avoir un comportement bizarre, mais là c’est n’importe quoi » Matthieu a l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds et d’être en plein cauchemar « Comment ça, Lionel t’as prévenue, mais de quoi tu parles ? » « Tu crois vraiment que je t’ai sauté dessus pour tes beaux yeux ? Lionel travaille pour mes parents. L’une de leurs sociétés a besoin de toi, je n’en sais pas plus, on m’a demandé de me rapprocher de toi. » Sa voix est froide, tranchante. Victoria n’a plus rien de la personne charmante et douce qu’elle était encore quelques minutes auparavant. « Que tu te rapproches de moi ? », il jette un coup d’œil au fameux Lionel qui n’a toujours pas l’air de récupérer. Matthieu, blessé et en colère, sent la réalité se fissurer autour de lui. Il serre les poings, essayant de contenir sa rage. « Alors tout ça, c’était un mensonge ? Tu m’as utilisé pour tes parents et leur business ? » Victoria croise les bras, essayant de garder une attitude indifférente. « Ce n’était pas un mensonge. Je t’aime bien, mais j’avais des instructions. Lionel m’a dit que tu comprendrais. C’est pour ça qu’on doit parler. Il faut que tu comprennes ce que tu représentes. » « Ce que je représente ? » Matthieu répète ses mots, incrédule. « Tu crois que je vais te suivre, toi et ton acolyte, pour une explication délirante ? Vous vous foutez de moi ! » Victoria soupire, une ombre de regret traversant son visage. « Matthieu, écoute… Lionel est un Chrono-Libérateur. Il travaille pour une organisation spéciale. Ils ont découvert ton voyage. Et maintenant, tu es en danger si tu ne coopères pas » Matthieu recule, la respiration saccadée. Tout son être crie de fuir mais il reste planté là. « Il y a 2 secondes, tu me dis que tu ne sais rien, maintenant tu me menaces ! Vous êtes complètement tarés. » Il secoue la tête. « Je ne veux rien avoir à faire avec vous et encore moins avec toi ». Cette fois il est prêt à partir, mais Victoria le retient par le bras. « Matthieu, s’il te plaît… C’est important. Tu dois savoir que ta présence ici a d’énormes conséquences». Il arrache son bras de sa prise. « Tu avais ta chance, Victoria. Maintenant, c’est fini. »
Matthieu s’éloigne, les mots de Victoria résonnent dans sa tête. Il fait volte-face et la regarde droit dans les yeux « Tu as raison, je viens du futur. Je peux te raconter deux choses, la première tes parents vont finir ruinés, la deuxième, méfie-toi des implants, passer la moitié de sa vie défigurée ce n’est pas le top. » Matthieu éclate d’un rire sardonique. Lionel se redresse péniblement, s’approche de Victoria, qui semble dévastée.
Matthieu sort du club, ses pensées tourbillonnant à un rythme effréné. La nuit est fraîche, il respire profondément, essaye de se calmer. Sa relation avec Victoria est terminée, ce qui est une bonne chose, mais il doit rester sur ses gardes, d’autant plus maintenant qu’il lui a raconté n’importe quoi par bravade. Ses projets viennent de prendre une nouvelle tournure, il doit comprendre ce que signifie réellement être un voyageur du temps. Et si c’était sa mission, devenir un ange du chaos ?
Il hèle un taxi qui s’arrête pour le raccompagner à son domicile. Il sifflote une chanson, énième anachronisme, « Les singes viennent de sortir du zoo, Ton cadavre derrière quelques plots, Le sang est plus épais que l’eau, Armés comme à l’époque du Clos, Les singes viennent de sortir du zoo, 2-7-Z-E-R-O, Back to the future… »
Roads (Portishead)
« La vie est un voyage à faire à pied. » Jules Renard
La route s’étire devant eux, une bande d’asphalte luisante sous le soleil de début d’après-midi, serpentant à travers les collines verdoyantes qui bordent le pays basque.
« Tu viens de faire toute la route sans regarder une seule fois la carte », dit Romy admirative. Julien aurait été bien en peine de lui expliquer qu’il part au moins deux fois par an au pays basque depuis ses trente ans. « Oui, je l’ai bien étudiée avant de partir. » Romy, dans une fine robe blanche à fleurs, recule le siège pour allonger ses jambes, sa main sort parfois par la fenêtre pour caresser le vent. Le temps est délicieux. Le soleil se réfléchit sur ses lunettes noires. Julien semble aller mieux. Elle a eu une sacré frousse après son réveil en sursaut, on aurait dit un possédé, comme dans les films d’horreur qu’elle déteste. Quelque chose ne va pas, mais même lui n’a pas l’air de bien comprendre de quoi il s’agit. Il parlera lorsqu’il sera prêt. Elle fredonne « Welcome to the Hotel California, such a lovely place (such a lovely place), such a lovely face », la radio grésille sans cesse mais elle reconnaît l’air. Elle passe son autre main dans les cheveux de Julien. Que peut-elle demander de mieux ? Il roule vite et bien, avec assurance et naturel. Les imperceptibles changements qu’elle détecte en lui ne la gênent pas. Ils ont revu leur bande de copains, sans heurts, Loïc de plus en plus gentil avec elle et les autres toujours aussi cool. Ils sont juste un peu déçus de ne pas être conviés au road trip basque, mais Julien a calmement rétorqué qu’il voulait être avec elle, et elle seule. Romy se sent unique, privilégiée et amoureuse. Sa connaissance de l’Espagne est limitée, des autres pays aussi d’ailleurs. Ses parents gagnent correctement leur vie mais n’ont pas l’âme baroudeuse. Elle est catholique, baptisée mais non pratiquante, elle n’a jamais senti l’appel de la religion ou de Dieu. Et pourtant en traversant ces paysages nouveaux pour elle, elle sent une sorte de communion avec la nature. Elle vient de trouver le mot qui définit le mieux Julien, sérénité. Elle s’en inspire aussi au quotidien. Ils apprennent beaucoup l’un de l’autre, se connaissent par cœur. À part cette histoire de copain à Paris qui lui semble factice. Une sorte de zone d’ombre. Elle n’éprouve pas de jalousie, c’est plus diffus, mais il arrive toujours à la distraire. Un sourire, un geste doux. Elle n’a pas envie de tout savoir mais au moins de comprendre. Alejandro prend les choses en main, il s’occupe de retrouver ce fameux Matthieu. Ça ne l’empêche pas de savourer ce week-end surprise.
Julien trouve, pour Romy, le plus bel hôtel possible. Pas cossu mais en même temps très confortable, la chambre est littéralement un nid d’amour. Ils restent un moment les bras l’un dans l’autre, savourant leur présence mutuelle, sans mot, sans chercher à brusquer l’instant. Ils se comprennent instinctivement, intuitivement, à l’odeur, aux gestes, à la respiration, musique de l’âme et du cœur alchimique. Après s’être offerts l’un à l’autre et s’être dit tout ce qu’il est possible de dire dans d’aussi sublimes circonstances,
ils s’en vont libres et comblés faire un tour au petit parc d’attractions Monte Igueldo. Julien l’emmène manger une glace. Romy, qui aime la vanille et le chocolat, prend cassis et fraise, dégustant avec plaisir les parfums de Julien, qui sait que ça finira ainsi.
Julien commence à avoir un sommeil agité. Romy fait tout pour le calmer. On dit qu’il ne faut jamais perturber un somnambule pourtant elle a envie de le secouer. Il se recroqueville, se raidit, parle, « non pas ça, pas maintenant », et d’un coup il émerge des songes, « on doit partir à Paris », « mais pourquoi ? », « il faut qu’on soit avec lui ». « Mais de quoi tu parles ? », « J’ai juste besoin de ta confiance », « Mais, Julien, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes. » « Il y a du thé ou du café, tu veux quelque chose ? » Il se lève, groggy, en pleine nuit, à ses côtés, Romy, à moitié apeurée sans savoir pourquoi. Il raconte une partie de l’histoire, pas tout, pas vraiment, mais sincèrement, de quoi l’aider à comprendre une situation qui n’a pas de sens logique ou rationnel. Il se base sur sa responsabilité d’ami, d’adulte, il a ressenti un truc. Il faut en avoir le cœur net.
Ordinary World (Duran – Duran)
« On est vraiment con quand on a vingt ans. » Arthur Rimbaud
3h40. Enfin chez lui. Seul. Impossible de dormir. Premier constat : il est toujours en 1997. Deuxième constat : son retour dans le passé avait bien commencé, puis tout était parti en vrille, comme toujours, mais cette fois il n’y est pour rien, enfin, pas vraiment. En retrouvant son corps de vingt ans, il a naïvement oublié qu’il vient du futur, et par conséquent, que sa valeur est supérieure à celle de Mbappé, Messi et Bolloré combinés. Un mot sur le 11 Septembre et tout pourrait être chamboulé. Il veut juste gagner de l’argent et se faire une place au soleil, mais manifestement, tout le monde n’est pas d’accord avec ses projets. De qui se méfier ? En qui avoir confiance ?
Matthieu allume la N64. Jouer lui permet de se calmer et de réfléchir. Petite satisfaction : Golden Eye n’usurpe pas sa réputation de référence du genre vidéoludique, même après vingt-cinq ans d’évolution dans le domaine. En s’emparant de la manette, le voyageur s’offre une brève incursion dans son propre passé, savourant le frisson de nostalgie qui le parcourt. Alors qu’il s’apprête à arrêter la partie, une douleur fulgurante le saisit. Il porte instinctivement sa main sur son front et plisse les yeux, tentant désespérément de contenir la migraine intense qui le submerge. Il envisage cette souffrance comme un symptôme du décalage temporel, un effet secondaire non encore résolu. Comme si son moi de vingt ans, avec ses impulsions et souvenirs, tentait parfois de reprendre le dessus, le plongeant dans une confusion mentale et émotionnelle profonde.
Son juke-box Sony 200 CD opère en mode aléatoire avant de s’arrêter sur l’album “Wish You Were Here” de Pink Floyd et sa chanson éponyme. Le son est au minimum, mais ça lui suffit pour s’imprégner de la mélodie. Les paroles font écho à son désir brûlant de réussir cette nouvelle vie. Des années de frustration, de peurs, de doutes enfin rayées de la carte ? Les continuum temporels, l’espace-temps, des balivernes pour geeks ou vieux schnocks. Malgré sa réticence, il se rappelle avoir lâché quelques confidences à Victoria lors de leur soirée, pas très malin : « Imagine que tu fasses un bond dans le temps et que d’un coup tu te retrouves dans le futur, à un âge avancé, tu ferais quoi ? » « Mais Matthieu, je ne comprends pas ta question ? » « Ou à l’inverse, depuis 2024 jusqu’à maintenant ? » Elle l’avait regardé, un demi-sourire aux lèvres et les yeux brillants. Il avait mis ça sur le compte de l’amour naissant. « Ça changerait quoi pour toi ? » Elle avait réfléchi un léger instant, « Ça dépend, je suppose que cela susciterait des convoitises. » Il s’était tu, convaincu qu’elle n’avait rien compris à son délire. Sa réponse prend un autre sens avec le recul. On est vraiment con quand on a vingt ans.
Autre pensée qu’il veut éviter : face à ses dépenses récentes, son compte bancaire est un désastre et s’il doit fuir, il aura besoin d’un maximum de ressources. La tentation de faire chanter son propre père ou de se lancer dans des activités illicites comme le vol (Lucia Gonçalves) ou l’extorsion de fonds se fait de plus en plus pressante. Matthieu, qui n’a jamais enfreint la loi de sa vie, se trouve à la croisée des chemins, confronté à des choix moraux sans précédent. Il saisit la télécommande du décodeur Canalsat et commence à zapper, un peu péniblement, entre les chaînes. Il s’étonne néanmoins de sa capacité d’adaptation : vivre sans smartphone est une gageure. Sur la seule chaîne d’information continue, les images sont chaotiques, ponctuées de flashs, de gros titres clignotants, et de voix en état d’alerte. Les scènes filmées depuis un hélicoptère en mouvement montrent des débris et un début d’incendie. Le contraste est saisissant entre la quiétude de son salon et l’intensité de la scène à l’écran qui le frappe de plein fouet, comme un uppercut de Mike Tyson. Après quelques essais infructueux, il commute le son de la chaîne hi-fi sur la télévision. L’annonce tombe comme un couperet : « Le Boeing 747 FKW-450-616 en partance de Paris à destination de Lausanne en Suisse s’est écrasé dans un massif montagneux, rendant extrêmement difficile l’accès aux sauveteurs. À son bord, 72 passagers ainsi que le personnel navigant. Selon les premières informations, il n’y aurait aucun survivant. L’attentat est revendiqué par un groupe jusqu’alors inconnu, les Chrono Libérateurs. »
Matthieu, submergé par la confusion et le choc, lâche la télécommande. Des larmes coulent sans interruption sur ses joues. La pièce semble rétrécir autour de lui, emprisonnant son corps et son âme dans un étau de douleur. Ça va au-delà de ce qu’il avait imaginé, ce n’est pas de la paranoïa, ils sont prêts à tout. « Putain, c’est pas possible. » Il frappe sa tête contre le mur, d’abord doucement, puis avec de plus en plus de force. Il se saisit d’un coussin, enfouit sa tête à l’intérieur, étouffant ses sanglots de panique. Pourquoi est-il revenu en 1997 ? Pourquoi maintenant, pourquoi lui ? Soudain, une idée folle lui traverse l’esprit. L’incantation, repartir à son époque au plus vite. Est-ce possible sans Julien ? Il refuse de croire à cette réalité, préférant un voile d’ignorance, la colère, ou même la fureur destructrice. Au milieu de cette tempête émotionnelle, une lueur de lucidité perce, façonnée par ses expériences, « Et si ce n’était effectivement pas réel ? » Le timing de l’annonce, la qualité trop nette des images, tout lui semble soudainement orchestré, comme si chaque détail avait été conçu pour générer en lui un impact maximal. L’idée d’une manipulation le traverse comme un éclair. Il se ressaisit mais reste prudent, il est peut-être sur écoute, ou des caméras le surveillent, ils veulent l’intimider, lui faire peur. Sa résolution est de plus en plus claire, il ne reculera pas. S’ils veulent la guerre, ils auront la guerre. John Rambo.
Interlude
Véra a les larmes aux yeux, sa voix brisée par un sanglot à peine contenu. « Je connais cette histoire, l’accident d’avion dont vous parlez. » « Je sais, » répond le vieil homme, sa voix grave résonnant dans le silence lourd de la pièce. « Comment pouvez-vous le savoir ? » demande-t-elle, l’incrédulité teintant sa question d’un ton de défiance douce. Le silence est sa seule réponse, un silence qui parle plus que des mots. « Vous comprenez d’autant mieux l’inquiétude de Matthieu ? » « Oui, » acquiesce-t-elle simplement, un soupir lourd de non-dits s’échappant de ses lèvres. Le vieil homme se lève avec difficulté, s’appuyant sur le cadre de sa chaise pour trouver son équilibre. Le disque de vinyle glisse avec une précision rituelle sur le plateau du gramophone. Les premières notes du violon de Stéphane Grappelli se mêlent bientôt aux accords de guitare de David Gilmour, avant que la voix iconique de Roger Waters ne vienne compléter le trio. « So, so you think you can tell. Heaven from hell? Blue skies from pain? Can you tell a green field. From a cold steel rail? A smile from a veil? Do you think you can tell? »
« Je ne peux pas encore tout vous révéler. Laissez-moi poursuivre mon récit. »
Maria Maria (Santana)
« La musique est la langue des émotions. » Emmanuel Kant
À l’aube du 13 avril, Julien est taraudé. Poursuivre son week-end ou suivre son intuition ? Son cerveau est en effervescence. Au fond de lui, il a peur. Son instinct de conservation est si développé qu’il ne peut pas accepter d’en être la proie. Romy, bien que résolue, se sent désemparée face à des phénomènes qu’elle juge inexplicables et qui vont à l’encontre de ses croyances et de ses certitudes. La plus grande crainte de Julien est désormais que Matthieu ne provoque des dérèglements à grande échelle et, dans une moindre mesure, qu’il tente de repartir en 2024, l’emportant avec lui dans des limbes temporelles, un endroit dangereux dont on ne peut s’échapper.
Ajoutant de l’étrangeté à la situation, il appelle son père depuis la petite cabine téléphonique qui se trouve en face de l’hôtel. Alejandro donne l’impression de comprendre l’enjeu, sans en être étonné ni inquiet. D’après ses dires, le Minitel lui a permis de retrouver la boutique de la mère de Matthieu. Comme raison de son appel, il a invoqué une fête pour les 21 ans de Julien à Bordeaux. Elle lui a donné son adresse et son numéro de téléphone sans plus de cérémonie, le quittant sur un « bon courage » avant de lui raccrocher au nez. La fameuse politesse parisienne sans doute. Julien se sent libéré d’un poids après avoir griffonné les coordonnées de son binôme temporel sur un morceau de feuille que Romy a arraché à l’annuaire local. En bon soldat du XXIe siècle, il a l’habitude de tout noter sur son téléphone. Qui a besoin d’un stylo en 2024 ?
Avec ces nouvelles données, il peut envisager de remettre à plus tard son voyage à Paris. « Merci papa », « C’est normal fils, on parlera de certaines choses à ton retour, c’est important. » « Alors ? » Romy trépigne d’impatience de connaître la suite. « Mon père a réussi à le localiser. Je suis désolé de t’infliger toutes ces péripéties. Ce n’est pas comme ça que j’avais prévu notre week-end. » Son visage trahit une profonde contrariété. « Je te l’ai dit, quoi qu’il se passe, je resterai à tes côtés, c’est juste que j’ai du mal à tout saisir. » « Crois-moi, je suis autant que toi dans le brouillard. » Pragmatique, Julien décide néanmoins de ne pas se laisser déborder par l’émotion. Pourquoi Romy devrait-elle subir les conséquences d’une situation qui ne la concerne pas directement ?
Comme un pansement à ses tourments, les premiers rayons dorés du soleil se posent nonchalamment sur San Sebastian. La ville s’éveille au doux rythme de la mer. Les ruelles pittoresques de la Parte Vieja commencent à s’animer avec les rares lève-tôt, l’air chargé des arômes de pâtisseries fraîchement sorties du four et de café torréfié, qui attirent locaux et touristes dans les cafés au charme désuet. La beauté sereine de la baie de La Concha, avec ses sables immaculés qui s’incurvent doucement dans les eaux azurées, offre une tranquillité ironiquement intemporelle.
Julien et Romy, main dans la main, se promènent le long du Paseo de la Concha, cette promenade encadrée par des balustrades en fer forgé et des lampadaires élégants, illustration parfaite du charme basque et de son art de vivre. Des enfants jouent au bord de l’eau, leurs rires se mêlant aux cris des mouettes, tandis que des couples âgés passent lentement, leurs mains jointes également, satisfaits dans leur compagnie silencieuse. Pourtant, malgré la paix extérieure, l’esprit de Julien demeure une mer tumultueuse. Observant les vagues caresser doucement le rivage, ses pensées sont tout sauf calmes. Le contraste entre la sérénité externe de San Sebastian et la tempête qui fait rage en lui ne peut pas être plus frappant.
San Sebastian, avec son charme d’ancien monde et sa vitalité moderne, se présente comme un rappel criant de ce que la vie devrait être pour Julien : simple, belle, calme. Alors qu’ils s’arrêtent pour admirer la vue depuis le Palais Miramar, surplombant l’île de Santa Clara, Julien ressent le poids de l’histoire, d’une ville qui a résisté à l’épreuve du temps, mais reste vulnérable aux caprices du destin. Il se demande, non sans une certaine appréhension, si ses actions impactent non seulement les trajectoires des personnes qu’il rencontre, mais surtout le cours de l’histoire dans sa globalité. Auquel cas, que peut-il dire ou faire pour ne pas causer de dégâts à son nouveau monde ?
Runaway Train (Soul Asylum)
Qu’est-ce que la souffrance ? La souffrance est le témoignage le plus pur de notre humanité, une empreinte indélébile laissée par nos pertes et nos désirs inassouvis.
Cette question mérite une réponse ancrée non pas dans l’abstraction, mais dans le vécu palpable et douloureux des âmes égarées. À ce moment précis, Matthieu, tiraillé entre 2024 et 1997, est une incarnation de tristesse, de haine, et de froid — ce même froid éternel qui semble avoir emporté son histoire avec Victoria. L’idée même de sa trahison lui était désormais insupportable, indécente, et totalement indigne d’elle. Désemparé. Que peut-il faire face à des êtres capables de faire sauter un avion, dans le simple but de l’intimider ? Nuit blanche. La fatigue commence à le faire dérailler. Dans un geste presque maniaque, il fouille et refouille chaque recoin de son appartement à la recherche d’une hypothétique trace de leur présence, micro, caméra, n’importe quoi, une preuve tangible qui lui permettrait d’accepter l’affreuse vérité.
Pendant ce temps, l’écran de télévision continue de déverser son flot d’images. Les bandes-son du sensationnalisme et de la contrition feinte résonnent dans l’appartement. Matthieu, observe sans vraiment voir. Il y a désormais tout lieu de penser que le drame s’est vraiment produit, ce qui n’empêche pas sa raison véritable. Il s’habille rapidement, jeans, sweat, baskets, prenant simplement ses clés, ignorant son téléphone.
Au petit matin, il être dans les rues animé par l’espoir de trouver une issue à son problème, comme si épuiser son corps pouvait lui révéler la vérité. Son esprit d’adulte est tourmenté par les paroles de “Runaway Train” de Soul Asylum. “Seems like I should be getting somewhere,”.
Mais où ? Sa cavalcade éperdue n’est interrompue que par ses cris, ses pleurs, ses hauts-le-cœur. Lorsqu’il s’effondre, épuisé, à bout de forces, couché en position fœtale devant le porche d’un immeuble, une berline noire s’arrête à sa hauteur. Omer et sa mère en sortent pour l’aider à monter, son père est au volant le regard chargé de mépris.
En aucun cas il ne peut s’agir d’une coïncidence, plutôt que d’user de la manière forte sur lui, ils cherchent d’abord à le saper, corps et âme.
Beau joueur, Matthieu décide d’accepter sa défaite, sans pour autant exprimer ni gratitude ni rejet. Il se laisse emporter, résigné, mais son esprit calcule déjà. « Pour découvrir la vérité derrière cette orchestration, je dois observer, apprendre. » son cerveau d’adulte se fait la promesse silencieuse que, s’il s’agit d’une manipulation (à quoi bon encore douter), les chrono libérateurs ou peu importe leur nom, ne resteront pas dans l’ombre longtemps. Il s’arc-boute derrière sa farouche volonté de découvrir la vérité cachée derrière les apparences.
Pendant ce temps-là à Cestas, Julien s’assied pour le rituélique petit-déjeuner avec ses parents. La une du journal matinal, que son père compulse chaque matin est entièrement consacrée à un crash aérien survenu la veille. Il se lève pour se servir un café, toujours en proie à une insidieuse sensation d’épuisement et de désordre intérieur. Il n’a jamais été passionné par ce genre de sujets, mais il s’étonne de n’avoir conservé aucun souvenir de cet accident. Par dessus l’épaule de son père, il s’efforce de trouver quelques éléments qui pourraient rafraîchir sa mémoire… « Chrono Libérateur ! », il pointe du doigt le titre qui les désigne comme instigateurs de l’explosion. Était-ce là la source de ses récents cauchemars? Son père toussota doucement, un signal discret mais clair pour attirer son attention. « Viens, on va parler. » « Et ton travail ? » Julien est inquiet. « Je vais dire que je ne me sens pas bien. Ce sera la première fois en dix ans. » Cette déclaration, chargée d’une gravité inattendue, marque l’importance de leur discussion imminente. Ils marchent à l’extérieur, laissant derrière eux une Béa perplexe. « Mais vous allez où ? » leur lance-t-elle. « On va faire un tour » Alejandro n’a pas d’autres choix que cette réponse évasive, tout en poussant Julien vers la porte.
« C’est la meilleure, celle là », s’exclama Béatrice à voix haute, le torchon toujours à la main. Leur marche est réfléchie, chaque pas mesuré sous le poids du dialogue imminent. « Julien, tu sais que je suis un homme de faits. Mais récemment, j’ai noté un changement chez toi. Ta manière d’être, tes mots, ton regard… tout cela signale un bouleversement profond. Je ne suis pas adepte du surnaturel, ni des élucubrations. J’ai appris à te connaître, depuis ta naissance, chaque jour à ton contact. Je n’attends pas de toi une explication précise. Au mieux tu me mentirais et au pire tu me raconterais quelque chose auquel je ne pourrais souscrire et pourtant ». Julien écoute attentivement chaque mot prononcé par son père sans trahir aucune émotion, ajoutant une couche de tension entre eux.
« Il y a peut-être plus, entre toi et cet événement, que de simples coïncidences. » Le ton de son père est bas, presque conspirateur, suggérant des profondeurs cachées. Julien, troublé mais curieux, sent l’importance de ses mots. Son père continue, « Et si les possibilités de notre existence étaient plus vastes que ce que l’on perçoit ? » Malgré toute la fatigue et le poids d’un âge qui ne correspond pas à son corps, ses yeux ne peuvent mentir. Il réfléchit un instant regarde son père, « Si tu avais la possibilité d’avoir 20 ans à nouveau, est-ce que tu le ferais ? »
Alejandro sourit «Je suis satisfait de ma vie aujourd’hui et mes jeunes années n’étaient pas très exaltantes. Cependant, je pense de façon purement hypothétique que ce choix serait conditionné, soit par la frustration de ne pas avoir obtenu un futur escompté, soit de désirer ardemment revivre une période bénie de sa vie. Et toujours de façon hypothétique, que celui qui revivrait un passé qui serait finalement pire que son futur … aurait entre ses mains le pouvoir de semer la terreur et le chaos. Tu dois partir immédiatement à Paris retrouver ton ami et agir pour le bien de tous. En attendant, je vais chercher le pain. Rentre et prépare ton voyage. ». Ils se séparent chaleureusement, Julien portant en lui un mélange de détermination et de doutes.
À quelques mètres de là, une voiture noire de modèle Peugeot 605 fait trois appels de phares. Alejandra jeta quelques regards autour de lui avant de monter à l’arrière. Un homme d’une cinquantaine d’années à la moustache fournie et aux yeux perçant cerclés de lunettes rondes à monture dorée, est installé sur la banquette arrière à gauche. Le chauffeur, un grand blond aux cheveux courts portant un blouson starter des New York Yankees sort du véhicule, allume une cigarette, tout restant aux abords, surveillant du coin de l’œil les rues au calme résidentiel.
Le Moustachu attend que Alejandro referme la portière «Qu’en pensez-vous Al ?» demande-t-il abruptement. « Monsieur, pour le premier sujet tout semble sous contrôle. En revanche pour le deuxième, je peux me faire une idée mais certainement pas un avis précis. Je manque encore de données. », répond Alejandro sans un mouvement de tête, de sa voix calme et maîtrisée. L’homme aux lunettes se redresse afin de montrer sa supériorité. « une équipe a été dépêchée sur place dès confirmation de nos soupçons, sans compter notre homme de terrain toujours présent »« Mais l’avion, était-ce nécessaire ? » demanda Alejandro avec curiosité. « Vous avez eu une remarquable intuition de nous prévenir aussi rapidement et surtout de fouiller la chambre de votre fils. Si c’est ce à quoi nous pensons, et tout porte à le croire, alors la France pourra s’assurer une position dominante dans le monde, cela justifie quelques efforts et des sacrifices ». Alejandro reste impassible. Sundial lui a confié cette mission d’agent double grâce à cette capacité, malgré tout en son for intérieur, il est résolu à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour protéger son fils. Arc-bouté sur ses principes, il a l’intime conviction d’agir pour une juste cause. Le reste ne lui appartient pas.
Give it away – (Red Hot Chili Peppers)
« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » Albert Einstein
Réveillé en sursaut, Matthieu peine à assembler ses pensées. Les sédatifs administrés pour le tenir tranquille semblent déformer le tissu même de sa réalité, embrouillant ses souvenirs passés ou futurs avec des sensations de torture intérieure renouvelée. Il s’impose le silence et se répète ses mantras : Ne te fie à personne, reste sur tes gardes, sois vigilant, paré à toute éventualité.
À la dérobée, il capte des fragments de conversation entre son ascendant et le médecin : des mots chuchotés sur son état mental, sa conduite au restaurant, son père insistant sur la nécessité de le faire interner. Il connaît un endroit parfait, sûr et discret. Il suffit que le professionnel de santé donne son accord, et le tour est joué ! Le cœur de Matthieu bat à tout rompre, cet enculé veut le livrer aux Chrono Libérateurs, il le sent, ça ne fait aucun doute. Sa mère, en écho, s’épanche sur le drame que lui fait vivre ce « bon à rien » de fils depuis sa naissance, qui mérite encore plus certainement la potence que l’opulence d’une maison de santé. Le médecin, troublé par un tel manque d’empathie, tente de modérer les esprits, parle d’un léger choc nerveux, se veut rassurant sur l’évolution de son patient qui ne présente aucune pathologie ou signe de démence, si ce n’est une intense fatigue. Il les invite à se retirer pour laisser le malade récupérer. Les Thénardier s’en vont, momentanément vaincus. Matthieu ne se sent pas soulagé pour autant, ce n’est que partie remise.
Seul enfin dans le crépuscule de sa chambre, le voyageur se perd dans ses pensées. Les fragments de son passé, réels ou imaginés, s’entrechoquent. Comment l’avaient-ils retrouvé alors que lui-même errait totalement au hasard ? S’agissait-il de la fameuse « trace » dont lui avait parlé Lionel ? Un genre d’horcruxe à la Harry Potter ? Et cette sourde et insupportable conviction d’être manipulé, surveillé… il vient d’en avoir la confirmation, son paternel au téléphone, qui croyait Matthieu dans les vapes et avait échangé avec un interlocuteur qu’il n’avait pas réussi à identifier : « Tout est en place, il ne se doute de rien. Ne vous inquiétez pas. Un peu de patience, il acceptera de gré ou de force. En ce qui concerne mes petits tracas administratifs, ils sont réglés comme convenu ? Parfait, je vous laisse. » Rien de nouveau sous le soleil pour Matthieu qui s’est fait à l’idée d’une machination à son encontre. Maintenant, il se heurte aux problèmes pratiques, comment inverser la tendance ? Où se cachent les membres de cette organisation ? À la limite, il se fout de connaître leur origine et leur motivation, il veut juste les mettre hors d’état de lui nuire. Comme un con, il a rompu le contact avec Victoria et en mode « seul contre tous » il n’a clairement aucune chance. Il lui faut des renforts. Matthieu élabore des plans de plus en plus farfelus. À sa décharge, il vient de 2024, le temps où l’idée de la terre plate est plus crédible que la théorie de l’évolution, où des gens très instruits savent, de source sûre, qu’il existe un endroit secret où se réunissent JFK, Michael Jackson, Marilyn et Tupac pour présider aux destinées du monde avec des juifs-maçons-reptiliens-illuminatis, où le mensonge supplante sans démenti la vérité, où la fiction dépasse de très loin la réalité, où un lémurien peut atteindre plusieurs millions de followers sur les réseaux, où les vrais criminels sont innocentés et les victimes condamnées par le tribunal de l’opinion publique. Il ne va quand même pas se faire avoir par des gens qui n’ont jamais vu TPMP, joué à Candy Crush ou écouté Taylor Swift ? Il faut tout reprendre à zéro, avec un premier impératif : faire profil bas. L’espoir renaît. Matthieu, depuis son choc émotionnel, retrouve tous ses souvenirs, même les plus anciens, et pressent l’apparition prochaine de nouvelles capacités. Il n’a pas d’autre choix que de faire appel à la seule personne qui, en ces temps anciens, peut le croire et l’aider…
Pour l’instant, il n’a pas d’autre choix que de recharger les batteries et dormir. Plongé au plus profond des bras de Morphée, ses rêves se déroulent en 2024. Victoria est là, aussi belle qu’à ses vingt ans mais plus âgée et surtout prête à tout pour le tuer. Est-ce une prémonition ? Le songe est beaucoup trop réaliste, se dit-il avec effroi.
10h20, il a pratiquement fait un tour de cadran. La radio diffuse You Learn d’Alanis… comme par hasard. Omer et Matthieu ont convenu de se retrouver à Châtelet pour faire le point sur leur projet commun et surtout voir Andry – Kumail, dit Apu, surnom choisi en hommage aux Simpson. Omer attaque d’entrée : « Mais il t’est arrivé quoi samedi soir, t’as craqué ? » Il prend un air suspicieux, « C’est chez toi que j’ai oublié mon 25g de Skunk ? Parce que c’est ma meilleure weed et ce serait vraiment pas cool de ta part si t’as tout fumé. » Matthieu n’a pas l’intention de rentrer dans ces gamineries. « Écoute, il se passe un truc bizarre, je ne peux rien te dire de plus pour l’instant. » Omer rit comme un bossu, « Non mais c’était vraiment chelou de faire les condés de la bac avec tes parents et de te retrouver comme une cloche dans la rue. Pendant tout le trajet, il n’arrêtait pas de poser des questions, sur ton comportement, si tu avais tenu des propos étranges sur le futur ou sur des événements à venir. Famille de tarés ! » Matthieu ne peut qu’acquiescer. « Apu doit être arrivé ! », Omer lève les yeux au ciel, « Justement, t’es sûr ? La dernière fois ça ne s’est pas très bien passé. » « Ah bon ? Je ne m’en souviens pas. » « Crois-moi, tu vas vite te rappeler. » Ils finissent leur bière cul-sec. Matthieu a besoin de réponses, et maintenant.
Sango Games est une petite échoppe bien située dans le quartier des Halles, à la pointe de la nouveauté en matière de jeux vidéo et de comics. Apu est derrière son comptoir, avec son style inimitable : aussi grand que maigre, fine moustache façon John Waters, dreadlocks, t-shirt Metallica. Lunettes de soleil Wayfarer. Sorte de proto-geek. Un écran de télé suspendu au-dessus des vitrines en verre diffuse en boucle une démo de Tomb Raider, l’autre TV est en libre accès aux joueurs qui se lancent des défis sur FIFA 97. Apu est dans sa phase Rap, Punk, Ska. Du coup, il passe les Red Hot Chili Peppers à fond. Devant lui, une pile de jeux qui vaudra une petite fortune en 2024, de l’autre des comics de valeur équivalente dans le futur, mais qui, pour l’instant, s’échangent majoritairement entre collectionneurs. Omer et Matthieu se frayent un chemin parmi les habitués et autres chineurs. « Salut Apu, est-ce que je pourrais la voir ? C’est vraiment très important. » Au ton de sa voix, le commerçant comprend qu’il n’est pas nécessaire de retarder l’échéance. Il appuie sur un petit bouton blanc sous le comptoir. Maya sort de la réserve. Maya fait un léger mouvement des yeux pour montrer Omer. « Apu, prends ta pause déjeuner, vas-y avec lui, je m’occupe de Matthieu pendant ce temps », dit-elle d’un ton hautain et méprisant. Apu, qui est un adepte du Peace and Love, ne se fait pas prier. « Oui c’est une bonne idée. Omer, je t’offre la première tournée ? » « Ah je sais pas, ça me gêne de laisser Matthieu. » Apu le presse un peu, « Ils vont encore avoir un débat sur je ne sais pas quoi, je préfère éviter d’être là ! » Omer réfléchit un instant, « Oui tu as raison, en plus on va pas y passer cinq heures. À tout’. » « Oui, bon app’. » « C’est bon, ils sont partis. » Matthieu semble hésiter, « Écoute Matthieu, soit tu me dis tout, soit tu me dis rien, mais décide-toi. » « J’ai quarante-sept ans et je viens de l’année 2024. » Maya a un mouvement de recul, se mord la lèvre. Elle crie « On ferme ! La boutique rouvre cet après-midi à quinze heures. » Elle presse les derniers clients qui s’en vont en traînant les pieds. « OK, va falloir tout me raconter sans exception. »
Black Hole Sun (Soundgarden)
“La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie.” Sénèque
« Où est ton père ? » La question est posée sur un ton faussement enjoué. Julien déteste mentir, en particulier à sa mère. « Il est allé faire des courses, je crois. »
« Ah d’accord, mais pourquoi voulait-il discuter avec toi ? C’est à cause de l’accident d’avion ? Tu sais, ce sont des choses qui arrivent. Mon pauvre chéri, j’espère que ça va ? »
« Oui, très bien, ne t’inquiète pas », répond Julien en se saisissant du journal avant de se retirer dans sa chambre.
Même si son père est particulièrement méticuleux, Julien a la certitude que quelqu’un a regardé son carnet. Il n’est plus exactement à sa place. Il a besoin d’assembler ses idées. Seul. Pour cela, le meilleur moyen est de faire une randonnée en forêt. Il prévient Romy de son intention, qui décide, quant à elle, de rejoindre leur bande au Beausoleil. Julien prend son carnet et le met dans son sac à dos ; il en aura besoin à Paris. Sa tête le fait moins souffrir, mais il se sent encore fébrile et nauséeux.
Lors de leur dernière conversation, Romy a fait la sourde oreille, malgré les avertissements de Julien sur la finalité du séjour. Elle a balayé ses arguments d’un revers de la main ; qu’il le veuille ou non, elle partirait à la capitale avec lui, point final. L’éventualité d’un piège devient de plus en plus concrète. Dire que sa principale motivation pour revenir à cette époque était d’être avec ses copains et sa petite amie de l’époque ! Tout ça commence à l’ennuyer terriblement. Il n’a pas l’âme d’un justicier, ni d’un enquêteur. En plus, il a toujours eu une excellente relation avec son père et ne veut pas que cette histoire mette en péril leur équilibre. Matthieu n’aura pas d’autre choix que de se montrer raisonnable, indispensable pour que Julien retrouve son calme et sa sérénité. Et si cela implique des conséquences fâcheuses pour son ami, tant pis, il n’hésitera pas une seconde.
Qui sait, une fois le problème réglé à Paris, il pourra proposer à Romy de l’accompagner aux États-Unis. Une semaine pour lui faire découvrir le Colorado, ce serait chouette, mais d’un autre côté, il est sans doute préférable d’attendre d’avoir 21 ans ; c’est plus commode là-bas. Ou alors la Finlande, les glaces n’ont pas encore fondu, ce serait un beau spectacle. Il s’efforce de ne pas écouter une petite voix espiègle au fond de sa tête, pleine de curiosité et d’attrait pour le danger. Encore plus loin, une autre toute petite voix l’invite à avoir de la compassion pour Matthieu, mais il la balaie très rapidement. Après tout, c’est de sa faute, il n’a qu’à être comme lui, simple et équilibré. En attendant, ce n’est pas son père qui… qui quoi ? La voix beaucoup plus forte de la culpabilité utilise un mégaphone pour se faire entendre. Il n’a aucune preuve de son implication dans une quelconque machination, rien qui soit de nature à l’inquiéter non plus, ni sa mère, ni Romy, ni ses amis, hormis peut-être Matthieu. Mais c’est entendu, il fera comme son père lui a conseillé de le faire, ni plus ni moins.
Pour l’instant, il a juste envie de se promener en forêt. Respirer à pleins poumons dans cette nature au bord du précipice mais encore agréable. Il ne vit que pour lui et pour satisfaire ses besoins. Il est d’ailleurs temps que tout le monde en prenne conscience. À y réfléchir, il aurait préféré revenir à ses trente ans ; vingt ans, c’est trop jeune, et même s’il n’est pas féru de technologie, là c’est vraiment la préhistoire. Non, trente ans aurait été parfait, vraiment parfait.
Julien s’enfonce dans la forêt, enveloppé dans la sérénité d’un printemps naissant. Le soleil, déjà haut dans le ciel, filtre à travers les branches des arbres sans âge, créant des jeux de lumière sur le sol jonché de feuilles et de brindilles. L’air est vif, imprégné des effluves de résine et d’humus, une invitation à respirer profondément pour se remplir les poumons de la fraîcheur matinale.
Autour de lui, la nature s’éveille doucement : les chants des oiseaux, harmonieux et variés, remplissent l’espace, tantôt mélodieux, tantôt perçants. Il peut entendre le pépiement des mésanges et le cri lointain d’un pic épeiche, tous deux occupés à leur rituel quotidien. Les rayons du soleil réchauffent légèrement l’atmosphère, et la rosée du matin scintille sur les toiles d’araignée, chaque gouttelette reflétant la lumière comme autant de petits diamants éphémères.
Le chemin forestier, bordé de fougères et d’ajoncs, serpente entre les arbres, offrant à Julien un parcours naturellement dessiné pour sa balade. De temps en temps, un léger vent fait frémir les feuilles, et un écureuil curieux le regarde passer avant de disparaître dans le feuillage. Les troncs, robustes et imposants, sont les piliers de ce sanctuaire de verdure, marquant le passage des années et des saisons dans leur écorce ridée.
Julien, absorbé par la tranquillité de la forêt, se laisse guider par ses sens, chaque détail ajoutant une couche de réalisme à cette toile vivante. Le murmure d’un ruisseau voisin ajoute une mélodie continue à l’ambiance, invitant à la réflexion ou simplement à l’appréciation du moment. Marchant sans hâte, il s’imprègne de chaque instant, chaque rayon de soleil qui danse sur le sol, chaque bruissement du sous-bois, vibrant au rythme apaisant de la nature.
Il y a dans cette marche un mélange de liberté et de contrainte : la liberté de son jeune corps prêt à explorer sans limites, et la contrainte d’un esprit qui connaît trop bien les complexités et vicissitudes de l’existence. Ce contraste lui donne une perspective unique, lui permettant de savourer la beauté de l’instant présent tout en portant le poids de la maturité et des responsabilités. La solitude de la forêt lui offre un espace pour cette réconciliation intérieure, un moment de paix loin du tumulte de la ville et des exigences de sa double vie temporelle.
Au fil de sa marche contemplative, les pensées de Julien se tournent inévitablement vers Romy. Elle représente un pont entre son passé réinventé et les réalités de son présent. Avec elle, il vit une chance de redécouvrir la vie à travers des yeux à la fois vieux et jeunes. Pourtant, il ressent aussi un conflit interne profond. Sa conscience de quarante-sept ans le rend plus sensible aux implications de ses actions, notamment sur ceux qu’il aime.
Romy, pleine de vie et d’insouciance, incarne toutes les promesses de l’âge qu’il a techniquement l’âge de revivre. Mais à travers le prisme de ses expériences accumulées, chaque moment passé avec elle est teinté d’une mélancolie subtile : la conscience que chaque décision peut avoir des répercussions bien au-delà de leur bulle temporelle partagée. Sa protection envers elle n’est pas seulement celle d’un jeune homme pour sa compagne, mais celle d’un homme mûr conscient des ombres que peut projeter le futur.
Cette dualité ajoute une épaisseur à leur relation, enrichissant chaque interaction de nuances que seul Julien peut percevoir pleinement. Tout en déambulant, il s’interroge sur la justesse de partager pleinement sa vérité avec Romy. Doit-il l’impliquer davantage dans les complexités de sa situation ou la préserver, au risque de créer une distance entre eux ?
La forêt, avec son calme et sa sérénité, semble écouter ses dilemmes, offrant un espace où ses pensées peuvent vagabonder librement, sans jugement ni urgence. Chaque pas est un pas vers une compréhension plus profonde, non seulement de sa propre vie mais aussi de ce que Romy signifie pour lui dans ce monde turbulent qu’il a en partie créé.
Il se décide à agir avec prudence, conscient que chaque mouvement à Paris peut avoir des répercussions impossibles à prévoir. Son plan consiste à retrouver discrètement Matthieu, observer et, si possible, intervenir sans altérer le futur. Cela nécessite une finesse qu’il n’est pas sûr de posséder, mais la détermination née de sa marche en forêt le fortifie.
Il cherchera des indices, tentera de comprendre les forces en jeu et, si l’opportunité se présente, il guidera subtilement les événements pour se protéger mais également Romy. Paris sera un test, non seulement de son courage mais aussi de sa capacité à réconcilier l’homme qu’il avait été avec celui qu’il est en devenir.
Spiderweb (No Doubt)
“Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.” Platon
La véritable anomalie temporelle de 1997 se prénomme Maya. Ressemblant trait pour trait à une version anticipée de Zendaya, elle a quasiment inventé le style girly badass de Gwen Stefani, la chanteuse de No Doubt. Maya est une skateuse aguerrie, experte en droit des affaires, artiste dans l’âme et gameuse compétitive. Elle mélange ces mondes disparates avec une aisance déconcertante. Son esprit analytique lui permet de faire des liens entre la politique et les univers narratifs des comics, créant des analogies enrichissantes pour les débats et discussions qu’elle domine toujours avec une mauvaise foi hors du commun. Totalement gender fluid, elle vit sans se soucier des étiquettes, embrassant pleinement chaque facette de son identité diversifiée. Titulaire d’une bourse, elle arrondit ses fins de mois grâce à son cousin Apu qui la laisse travailler, selon ses disponibilités, chez Sango Games, où elle fait, soit dit en passant, exploser le chiffre d’affaires grâce à son sourire… ou ses crop top. Après avoir croisé Matthieu à quelques reprises à la fac, elle avait réellement appris à le connaître au magasin. Le seul client capable de lui tenir la dragée haute en terme d’art et de culture, ce qui se traduisait la plupart du temps par des disputes épiques et particulièrement gênantes pour les clients présents.
« 2024 ? », demande Maya, incrédule. « Oui, 2024 », répond Matthieu en essayant de garder un ton badin et détaché, comme si ce n’était qu’une simple information parmi d’autres, même si son visage trahi l’inverse. Elle se résigne à accepter la délirante information. « Ok, balance tout », Matthieu, ne peut d’abord résister à l’envie de la taquiner : « Tu préfères que je commence par le bug de l’an 2000 qui a déclenché la guerre nucléaire de 2020 ? Ou lorsque la moitié de la population a été décimée et que le reste de l’humanité a été obligée de vivre sous terre. La seule solution trouvée par le président Arnold Schwarzenegger et le vice-président Will Smith du monde libre, fut d’envoyer des cohortes de cerveaux dans le passé pour éliminer les responsables de ce chaos. Je fais partie de la quatrième vague. Il baisse la tête pour réprimer un fou rire.
Maya, visiblement troublée, murmure affolée, « Mon Dieu ! C’est pas vrai… » Matthieu hilare préfère désamorcer tout de suite la bombe, elle risquerait de ne plus le croire, ce qui serait vraiment la merde. « Désolé, je n’ai pas pu m’en empêcher » « mais t’es vraiment trop con ! » « Allez arrête… bon ok , je viens bien de 2024 et en gros, c’est comme 1997, mais avec de l’internet partout, le smartphone omni présent et je ne crois pas que ce soit une excellente idée de tout te dévoiler pour l’instant. En tout cas au moment de mon départ, c’est à dire il y a deux semaines, l’humanité n’avait pas encore franchi l’étape de l’apocalypse. » « Un smartphone ? » répète-t-elle, intrigué. « Laisse-moi d’abord t’expliquer pourquoi j’ai besoin de toi. »
Matthieu détaille les circonstances de son voyage dans le temps, l’invocation avec Julien, les péripéties qu’il a rencontrées depuis son arrivée, Victoria, son père, les chrono libérateurs … Maya, très attentive, cherche à relier les pièces du puzzle. Elle se mord la lèvre, en proie à une intense réflexion. « ça me fait penser à quelque chose, les Horlogers, ou quelque chose comme ça… Je suis sûre que ça a un lien avec ton histoire », elle entraîne Matthieu dans la réserve, parcoure des yeux les étagères remplies de revues, de livres anciens et d’autres plus récents. Elle s’empare d’un livre poussiéreux sur les sociétés secrètes et se met à le feuilleter rapidement. « Regarde ça », dit-elle en montrant un chapitre consacré à la théorie de la Résonance Quantique Temporelle (RQT)
« Les Horlogers » : Ordre ancien et secret qui a pour mission de surveiller la trame temporelle afin de prévenir les abus et les perturbations majeures. Fondé au milieu du XIXe siècle, les Horlogers est à l’origine composé d’érudits, physiciens, historiens, mathématiciens mais également d’agents de l’ordre temporel. Ils s’opposent aux « Chrono Libérateurs », organisation dissidente dirigée par Louis Morin.
« Putain ! T’as trouvé. Je savais que t’étais la meilleure !! Les Chrono Libérateurs, c’est bien eux … », en temps normal Maya aurait savouré ce succès, mais elle craint encore plus pour la vie de Matthieu. « Oui et à lire entre les lignes, ils sont déterminés à faire pression sur toi pour que tu leur donnes un peu plus qu’une vague idée d’un smartphone ». Matthieu en a bien conscience, la peur le rattrape. Maya le sent, tente de le rassurer. « Si ces Horlogers sont aussi puissants et connectés que le suggère ce livre, ils ont les moyens de te protéger », « J’espère, dit-il sans grand enthousiasme, il faut qu’on en sache plus, et surtout qu’on les trouve avant que les autres ne me tombent dessus ». Le cerveau de Maya carbure à toute allure. « Internet en 1997 n’est probablement pas aussi développé que dans ton époque, mais il y a des forums, des newsgroups où les gens se réunissent pour discuter de ce genre de choses. » Elle se connecte à un Pentium MMX flambant neuf. Son écran cathodique clignote avant de s’ouvrir sur une interface Windows 95. Matthieu grimace malgré lui, surtout lorsqu’il entend le modem se connecter à internet. « Laisse moi quelques instants, je vais voir ce que je peux trouver », la notion de quelques instants à de quoi déconcerter l’homme du futur.
Il reste debout à côté d’elle, observe les lignes de texte défiler sur l’écran. Il admire l’aisance avec laquelle Maya navigue à travers les forums spécialisés en théories du complot et en ésotérisme. L’écran semble parfois se distordre à chaque fois qu’il s’en approche, il repense à la trace.
Après quelques minutes de recherche, Maya tape dans ses mains, « Bingo ! Tiens, regarde ça » Elle pointe du doigt une publication récente, relative à des « perturbations temporelles » autour de Paris et Bordeaux. Le regard de Matthieu, s’illumine, la confiance revient d’un coup. « Faut que je trouve Julien ». Maya lui pose une main sur l’épaule « Alors là mon vieux, pas question que je me retire de cette affaire ! En plus t’auras besoin de moi, la preuve ». Difficile pour Matthieu de dire le contraire. « Les risques je les connais, et moi j’ai vraiment vingt ans, elle lui fait un clin d’œil », « j’imagine que j’ai pas le choix, avant de partir, j’ai plusieurs petites choses à régler, d’abord une affaire avec Omer qui ne devrait pas prendre plus de quelques heures, indispensable pour financer notre expédition. Dans le même temps on va débusquer le ou les traîtres qui bossent pour les Chrono Libérateurs. Tu connais la « ruse des trois histoires » ou si tu préfères le « test de loyauté de Tyrion » ? Maya fait une tête bizarre,
il vient de la prendre au dépourvu. Game of Thrones ? Le Trône de Fer en français ? Un truc de malade écrit par George R. R. Martin qui va devenir un carton international ». Maya ne sait pas quoi répondre à cela : « En gros, le nain utilise cette technique pour découvrir qui va le trahir. Trois versions différentes d’une même histoire, on va vite savoir à qui on peut se fier ». Maya ne peut pas être plus d’accord.
Losing My Religion (R.E.M.)
« Le vrai voyageur ne sait pas où il va. » Lao Tseu
Dans le bureau d’Alejandro, chaque objet est aligné avec une précision calculée, des stylos par couleur aux dossiers étiquetés qui occupent une grande partie de son espace de travail austère et d’une monacale neutralité. Il sirote son café dans un mug immaculé à l’effigie des Girondins de Bordeaux, offert par son fils lors de la dernière fête des pères, tout en biffant les rapports d’activité de l’année, un moyen pour lui de calmer son anxiété. Alejandro a toujours été un administratif chevronné, un homme de dossiers plutôt que d’action. C’était avant que Julien ne se trouve directement en ligne de mire, avant de réaliser que les Chrono Libérateurs seraient prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Celui qu’il surnommait « Le Moustachu », de son vrai nom Sergei Kaminsky, s’était montré parfaitement clair et déterminé. Jusqu’à présent, les horlogers avaient toujours réussi à déjouer leurs plans. Grâce notamment à Alejandro qui jouait parfaitement son rôle d’agent double. Depuis trois ans, il vend des informations de seconde main aux Chrono Libérateurs qui ne sont pas dupes, mais espèrent toujours le rallier à leur cause. Aussi étrange que cela puisse paraître, leur opposition a toujours été empreinte d’une relative cordialité. La ligne rouge vient d’être franchie avec l’attaque de l’avion. L’objectif n’est pas uniquement d’instiller la peur chez les derniers voyageurs du temps, il y avait inévitablement à bord une cible qu’ils avaient décidé de supprimer, mais qui et pourquoi ? Les services de renseignement des Horlogers fonctionnent à plein régime mais jusqu’à présent ils n’ont rien trouvé d’intéressant. Pire, ils ont revendiqué l’attentat, signe qu’ils veulent sortir de l’ombre. Pensent-ils que le monde est prêt à accepter l’idée de voyages temporels ? Cela paraît fou, mais tout est lié. Alejandro ne cesse de fixer son téléphone, Sundial aurait les réponses. Une voix autoritaire retentit à l’autre bout du fil, celle du grand patron : « Alejandro, venez dans mon bureau, immédiatement. » La convocation est brève, mais chargée d’une urgence qui ne présage rien de bon.
En se dirigeant vers le bureau de Sundial au sixième étage, Alejandro ressasse ses dernières réflexions et fait le tri entre l’essentiel et le superflu. Sundial, traits sévères et présence imposante, l’accueille sans préambule. Né dans une famille de scientifiques renommés, il était prédestiné à poursuivre une carrière dans la recherche. Immergé dans le monde de la physique et de l’histoire dès son plus jeune âge, le grand patron développa rapidement une fascination pour la manière dont ces deux disciplines s’entrecroisent. Ses études à l’Université de Cambridge lui permirent d’obtenir un doctorat en physique théorique, avec une thèse réalisée sur les applications temporelles de la mécanique quantique.
Au début des années 1980, Sundial fut coopté par les Horlogers. Il en devint un membre éminent, au potentiel exceptionnel et à l’engagement éthique. Impressionné par la mission secrète des Horlogers et leur impact sur le cours de l’histoire, Sundial embrassa rapidement leur cause, se dédiant à l’étude approfondie des signatures vibratoires et des anomalies temporelles. Au fil du temps, il se distingua par ses recherches innovantes sur les fréquences temporelles et fut l’un des premiers à proposer l’utilisation de la technologie numérique pour améliorer la précision de l’étude temporelle. Sa capacité à fusionner la théorie quantique avec des technologies pratiques conduisit l’ordre à plusieurs avancées clés, notamment le développement de détecteurs de perturbations temporelles plus sensibles et moins intrusifs. Grâce à ses contributions significatives et à sa vision stratégique, Sundial gravit les échelons de l’organisation. Dans les années 1990, il proposa la création d’un nouveau département au sein des Horlogers, spécifiquement conçu pour opérer sous le couvert d’une agence gouvernementale. Cette proposition fut acceptée, et il fut chargé de sa mise en place et de sa direction.
« Alejandro, savez-vous vraiment ce que nous faisons ici ? » La question, abrupte et déroutante, le prend par surprise. « Je le crois, dans la mesure de mon habilitation… », Sundial l’interrompt, impeccable dans son costume noir, chemise blanche et cravate assortie. « Ce n’est plus de la science-fiction Al. Comme vous le savez, l’Agence a détecté ces derniers temps plusieurs anomalies qui suggèrent des intrusions conséquentes dans notre continuum temporel, ce que je vais vous dire est de la plus haute confidentialité, rares sont ceux à détenir cette information, et les meilleurs d’entre nous sont morts pour la protéger. Les Chrono Libérateurs ont développé un nouveau sérum capable d’extraire n’importe quelle information mémorielle, le moindre détail, même occulté ou insignifiant pour le sujet. Je crains que votre fils ne soit dans une fâcheuse posture, je devrais même dire dans la merde. » Alejandro, qui n’a jamais entendu Sundial proférer le moindre juron devant lui, a la même tête que si le pape lui proposait d’aller dans un club de strip-tease. Il déglutit : « Mon fils semble intuitivement conscient de la situation, je l’ai envoyé à Paris. » Sundial, malgré la tension extrême de la situation, ne peut s’empêcher de réprimer un sourire. « Comme toujours, vous avez parfaitement agi. Il semble que Matthieu Dumas soit assez fantasque. Je ne sais pas si c’est lié à son époque ou à une inclination personnelle, mais il a marqué les esprits en s’opposant directement aux Chrono. Peut-être un atout insoupçonné. » Alejandro ressent une pointe de fierté, son fils a toujours su bien s’entourer.
« Maintenant Al, je vous assigne à une mission spéciale. Vous allez assurer la liaison entre les agents de terrain et les stratèges de l’Agence. Cela vous permettra de rester en contact avec votre fils, tout en le conduisant vers nous. Il se peut qu’il devienne, ainsi que son ami, un “permanent”. Ce n’est encore jamais arrivé. Et je vous laisse imaginer ce que cela représente. » Alejandro tremble, il a donné trop d’informations à Sergei le moustachu. Sundial le regarde avec une grande compassion. « Vous ne pouviez pas savoir, moi non plus d’ailleurs. Mais maintenant, nous n’avons plus le choix. Nous devons tout faire pour protéger nos voyageurs et contrecarrer les plans mortifères d’Ariane Morin. »
La nuit est tombée sur Paris, enveloppant la ville lumière d’une atmosphère mystérieuse et légèrement oppressante. À l’intérieur de la voiture, l’air est chargé d’une tension palpable. La radio diffuse “Je te promets” de Johnny Hallyday, mais les paroles contrastent fortement avec l’ambiance qui devient pesante entre Julien et Romy. Elle fixe la silhouette des bâtiments qui défilent, une expression de perplexité sur son visage. Le regard de Julien est absorbé par la route. « Pourquoi sommes-nous ici ? » Sa voix trahit une pointe de frustration. Il hésite, les mots coincés dans la gorge. Moment inévitable. « Il y a… des choses que tu ne sais pas. Des choses qui peuvent tout changer. » « Des choses comme quoi ? Encore des secrets ? » L’incompréhension dans la voix de Romy se mue en irritation. Le voyageur prend une profonde inspiration, conscient que chaque mot peut soit apaiser, soit envenimer la situation. « Il y a des enjeux qui nous dépassent, des choix que je dois faire, qui peuvent affecter des choses qui nous dépassent. » C’est le moment de vérité, de décider s’ils affronteront ensemble les tempêtes à venir ou s’ils prendront des chemins séparés dans le labyrinthe de la vie et du temps.
No Fronts (Dog Eat Dog)
“Il n’est pas vrai que rien soit jamais effacé, Le passé n’est jamais tout à fait le passé.” Henry Bataille
A travers les vitres du bistrot parisien, Matthieu observe Omer, attablé, ou plutôt affaissé sur son demi aux trois quart vide. Ami ou ennemi ?
Il repense à ses échanges avec Maya. L’atout maître dont il a besoin. Celle qui peut faire pencher la balance de son côté, l’aider à échapper à ses poursuivants et qui sait, peut-être lui permettre de réaliser, au passage, les quelques projets lucratifs qu’il a en tête.
Ses mots, son assurance, tout en elle lui inspire une énergie nouvelle, mais également de la prudence. « Ne les sous-estime pas. Ils ont sans doute une longueur d’avance sur nous ». Une étrange intuition s’empare de lui, Omer est trop débonnaire, trop jovial, trop présent ces derniers temps. Le genre dont on ne se méfie pas. Clairement pas un Horloger, mais le profil de l’indic qui vend ses infos. Une poucave comme on dit en 2024.
« Enfin ! J’ai cru que t’allais jamais arriver ! Alors intéressante ta conversation avec la gauchiste ? », Matthieu se retient de lui dire ce qu’il pense de sa réflexion, à la place il commande le combo parfait, Perrier – Croque Monsieur. Omer fronce les sourcils. Attentif. « Elle a une vision des choses… disons, éclairante. ».
Intrigué, Omer essaye de le pousser dans ses retranchements, « Maya, hein ? Elle te plaît tant que ça ? Tu penses qu’elle peut nous aider avec… tu sais, nos petites affaires ? ». Un sourire en coin, Matthieu tapote la table du bout des doigts, geste révélateur de sa nervosité sous-jacente. L’adulte en lui prend le dessus, la partie de Poker menteur vient de démarrer. « Maya voit plus loin que le bout de son nez. Elle comprend des choses que ni toi, ni moi ne pourrions même imaginer. Par exemple, elle m’a ouvert les yeux sur certains… aspects de notre situation actuelle qui nécessitent un examen plus approfondi. »Omer, absorbant chaque mot, se penche en avant. « Concrètement ça change quoi pour nous ? », Matthieu s’amuse avec sa proie, « Ça change tout et rien à la fois. On va procéder comme prévu, mais avec une couche supplémentaire de prudence. Et je compte sur toi pour jouer franc jeu. C’est notre avenir qui en dépend et peut-être même plus. » Omer, captivé et légèrement anxieux à l’idée des implications, acquiesce. « Compris. Alors, ce plan avec la concierge… c’est sûr, hein ? »
Le voyageur pose lentement ses couverts, s’essuie la bouche, respire profondément, adopte une posture entre Pacino dans L’Avocat du Diable et George Clooney de Ocean 11 mâtiné d’un sourire à la Dexter. Le genre psychopathe mafieux mais cool. « Le sac contient le ticket avec les numéros gagnants. Pas question de passer à côté d’une opportunité pareille. » Omer semble convaincu « Ok ! Je te suis, mec. On fait ça quand ? » Matthieu reprend une bouchée de son Croque qui décidément est drôlement bon. « Demain matin. On a pas le temps de répéter ou repérer. C’est pas grave, on y va free style. Après ça, on se fait discrets. Si quelqu’un demande comment tu as eu l’oseille, tu te demerdes». Omer, est maintenant un peu plus tendu, jette des regards circulaires, opine du chef. « Pas de problème, Matt. On fait ça et ensuite on se tient à carreau, comme t’as dit ». Le sourire de Matthieu s’élargit, mais ses yeux restent calculateurs. « Exactement, mec. Et merci, vraiment. Demain, on change le cours de notre vie. »
Omer se redonne du courage avec une nouvelle tournée. « Au fait, j’ai la petite Natacha qui m’a fait des putains d’appels de phares. Ce soir, c’est la totale : Resto, boîte et ensuite petite nuit romantique à la Dorcel chez mon pote Matthieu qui va me donner un double de ses clés ! », Matthieu n’est clairement pas enchanté par cette idée. Il oublie l’espace d’un instant qu’il n’a que vingt ans et s’apprête à lui dire ce qu’il en pense, mais une alarme intérieure lui intime l’ordre de fermer sa gueule. « Ça m’arrange pas trop, j’ai fait le grand ménage, tout est propre et rangé », les yeux de Omer s’illuminent. « Encore mieux, celle là, c’est le genre délicate, t’inquiète on reste dans le salon, câlin-canap, en plus je serais déjà sur place pour notre opération ». Il éclate d’un rire tonitruant, en faisant signe au serveur de le servir à nouveau. Matthieu effaré ne peut s’empêcher de penser qu’une époque aussi permissive devait forcement se solder par le tour de vis liberticide du XXI°eme siècle. « OK, par contre je vais faire me faire une cassette d’itinéraires. Enregistrer les directions. Avec le nom des rues, ça compensera mon problème de sens de l’orientation ». Omer qui a déjà décroché salue l’initiative par principe « c’est pas con ça ! », Matthieu qui a envie de relâcher la pression se régale à révéler une innovation majeure de son temps, « j’ai déjà un nom en plus, Ouaize ». Omer qui s’en cogne totalement parle pour faire plaisir, « Mais Ouaize, c’est complètement naze comme nom ! », le voyageur ignore sa remarque, « Pourtant, j’ai l’intuition que c’est un truc peut avoir du succès dans l’avenir. Pas sous cette forme bien sûr » Il se marre tout seul en pensant à l’application de navigation numéro un dans le monde. Omer avait beau être prétendument focalisé sur son rendez-vous avec Natacha, il revient sans cesse sur le sujet « pour demain je pense que le mieux c’est que je me mette en double file, tu rentres dans l’immeuble, prends un grand sac, comme ça tu peux mettre l’autre dedans sans que ça se voit », Matthieu vigilant, se demande si cela ne cache pas quelque chose, l’idée est trop élaborée pour Omer. « Géniale comme idée ! », le débonnaire savoure son scénario, « tu marches l’air de rien ou l’air énervé, c’est encore mieux, en plus ça tu le fais très bien, et tu montes dans la voiture. Je décolle et on s’arrête un peu plus loin dans une rue calme, on fait ce que t’as dit avec le ticket et voilà ! », le plan semble sans accroc, du moins c’est ce que Omer veut lui faire croire. « Et sinon, tes petites crises bizarres, c’est terminé ? », une simple question innocente, mais l’autre sent qu’il doit louvoyer « Oui, un mauvais trip certainement », « et pour tes délire de médium qui voit l’avenir ? » Il fallait jouer encore plus serré, le moment de faire un all in : « Je sais pas si je peux te le dire, je veux pas t’embarquer dans un truc chelou mais pendant que tu batifoleras avec Natacha, je serai avec Maya sur l’esplanade de La Défense. Elle a trouvé sur un forum de discussion un gars, complètement déjanté si tu veux mon avis, ultra parano, qui doit nous parler de ces phénomènes et aussi d’une organisation secrète, mais je n’ai pas tout compris », Omer avait la tête de celui qui vient de décrocher la queue du Mickey. Matthieu l’avait ferré, il ne reste plus qu’à attendre et voir. Si Omer est le traître, alors il avait sa petite idée pour le coincer. « Nous y serons vers 21:00, je pense »
Princes de la ville – 113
« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour. » Jacques Prévert
Une légère brise, chargée des senteurs de la ville, caresse son visage. Paris a toujours eu ce pouvoir magique, métisser les moments du temps, offrir une évasion onirique, Julien se laisse griser par sublimes façades haussmanniennes aux balcons de fer forgé et fenêtres ornées. Il n’est pas familier de la capitale, qui lui sert le plus souvent d’escale pour ses périples touristiques. Il sort les sacs de voyage du coffre, lesté du poids de sa récente conversation avec Marie. Avec une certaine méfiance, ils pénètrent dans l’immeuble cossu. Son père lui a expliqué que l’appartement appartient à l’organisation pour laquelle il travaille et qu’ils peuvent y séjourner autant que nécessaire. La surprise est totale. Le logement se révèle être un cocon de luxe inattendu. Les hauts plafonds ornés de moulures élégantes, les grandes fenêtres laissant entrer une lumière douce et dorée, et une vue imprenable sur les toits de Paris avec la silhouette majestueuse de l’Arc de Triomphe au loin, tout cela semble tout droit sorti d’un rêve. Romy, les yeux écarquillés de bonheur, court d’une pièce à l’autre, son enthousiasme tempérant les remords de Julien. “C’est magnifique, Julien ! Regarde ce lustre !” s’exclame-t-elle, les bras ouverts comme pour embrasser tout l’espace. Julien sourit, se laissant emporter par l’énergie contagieuse de Romy. Il se sent soudain plus léger, comme si la ville elle-même l’enveloppait d’une promesse de nouveaux départs.
Alors que Romy s’apprête à prendre une douche, Julien, hésitant d’abord, décide de la rejoindre, espérant apaiser les tensions récentes. L’eau chaude les enveloppe, les gouttes d’eau deviennent des messagères de paix, scellant leur réconciliation. Les mots se transforment en murmures, les regards en promesses silencieuses. Chaque touche, chaque caresse est une redécouverte, un retour aux sources.
Rafraîchis et reconnectés, ils sortent explorer le quartier. Les rues du Marais si pittoresques et leurs cafés intimes, les charment à chaque pas. Ils déambulent main dans la main sous les lumières des réverbères, absorbant l’ambiance romantique de la ville. Les échos de conversations animées, les rires qui s’échappent des terrasses, tout contribue à créer une symphonie urbaine enivrante. Arrivés devant Notre-Dame, ils s’arrêtent, émus par sa majesté et sa beauté illuminée. “Elle est vraiment impressionnante,” chuchote Romy, se serrant contre Julien, troublé par la cathédrale qui, dans ses souvenirs, a subi de graves dommages en 2020. Comme disait Victor Hugo : “Toutes les pierres sont des livres. Toutes les pierres sont des hommes. Toute pierre est vivante, et a son rôle dans le grand drame humain.” Chaque coin de rue semble chargé d’histoires et de secrets à découvrir. “Je me souviens avoir lu quelque part que Victor Hugo avait écrit une partie de ‘Les Misérables’ juste là, dans un café du coin,” dit Julien, son regard perdu dans les lumières scintillantes. Romy hoche la tête, absorbée par les récits que leur chuchote la ville. Guidés par leur promenade romantique, Julien et Romy trouvent un petit restaurant niché dans une ruelle discrète du Quartier Latin. Lieu intime aux lumières tamisées et aux tables en bois rustiques, dégageant une chaleur réconfortante. Pour dîner, ils s’accordent sur un menu mêlant tradition et modernité. Romy opte pour un plateau de fruits de mer. Julien choisit un filet de boeuf avec un accompagnement de légumes de saison. Ils agrémentent le repas d’un verre de vin, idéal en ce début de printemps. Les saveurs riches et authentiques les transportent, chaque bouchée est une célébration des plaisirs simples mais profonds de la vie. Comme Balzac disait, “Les goûts sont les juges de notre intelligence, et Paris est le palais où l’on vient les éprouver.” Ce moment leur donne l’occasion de discuter de leurs impressions sur la ville, de la beauté éphémère de Notre-Dame sous les étoiles, et des petites aventures qu’ils envisagent pour les jours à venir. La conversation est douce, ponctuée de rires et d’échanges de regards complices. “Tu te rends compte, on est à Paris, la ville lumière, et on a toute la nuit devant nous,” murmure Romy, un sourire rêveur sur les lèvres. Zola aurait dit : “À Paris, tout est grand, tout est bon, tout est beau, et il y a de la place pour tous les rêves.” Après leur repas, ils regagne leur nouvelle demeure, le cœur léger mais l’esprit préoccupé par les pensées de la journée. Assis sur le petit balcon, ils se blottissent sous une couverture légère, regardant les toits de Paris baignés de lumière lunaire. “Ce soir, je me sens vraiment vivante,” confie Romy, sa tête reposant sur l’épaule de Julien. “Moi aussi,” répond-il, “mais demain, nous devons nous préparer à affronter la réalité de notre situation.”
Ils s’endorment bercés par le murmure de la ville, un mélange d’excitation pour le présent et d’appréhension pour l’avenir. Dans le cocon de leur refuge parisien, Julien et Romy trouvent un instant de paix. Les étoiles au-dessus de Paris semblent plus brillantes ce soir, comme pour leur rappeler que même au milieu de l’incertitude, il y a toujours de la beauté à trouver.
Killing in the Name (Rage Against the Machine)
« Il n’y a point de traîtres sans occasion. » Voltaire
Maya et Matthieu se positionnent en hauteur, afin d’observer tout mouvement suspect qui pourrait survenir sur l’esplanade de la Défense.
Le voyageur a pris soin de préciser à Omer qu’il aura rendez-vous devant le Cnit, à Ben devant le centre commercial les 4 Temps, et à son père face au pont de Neuilly. Il ne reste plus qu’à attendre et compter les traîtres. Il lutte de toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger par la nostalgie. Il n’est pas là pour faire du tourisme temporel.
À 20h50, une bande de skaters fait son apparition pour rider tout ce qui est possible, faisant soupirer Maya qui aurait préféré les rejoindre. « Ton époque te manque ? », demande-t-elle avec toute la franchise qui la caractérise. Matthieu fait mine de réfléchir un instant. Il trouvera le bon moment pour parler. Mais pas tout de suite. La situation ne s’y prête pas. Il tente une médiocre pirouette : « Mon futur a ses hauts et ses bas, mais au moins j’ai le plaisir de te revoir ! », Maya semble avoir du mal à accepter l’information. « J’en déduis qu’on ne se voit plus ? », il bafouille : « J’ai déménagé à Bordeaux. » Elle sent que quelque chose cloche. Elle le connaît par cœur. « Tu me le dirais s’il m’était arrivé quelque chose ? » Il s’interrompt brusquement : « Regarde, ça bouge ! »
Deux hommes qui ressemblent à des flics en civil se positionnent à la hauteur du Cnit, aux aguets, pareil côté pont de Neuilly.
Omer et son père sont bien deux enculés de première, il en a la preuve maintenant.
Le visage de Matthieu se ferme à mesure que la colère monte. Maya, toujours prévenante, les mitraille avec son appareil photo longue focale. « Qui sont-ils d’après toi ? » Matthieu s’efforce de cogiter malgré les circonstances. « Assurément des Chrono Libérateurs, mais peut-être qu’ils sont à la solde de Russes, d’Américains, de Chinois, ou même de Saoudiens » Maya ricane : « Vu l’amateurisme, j’opterais pour de bons petits Français. » Ils s’esclaffent ensemble. « On fait quoi maintenant ? », demande-t-elle. Un sourire mauvais déforme le visage de Matthieu. « J’ai ma petite idée. »
Lorsqu’ils débarquent ensemble dans son appartement, ils comprennent rapidement qu’Omer est passé directement à la fin de son programme. Plutôt ravi d’arriver dans de telles circonstances, Matthieu ouvre la porte d’entrée comme un policier du Raid et colle, sans autre forme de cérémonie, à son désormais ex-meilleur ami, en plein ébat, une magistrale droite pleine tempe. Omer s’effondre quasiment instantanément comme un sanglier anesthésié. Natacha hurle de panique, ne sachant quoi faire, ni où se cacher. Maya ramasse par terre ce qui semble être ses affaires et l’accompagne gentiment mais fermement dans la salle de bain.
Matthieu continue de tourner autour du canapé, poings serrés, prêt pour le deuxième round. « Je vais te défoncer, relève-toi connard ! » L’air de rien, il savoure son efficacité. Ses années passées à la boxe servent enfin à quelque chose. Ok, le coup en traître n’est pas des plus réguliers, mais les manœuvres d’Omer encore moins. « C’est bon, elle est partie, tu peux te relever, salope ! » Maya a géré la situation comme une cheffe. « Bien joué, Matt. Elle voulait ton numéro de téléphone, apparemment ton style Tyson lui a tapé dans l’œil. » dit-elle, hilare. Omer se réveille, sonné, une ecchymose de la taille d’un œuf pousse sur son visage. « Enfile ça, on a vu assez d’horreurs pour ce soir. » Matthieu lui jette son caleçon au visage. « Aïe, mais qu’est-ce qu’il te prend, t’es complètement malade ! » Matthieu est prêt pour le remix de la première droite. « Ta gueule, commence pas à chialer, sinon je double la dose. » « Mais j’ai rien fait ! » dit Omer en larmes. Maya le regarde, bras croisés, secouant la tête de droite à gauche, l’air de lui signifier qu’il n’a pas choisi la meilleure stratégie de défense.
Cette fois, c’est une claque sèche qui atterrit sur sa joue, lui écorchant la bouche au passage. « Arrête, arrête ! » Matthieu fait craquer ses phalanges. « Je commence à peine. » Maya prend le relais, d’une voix douce, tente une autre approche : « Je suis sûre qu’on t’as obligé à le faire, mais on va te protéger, ne t’inquiète pas. »
Omer baisse les yeux, penaud, gamin pris la main dans le pot de confiture. « J’en sais rien moi, c’est le père de Matthieu qui m’a contacté. Il m’a dit que Matthieu devait être surveillé parce qu’il a pété une durite et que toute information intéressante sur ses projets ou ses divagations pourraient me rapporter de l’argent. » Pour l’instant, Omer a gagné 2000 francs. Matthieu lui aboie dessus : « Tout ça pour 2000 balles, mais t’es vraiment une merde. » Omer en caleçon, le visage tuméfié : « Je suis désolé, je ne sais pas ce qu’il m’a pris. J’ai vraiment déconné. » Matthieu le toise, comme un professeur ou un parent qui fait la leçon au bambin turbulent. « Les excuses de quelqu’un qui vient de se faire attraper n’ont absolument aucune valeur pour moi. En revanche, je suis prêt à te pardonner, si tu joues le jeu. On va faire le coup comme prévu demain et t’as intérêt à me prévenir s’il y a un loup, sinon je ne vais pas apprécier. Ensuite, tu vas changer de camp, à partir de maintenant tu vas collecter de l’info pour nous. Ça me semble raisonnable comme deal compte tenu de ta situation. » Omer acquiesce, les larmes aux yeux. « Qui sont les Chrono Libérateurs et que me veulent-ils ? » « Je te jure, j’en sais rien ! » « Très bien, on va en rester là pour aujourd’hui, tu te rhabilles et tu te casses. » Matthieu s’installe dans le salon avec Maya en attendant que le traître soit enfin présentable. Il se saisit de la télécommande de la chaîne hi-fi, qui émet un léger grésillement avant de s’arrêter sur « Walk » de Pantera. Lorsque Omer part sans un mot, les paroles « You can’t be something you’re not. Be yourself, by yourself, stay away from me » l’accompagnent. Maya saute dans les bras de Matthieu : « Mais c’était complètement dingue, j’ai jamais vu un truc pareil, j’aurais jamais cru ça de toi ! » Matthieu desserre son étreinte, gêné, il ne peut s’empêcher de penser, c’est ce qui a aussi séduit Victoria, mais est-ce que c’est légitime compte tenu de mon âge ? Maya lui caresse les cheveux : « Ne sois pas si dur envers toi-même, tu as toujours été cette personne, mais en gestation, profite de cette nouvelle chance. » Il lui prend la main : « Merci, et je ne t’ai pas menti pour ton avenir, malheureusement je n’en sais pas plus sur toi en 2024, mes choix de vie n’ont pas toujours été des plus heureux. » Elle éclate de rire : « Eh bien maintenant tu sais quoi faire pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Même avec tes poings. » « Merci pour tout, Maya. » « Ne me remercie pas trop vite, je compte bien me faire une place au soleil grâce à toi. En attendant, on a plusieurs dossiers sur le feu : retrouver Julien, en savoir plus sur les Horlogers et leurs intentions, échapper aux Chrono Libérateurs. » Matthieu l’embrasse tendrement sur la joue. Après tout, ce futur qu’il redoute et auquel il ne veut pas penser n’arrivera probablement plus jamais.
De retour chez lui, Omer fait son rapport. Le père de Matthieu fulmine de rage, à contre coeur il compose le numéro de sa « cliente ». « Madame Morin, je suis confus de vous déranger, mais nous avons un problème. » Contrairement aux craintes de Dumas père, la voix de son interlocutrice est calme, satisfaite : « Au contraire, tout se passe à merveille, ils seront bientôt réunis, nous pourrons enfin passer en phase deux. » Elle raccroche, laissant l’indigne paternel dans un état de consternation avancé. Il se ravise rapidement. « Tant que ça me rapporte quelque chose ».
Wannabe (Spice Girls)
“La véritable découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” Marcel Proust
Romy, contre toute attente, se découvre l’âme d’une authentique Parisienne. Elle adore l’appartement, son cachet et surtout son emplacement, qui permet d’accéder facilement à ces artères bouillonnantes de vie, de mode et de culture dont elle a si souvent entendu parler ou qu’elle n’avait vues que de loin, à travers les écrans de cinéma ou à la télévision. Jusqu’à présent, l’appel de la capitale ne s’est jamais manifesté en elle. Son encrage est dans la nature, la plage, son quotidien balisé, mais quelque chose de nouveau se produit ici à Paris ; elle s’y sent bien et à sa place.
Loin de se douter que l’attraction de la Ville Lumière s’intensifie chez Romy, jouer les touristes plaît de plus en plus à Julien. Il décide de s’accorder encore la matinée avant de contacter son alter ego temporel et de le retrouver, comme convenu avec son père. Au téléphone, Alejandro l’avait pressé de manière autoritaire. À l’écoute de sa voix, Julien avait détecté de l’agacement et de la peur ? Il s’était efforcé de le rassurer de son mieux, promettant de le tenir informé de toute avancée significative et de lui faire un compte rendu exhaustif de la situation sans tarder. Il en veut désormais à Matthieu, qu’il tient pour seul responsable de la situation.
Non loin des Halles, ils entrent dans une boutique de vêtements à la mode. Julien reconnaît les Spice Girls en fond sonore et sourit en pensant que les années 90 avaient produit le meilleur et le pire en matière de musique. Romy dévalise le magasin avec autant de retenue qu’un piranha devant un nageur imprudent. La laissant à ses essayages, même si l’idée de la rejoindre dans la cabine lui traverse l’esprit, il sort prendre l’air, convaincu que, quelle que soit l’année, l’époque ou le lieu, le shopping n’est définitivement pas fait pour lui. À peine a-t-il fait quelques pas dans la rue commerçante qu’il tombe quasiment nez à nez, en vitrine d’un Foot Locker, avec le Graal, la sainte trinité des sneakers : les Jumpman 4 de Jordan, les Reebok Pump, et les Nike Air Max 97. Pas des collections hommages ou rétro, non, les vraies, les pures, qui atteignent parfois en 2024 des prix indécents. Il ne peut pas passer à côté de ces précieuses chaussures. Romy, qui l’attend devant la boutique, les bras chargés de sacs, n’en revient pas de le voir arriver aussi encombré qu’elle. « Eh bien pour quelqu’un qui déteste faire les magasins… » dit-elle d’un ton entre le reproche et l’amusement. « On ne les trouve pas à Bordeaux, c’était l’occasion ou jamais. » Il la regarde de haut en bas, « À ce rythme-là, on va devoir louer une remorque », elle lève les yeux au ciel, « Arrête de ronchonner et profite un peu. » « Oui tu as raison, le mieux serait peut-être de déposer tout ça à l’appartement ? » « Excellente idée ! » Julien lui emboîte le pas. Il ne l’a jamais vue d’aussi bonne humeur. Son rire est contagieux.
Ils continuent leur randonnée citadine, Romy a acheté un appareil photo jetable pour immortaliser leur moment d’insouciance.
En 1997, Paris conserve encore un cachet brut que les années ont lentement érodé. Les enseignes lumineuses ne sont pas aussi omniprésentes qu’en 2024, laissant la place à des néons plus discrets et des devantures peintes à la main. Les voitures, peuvent se garer presque partout, même dans des endroits improbables. Ils arrivent devant la Tour Eiffel, et Julien est instantanément saisi par la différence d’atmosphère. Là où en 2024 un écran de réalité augmentée offre des faits historiques et des anecdotes multilingues tout autour du monument, en 1997, les guides touristiques racontent l’histoire de la tour, en revanche les vendeurs de souvenirs sont toujours les mêmes. Les sons autour d’eux sont ceux de conversations réelles plutôt que des notifications et des alertes de smartphones. L’air porte une fraîcheur naturelle. Il y a l’odeur caractéristique de crêpes, de gaufres des vendeurs ambulants qui rivalisent avec les effluves des restaurants environnants. Tout en flanant le long du Champ de Mars, Julien observe les gens autour de lui. Les tenues varient grandement, jeans baggy, vestes en cuir, robes longues et fluides, reflétant une diversité de mode qui lui semble plus naturelle et moins homogénéisée que celle de 2024. Il réalise que, dans cet environnement, chaque individu et chaque moment semblent plus tangibles et réels. Ces différences rendent l’expérience de Paris en 1997 non seulement unique mais profondément mémorable pour Julien. C’est un monde où le passé et le présent semblent coexister harmonieusement. Il comprend mieux pourquoi Matthieu en éprouve une telle nostalgie, est-ce qu’il en profite au moins ?
A quelques kilomètres à vol d’oiseau, rue Lauriston, Omer est aux abonnés absents. Matthieu s’est résigné à se débrouiller seul pour mener à bien son « coup ».
Il s’est posté dans une cabine téléphonique au coin de la rue et cherche dans l’annuaire le numéro de la gardienne de l’immeuble, Madame Gonçalves.
L’objectif reste inchangé : Dérober le ticket gagnant. Il ne lui resterait plus qu’à remplir une grille chez un buraliste et à détruire ce bulletin de jeu qui pourrait l’incriminer.
Le tirage du loto est ce soir. Il n’a pas droit à l’erreur. L’immeuble est au 15 de la rue. La cabine au 27 ; en courant assez vite, il peut s’y rendre en deux ou trois minutes maximum. Pour l’occasion, il s’est vêtu tout en noir, avec un sweat à capuche pour dissimuler son visage, le cas échéant. L’adrénaline commence à monter. La rue est presque déserte. Son plan initial était de laisser Omer faire le repérage, qu’il l’attende ensuite dans la voiture et partir en trombe avec le butin.
Il va devoir procéder autrement. Nécessité fait loi. Deux sonneries. « Allô ? », il se racle la gorge et prend une voix grave. « Officier Jérôme Fitoussi du SRPJ de Nanterre. Plaque numéro B12-132. Je dois parler en urgence à la dite Madame Gonçalves, concierge de l’immeuble du 15 rue Lauriston. », « Oui, c’est moi-même, que se passe-t-il ? » elle a des trémolos dans la voix, « Madame, je ne peux pas vous parler d’une enquête en cours. Nous avons besoin que vous montiez immédiatement au dernier étage de votre immeuble. Notre indic nous a prévenu que des malfrats préparent un mauvais coup et leur base d’opérations est située au dernier étage mentionné précédemment. Comprenez-vous ce que je vous dis ? » « Oui, bien sûr, mais j’en viens et il n’y a rien de spécial là-haut », sa voix est de plus en plus affolée. Matthieu durcit le ton, « Voulez-vous être accusée d’entrave à la justice ? C’est minimum deux ans de prison et une amende de 10 000 euros, euh francs ! Nos hommes seront là dans moins de cinq minutes. Entrouvrez la porte de l’immeuble et montez à l’étage, ensuite patientez le temps qu’ils vous rejoignent. Êtes-vous seule ? » « Oui, il n’y a personne d’autre. » « Parfait, si vous croisez qui que ce soit, ne dites rien et restez naturelle. Surtout, ne bougez pas une fois que vous êtes en place. » Matthieu raccroche. C’est le moment de vérité. La loge est située à droite de l’entrée, elle a tourné le petit panneau plastifié pour prévenir les occupants qu’elle est dans les étages. Tout semble se dérouler à la perfection. Il va ouvrir la guérite, tremblant, le cœur battant à deux mille à l’heure. Fermée. Elle a fermé la porte à clé ! Des bruits de pas résonnent dans le hall. Il n’a plus le temps. Il prend son élan et enfonce la porte comme un bélier, une fois, deux fois, l’énergie du désespoir animant ses gestes. Le pêne cède, des morceaux de bois et de verre jonchent le sol. Mû par la peur, il fait abstraction du reste et se focalise sur le sac à main qui est à sa place, sur le porte-manteau, comme décrit dans l’émission de faits divers. Il s’en empare prestement, manque de s’étaler sur le sol à cause des débris, entreprend de mettre sa capuche et court comme si sa vie en dépendait, ce qui n’est pas loin d’être le cas. Il entend des « arrêtez-le, arrêtez-le » de plus en plus lointains. Tout à coup, une sirène de police retentit, il est pris en chasse. Tout en continuant sa course, il ouvre le sac, répandant son contenu par terre, zigzaguant entre les passants, cherchant un abri tout en fouillant le fameux portefeuille. C’est bon ! il lâche tout le reste, quasiment à bout de souffle. Il entend encore la voiture de police mais plus faiblement, ayant pris suffisamment d’avance en empruntant des petites rues très encombrées. Il ne regrette pas ses heures passées sur GTA.
Une entrée de parking. L’apprenti voleur s’y engouffre, en nage, tremblant, complètement exténué. Il fouille dans le portefeuille pour en extraire le ticket, le fourre dans sa poche et jette le reste dans une poubelle. Il aurait préféré procéder autrement, mais la situation est trop critique. Il patiente une dizaine de minutes, assis par terre comme un clochard. Il retire son sweat encore trempé et reprend son chemin en quête d’une station de métro. Son épaule le fait souffrir le martyr, jamais il ne se serait cru capable de faire une chose pareille. Toujours sur le qui-vive, il jette des regards inquiets autour de lui, comme si tout le monde savait ce qu’il venait de faire. Assis dans le wagon de tête, personne à côté de lui, il s’autorise à regarder le billet. Les numéros sont là, cochés, prêts à délivrer une somme qui le libérera d’une grosse partie de ses tracas. Il change plusieurs fois de lignes de Métro, pour brouiller des pistes invisibles. Au bout du compte, il arrive dans un bar qui fait Tabac et Loto. Recopie les numéros, détruit le ticket originel et valide sa grille. Tout est quasi parfait, à part sa course-poursuite et le fait qu’il n’a pas pu rendre à cette pauvre dame le contenu de son sac à main. Il pense qu’il lui a sauvé la vie, ça lui donne bonne conscience. Lorsqu’il arrive chez lui, il est prêt à raconter à Maya ses péripéties. Il halète, hors d’haleine « Putain, tu vas jamais me croire, mais ? », Matthieu n’en croit pas ses yeux, elle est assise sur le canapé, mais avec deux autres personnes. Une jolie jeune fille brune qu’il n’a jamais vue et un garçon qu’il ne reconnaît pas au premier abord, qui se lève et le détaille du regard, un demi sourire aux lèvres, « Salut Matthieu ! ». Bordel de merde. C’est Julien, mais Julien jeune. Le choc est trop important, conjugué avec le stress de sa course-poursuite, il est sur le point de tomber dans les pommes. « Julien ? Mais qu’est-ce que tu fous là, on devait partir à Bordeaux pour te retrouver », il est totalement abasourdi. Sérieux comme un pape, Julien veut rapidement en finir « Matthieu, il faut qu’on parle. ». Matthieu toujours dégoulinant, quasiment collé à la porte d’entrée met immédiatement son index sur la bouche, complètement affolé, se saisit d’une feuille de papier et écrit de son mieux. « Pas ici. Micros. Sur écoute. Parlez normalement. Maya, consciente du risque « Ils sont là depuis à peine 5 minutes, on a juste eu le temps de se présenter ». Julien confirme d’un hochement de tête. Romy ne sait pas ce qu’il se passe. Matthieu reprend « Ca me fait trop plaisir de te voir mon pote ! Je vais juste me rafraîchir un peu et ensuite on va aller déjeuner dans une brasserie très sympa. Place de la Nation, c’est pas à côté, mais ça vaut vraiment le coup. Maya si tu mettais un peu de musique »
Après ce qu’il a vécu aujourd’hui, il a bien envie d’envoyer ses poursuivants se faire paître à l’autre bout de Paris. Il espère simplement que Julien et Maya ne se sont pas raconté trop de choses compromettantes et que la petite brune est fiable, sinon elle va déguster comme Omer.
Friday I’m in Love (The Cure)
« Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves. » Eleanor Roosevelt
Romy et Maya se trouvent de plus en plus d’affinités, discutent, rient ensemble, partagent leur pizza comme des meilleures copines, pendant que Julien et Matthieu s’étudient sans un mot, ne sachant par quoi commencer, ni ce qu’il est possible de dire devant les filles. Matthieu rompt le silence, « Euh, je vais fumer une clope, Julien, tu m’accompagnes ? » Elles sont en pleine conversation, laissant les deux voyageurs l’espace pour se retrouver. Matthieu n’a pas fumé une cigarette depuis son arrivée en 97, mais là, il en a besoin. Julien le regarde, bras croisés. Matthieu lui raconte tout sans exception, hormis pour le loto, qu’il garde en réserve. Au fur et à mesure de son récit, Julien intègre les informations.
« Sérieusement Matthieu, t’as demandé à ton ex-femme de t’aider ? », il hausse les épaules, « Primo, elle n’est pas au courant pour notre mariage. Secondo, elle est super douée. Tertio, elle ressemble à Zendaya. » Julien éclate de rire. « C’est vrai, en revanche, tu ne m’en avais jamais parlé ! » « Et toi ? Je savais que c’était sérieux à l’époque avec Romy, mais de là à l’emmener à Paris. » Julien jette des petits coups d’œil inquiets vers la table, elles dégustent un tiramisu. « On parlera de ça plus tard. Moi, je suis là pour m’assurer que tu ne vas pas perturber le continuum temporel. » Matthieu vient d’entendre la meilleure blague de la semaine. « Elle est bonne celle-là ! Tu veux que je fasse la liste des ‘infractions’ que tu as commises ne serait-ce que depuis ce midi ? Au fait, elles sont bien tes Jordan ? T’en as acheté combien de paires ? Deux, trois pour tes vieux jours ? Alors évite de me faire la leçon, et positionne-toi en adulte. Avec ou sans ton aide, je vais prendre la tangente et faire en sorte que ces Chrono Libérateurs, ou je ne sais qui, ne me posent plus de problèmes. Déjà, j’aimerais savoir qui a posé des micros chez moi. Ensuite, il y a cette histoire avec mon père, mais je pense que, comme pour Omer, il n’y a pas grand-chose à savoir de plus, juste un écran de fumée pour cacher le véritable commanditaire. »
Julien ne peut contester certains points soulevés par Matthieu. Sa propre présence ici, sous couvert de réguler le continuum, semble désormais teintée d’hypocrisie. Il doit reconnaître que, sans les interventions d’Alejandro il se serait probablement retrouvé dans une situation similaire à celle de Matthieu, voire pire. Peut-être s’est-il laissé trop influencer par les désirs et les plans d’autres, par des forces qu’il ne comprend pas entièrement.
« Ok Matthieu, on a tous nos secrets, n’est-ce pas ? Si on doit mettre fin à cette pagaille, mieux vaut qu’on collabore ensemble. » Matthieu le fixe un moment, puis acquiesce. « C’est ce que j’espérais entendre. Mais pour l’instant, retournons à table.T’es sûr pour Romy, ce n’est pas un agent double », Julien le toise « Je m’en porte garant ».
Romy est surexcitée. Elle vient d’organiser la soirée avec Maya et est impatiente de découvrir le Paris nocturne, l’occasion rêvée de porter les tenues qu’elle a achetées dans la matinée. Julien accueille la nouvelle avec une froideur polaire. Matthieu jubile intérieurement et Maya lui lance un clin d’œil complice, pour lui signifier qu’elle a pris les affaires en main. « Le mieux, c’est que vous nous rejoigniez vers 20:00 à notre appartement, vous voyez le quartier du Marais, c’est là-bas. » Matthieu se penche un peu plus en avant sur la table, soudainement très intéressé. « Génial, un appart dans le Marais. Il fait quelle taille ? » Julien se trémousse mal à l’aise sur sa chaise. Romy calcule à voix haute, « Je sais pas, 90, 100 mètres carrés. » « Effectivement, j’ai hâte de voir ça ! Et j’imagine qu’on vous l’a prêté. » « Oui, le père de Julien. » Maya agrippe la jambe de Matthieu, qui est sur le point de se jeter sur Julien. Privé de pouvoir le cogner à sa guise, il se contente de le fusiller du regard. Julien n’a plus le choix. « Cet appartement appartient à son patron, Timothée Sundial. Je m’avance peut-être, mais je pense qu’il est à la tête d’un service qui travaille sur les perturbations temporelles. Je vous promet de faire la lumière sur tout ça au plus vite. »
Romy tape sur la table. « Voilà, ça recommence, je ne sais pas ce qu’il a en ce moment », se tournant vers Maya. « Toi aussi, il est comme ça ? Des moments parfaits et ensuite, il délire, fait des cauchemars. Il a même rêvé de toi, Matthieu. Je ne savais même pas que vous vous connaissiez. » « Ne t’inquiète pas, Romy », dit Maya en rigolant pour détendre l’atmosphère, « Matthieu aussi, depuis quelques temps, est bizarre. Faut pas s’en faire, ça reste des grands enfants. Tu sais ce que je te propose, Romy ? On va se faire une virée ensemble cet après-midi. Tu es surfeuse, je suis skateuse. On va se faire une séance de planche, ça va te détendre. » Encore une fois, Maya vient de gérer de main de maitre la situation. Matthieu l’aurait probablement épousée… s’il ne l’avait pas déjà fait dans son « vrai » passé.
Enjoy the Silence (Depeche Mode)
« Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que le sentiment d’exister pour quelqu’un. » Victor Hugo
« Je comprends mieux pourquoi tu es nostalgique de cette période de ta vie. » Julien observe, admiratif, l’agencement et la décoration du salon de Matthieu. Ce dernier se tourne vers lui avec un sourire mélancolique : « Je n’ai jamais vraiment été nostalgique de cette époque elle-même, mais des opportunités qui s’offrent à moi maintenant. Malheureusement, depuis notre voyage, rien ne s’est passé comme je l’aurais imaginé. »
Julien s’assied sur le canapé, le regard perdu dans la contemplation des détails de l’appartement qu’il découvre pour la première fois. « Au début, tout me semblait clair, et puis petit à petit, j’ai réalisé que j’avais peut-être idéalisé ce retour. Rencontrer à nouveau Romy, c’est génial, mais maintenant, ça devient un peu flippant. » Il soupire profondément, « Ça fait du bien de parler librement de tout ça. En tout cas, mon corps de vingt ans est une véritable aubaine, » ajoute Matthieu en s’étirant légèrement, un sourire en coin. « Je ne me suis jamais senti aussi en forme. » « En forme c’est sûr, » réplique Julien avec un rire léger. « Et surtout mince ! » « C’est vraiment une conversation du turfu, » ironise Matthieu. « Pendant que les filles vont s’amuser en plus, la Foire du Trône ça m’aurait bien tenté. »
Matthieu persiste dans son idée de donner des fausses informations, au cas où. Sans prévenir Julien, il monte subitement le volume de Live Shit: Binge & Purge de Metallica à fond et se dirige vers les robinets de la cuisine pour les ouvrir, créant un fond sonore assourdissant. Il indique ensuite discrètement le plafond à Julien. « Avant tout, nous devons nous débarrasser des micros. » Le guidant à travers l’appartement, il commence par vérifier les endroits les plus évidents : détecteurs de fumée, luminaires, téléphone, prises électriques. « Regarde ici, » murmure Matthieu en ouvrant un détecteur de fumée. À l’intérieur, un minuscule micro est camouflé avec soin. « Ils ont vraiment mis le paquet sur la surveillance. » Ils fouillent méthodiquement le lieu, de fond en comble, découvrant au passage d’autres micros dissimulés avec ruse dans un cadre photo et dans le combiné du téléphone fixe.
« Ils ont infiltré tout l’espace, » constate Matthieu en neutralisant chaque dispositif d’écoute avec du papier d’aluminium. « On va laisser tout ça en place mais désactivé. Ils penseront que leurs micros fonctionnent encore. » Après avoir terminé leur inspection, Matthieu réduit le volume de la musique et ferme les robinets, rétablissant le calme. Il se tourne vers Julien, le regard sérieux. « Maintenant, on doit tirer parti de cette situation. Agissons comme si nous ne savions pas qu’ils nous écoutent. »
« Et maintenant, quelles sont nos options ? » demande Julien, visiblement préoccupé par la tournure des événements. « Pour commencer, il faudrait que j’invente la machine Nespresso, » plaisante Matthieu en préparant un café avec une vieille cafetière à filtre. « Ensuite, un appel à ton père s’impose. Il faut qu’on trouve une piste rapidement. Clairement, deux factions s’opposent. Même si on n’a pas encore pu vraiment profiter de notre avance historique, être aussi exposés nous rend vulnérables. » « C’est vrai, » acquiesce Julien. « Et ce n’est pas seulement dangereux pour nous. Romy et Maya sont également en danger, même si elles savent se défendre. »
« Nous devons être prudents, » répond Matthieu en prenant une gorgée du café brûlant.
Julien compose le numéro de téléphone de son père, qui décroche instantanément. « Alejandro à l’appareil, » Matthieu écoute avec le haut-parleur. « Papa, c’est moi. » « Alors, raconte-moi, où en es-tu ? » Sa voix trahit une grande impatience. « Je pense que Matthieu n’est pas une menace pour le continuum temporel. En revanche, j’ai pu constater qu’il était suivi, sur écoute, et selon toute vraisemblance, traqué par les Chrono Libérateurs. La situation lui échappe totalement et c’est ce qui risque de causer le plus de problèmes à court terme, à mon avis. »
Alejandro, dans le même temps, envoyait des pneumatiques à différents services. Sundial débarque en trombe dans son bureau. « Passez-moi le téléphone, » Alejandro s’exécute immédiatement. « Julien, Matthieu, Sundial à l’appareil, donnez-moi des détails. » Matthieu s’empare du combiné et lui raconte tout jusqu’à l’esplanade de La Défense. Appelons ça la confiance intuitive, mais Matthieu sait qu’il peut sans risque se confier à lui. « OK, faites développer les photos et faxez-les-nous au plus vite. Vous êtes en danger, je vous en conjure, pensez avec vos cerveaux d’adultes et n’agissez pas de façon inconsidérée. En attendant, je vous suggère d’habiter ensemble dans le logement du centre de Paris. Il y a suffisamment de place et je m’assurerai de votre sécurité. De notre côté, nous allons organiser votre exfiltration. Votre agent de liaison sera Alejandro. » Matthieu ne peut réprimer un « Wahou, génial, comme dans Loft Story saison 1, sans Loana et la piscine malheureusement, » qui laisse Sundial totalement perplexe. « Ok, j’arrête les blagues. » Ils raccrochent simultanément. « Bon, on prend les consoles ? » Cette fois, c’est sûr, Julien a retrouvé son fantasque ami. « Ok mais ensuite, on va chercher Romy et Maya, je sens de moins en moins cette histoire. » Malgré toutes ses réticences, Julien avait désormais toutes les preuves nécessaires pour s’impliquer totalement. La peur allait changer de camp.
Phenomenon (LL Cool J)
« La vie est un défi à relever, un bonheur à mériter, une aventure à tenter. » Mère Teresa
Personne ne comprend pourquoi Matthieu insiste autant pour allumer la télévision à 21h00 précise. Il trépigne comme un enfant. Les publicités de TF1 se terminent (un bain de jouvence) et le tirage du loto va démarrer. Il serre fébrilement le ticket dans sa poche et le sort au dernier moment. Julien n’en revient pas : « T’as joué au loto ? », Matthieu se veut énigmatique, « On ne sait jamais, peut-être que nous aurons un peu de chance ce soir… » dit-il, les yeux brillants. Maya le regarde intriguée, Romy, qui a hâte de sortir, trouve ce moment aussi long que gênant.
Une à une, les boules tombent. Il a placé le bulletin en évidence sur la table basse. Le raffiné salon de l’appartement du Marais n’a jamais vécu une scène pareille. Les gains s’affichent à l’écran : 5 millions de francs (760 000 euros). Matthieu a envie de pleurer, la concierge s’est trompée d’un numéro. Il a presque envie de la planter de coups de couteau à l’instar de son fils. Julien saute dans tous les sens avec Maya et Romy. La dernière fois qu’il s’est autant lâché était en 98 lors de la victoire de la France en coupe du monde. Mais avec des vêtements beaucoup plus confortables. Matthieu l’a entièrement relooké pour la soirée. Ils ont sensiblement la même taille et en 1997, le même poids. Il en a profité pour lui prêter une chemise de créateur, un pantalon à pinces et une paire de bottines qui lui vont très bien. Romy est conquise, Maya aussi. De son côté, Matthieu a revêtu son deuxième costume, ce qui pousse les filles à l’appeler Mylord et à lui faire des révérences appuyées tout en rigolant comme des baleines. Les deux naïades, qui ont bien préparé leur soirée, après quelques tricks, ont revêtu leurs plus belles tenues. Julien glisse en aparté à Matthieu : « Elle est canon, » en parlant de Maya, ce à quoi Matthieu répond, « Merci, Romy aussi, » l’air entendu, mais aussi contrarié.
« Je suis désolé, à un chiffre près c’était le jackpot ! Est-ce que 1 million chacun ça vous irait ? » dit-il très calmement, sans une once d’ironie. « T’es sérieux ? » demande Maya. « Absolument. Romy je ne te connais pas, même si j’ai beaucoup entendu parler de toi. Je ne sais pas ce que Julien t’a raconté sur ce que nous faisons ici, ni sur notre situation, mais il me semble indispensable que chacun puisse agir en âme et conscience. C’est pareil pour toi Maya, je t’ai embarquée dans cette aventure, mais tu es libre. Avec cette somme, vous pourrez prendre vos décisions et être, si c’est possible, maîtres de votre destin. » Après un court silence,
ils hurlent tous comme des damnés. Les filles le couvrent de bisous et Julien aurait fait de même, mais ce n’est pas dans ses habitudes.
« Bon, je crois qu’on va être obligés de fêter ça ! » Les filles hurlent de nouveau de joie. Matthieu essaie de masquer sa déception, un putain de chiffre ! Julien lui demande à voix basse, « Ça n’a rien à voir avec le continuum… c’est juste de la chance ? » « Si j’avais eu de la chance, on serait en train de se partager le jackpot. Là on va dire que c’est un léger coup de pouce. Arrête de te mettre la pression, regarde Romy et Maya, ». elles sautent sur les canapés et font des danses improvisées dans toutes les pièces. Julien met une tape sur l’épaule de Matthieu « merci mec. » « Ce n’est que le début, on va faire beaucoup mieux que ça, si tu es d’accord » Julien qui craint d’être entrainé dans une spirale infernale, modère son enthousiasme « Je vais y réfléchir, mais là, je crois que ce soir, je vais juste profiter et m’amuser »
La principale préoccupation de Matthieu concerne le ticket et la manière de récupérer les gains sans attirer l’attention des chrono libérateurs. Ils décident de mettre le ticket en sécurité dans le coffre situé dans le dressing de l’entrée et de se rendre ensemble à la Française des Jeux. Chacun choisit un des quatre chiffres du code secret. Ainsi rassuré, Matthieu laisse retomber la pression et cède à la joie communicative de ses acolytes. Il se permet une dernière recommandation : attendre d’être en possession du pactole pour en parler à leurs proches. De son côté, la question est réglée. Il a tout de même prévu de donner 50 000 francs à Madame Gonçalves, une somme qui lui ferait du bien, sans pour autant la mettre en danger de mort.
Maya guide la troupe, ayant ses entrées partout dans Paris grâce à sa capacité d’adaptation et à ses multiples casquettes. Ce qui plaît énormément à Romy, qui est sur un petit nuage. Maya fait son possible pour dérider Matthieu, qui toutes les dix minutes réalise qu’il est passé à un petit numéro du gros lot. Le dîner est exclusivement consacré à la façon dont ils vont utiliser ou dépenser leur argent. Maya est partagée entre dire à son cousin Apu d’aller se faire voir avec son magasin et en même temps investir dedans, tout en étant rassurée sur la poursuite de ses études. Romy veut aider ses parents, s’acheter un pied-à-terre à Paris, et aller faire une séance shopping Avenue Montaigne. Matthieu donne des réponses évasives. Julien l’observe, persuadé qu’il sait exactement comment il va placer ses deniers. Il sent son souffle inquisiteur, détourne l’attention, « Et toi Julien, tu comptes faire quoi ? ». Avec pragmatisme, il répond « Investir intelligemment, voyager, principalement. » Après quelques bars à la mode qui émerveillent Romy, beaucoup moins Julien, Maya propose de finir la soirée dans une boîte de nuit où Matthieu, comme dans les autres établissements de nuit, est connu comme le loup blanc. Ils prennent une table bien située près de la piste de danse. La musique House, Garage des Masters at Work agresse les oreilles de Julien, qui en plus a mal aux pieds, mais apprécie de voir Romy s’épanouir totalement. Soudain, Matthieu se lève comme possédé. Sur la piste, Victoria danse en compagnie d’un bellâtre. Il est raisonnablement éméché, mais le voile blanc est tombé.
Highway to hell (AC/DC)
« La fortune sourit aux esprits audacieux. » Virgile
Julien avait intuitivement compris ce qui allait se passer. Il se rappelle sa mission, sa philosophie de vie, sa placidité naturelle, mais son ami est en rage et il y a de quoi d’après ce qu’il lui avait confié. Il se positionne en renfort. Si ça dégénère.
Matthieu arrive à la hauteur d’un grand blond, habillé d’un costume Saint-Laurent ou Dior qui gesticule plutôt que de danser, l’air hautain et méprisant. Deux crochets express dans le foie, le plexus, suivi d’une gauche monumentale dans le nez le font tomber de son piedestal. Il le termine d’un coup de pied dans les côtes tout aussi efficace. Tout se passe si rapidement qu’il faut plusieurs minutes aux videurs pour le sortir de la piste, inconscient.
Victoria courre après Matthieu qui part en trombe de la boîte de nuit, fou de rage, de haine, de lassitude. Julien veut prévenir sa petite amie et la future ex femme de Matthieu qu’il y a du grabuge, mais elles sont trop occupées à s’amuser. Il n’a pas le coeur à les déranger, d’autant plus qu’il n’a pas besoin d’elles et calcule qu’il est préférable d’arriver après le début des hostilités entre Matthieu et Victoria.
Une fois dehors, Matthieu n’est plus qu’une boule de nerfs à vif. Victoria se rapproche de lui, pleurant à chaudes larmes. La voix du voyageur est chargée d’amertume « Est-ce que tu sais ce que je vis depuis que tes petits copains me poursuivent ? » Victoria ne comprend pas de quoi il parle. « Depuis la dernière fois, on m’a juste dit de ne plus prendre contact avec toi, que tout était réglé. Omer était avec eux, tu n’as qu’à lui demander. »,
Matthieu applaudit, le regard noir « Lui, je vais me le faire encore plus sérieusement. D’accord, mais tu ne t’es même pas posée la moindre question, ça t’a paru normal ? » Matthieu est toujours en colère. Julien suivit de Romy et Maya, accoururent, « Tu te rends compte qu’ils ont fait exploser un avion ! », Victoria fait une moue dubitative « Ils m’ont prévenue que tu dirais quelque chose d’approchant si je te croisais, c’est parce que tu es perturbé ». Matthieu se calme d’un coup, « Ah bon, ils ont dit ça ? », « Oui et c’est pour ça que j’étais avec mon garde du corps, parce que tu es une menace ! », Matthieu roule des yeux. « Ils ont pas choisi le plus fiable, vu comment je l’ai massacré », Victoria est sur le point de répliquer. Julien tente de désamorcer la bombe. « Désolé de te l’apprendre, mais il semble que ces personnes ne soient pas dignes de confiance ». Victoria qui ne sait pas qui vient de parler, regarde de biais la petite bande retranchée derrière Matthieu, les dévisageants de haut en bas, reprend instantanément son assurance. « Pardon, mais qui sont ces gens ? C’est ça tes amis ? », la colère de Matthieu retombe. Il la regarde, avec une grande tristesse « Tu sais, je suis prêt à mourir pour eux. J’aurais sans doute été prêt à le faire pour toi aussi, si la cause est juste et que les circonstances l’exigent, mais certaines personnes sont fausses ou trop naïves malheureusement. Toi t’es les deux. On va en reste là. Tu raconteras ce que tu veux à qui tu veux, mais quand tu auras réalisé qu’ils se sont bien foutus de ta gueule, ce sera trop tard. Tu as perdu ma confiance et c’est irrévocable ». On y va. Plus ils s’éloignent, plus ils entendent Victoria éructer, vociférer et contre toute attente, ils se mettent à rire, assemblés comme les pièces d’un puzzle. Ils sont bien ensemble. Chacun prend sa place dans le groupe. Puncheur stratège, fausse ingénue, débrouillarde. Ce ne sont que des caractéristiques, ils n’ont pas de rôle défini, ils se complètent naturellement. Le taxi s’arrête devant l’appartement du Marais. Julien les regarde tour à tour, heureux d’avoir trouvé une équipe. Romy n’arrête pas de lui mettre des petits coups de coude, « oui je suis content, et oui je suis heureux que tu sois là. Maya attrapa Matthieu par la main. « On va se coucher, demain on a une longue journée ».
A six rues de là, dans un état semi comateux, Omer se félicite d’avoir réussi à rattraper, in extremis, le coup avec Natacha. Ce fut au prix de longues négociations d’abord verbales puis sur l’oreiller, son visage toujours tuméfié n’inspire plus confiance, de même que le poids de la culpabilité qu’il supporte difficilement et qui s’exprime malgré lui, à travers ses yeux rougis par la honte. Cependant, une part de lui assume la trahison. Une mère seule, un frère de quinze et une sœur de neuf ans. L’argent facilement gagné avait contribué à améliorer un peu le quotidien. Il aurait sans doute beaucoup plus obtenu en réalisant le coup avec Matthieu mais c’était trop tard, il avait choisi d’y renoncer. Omer a aussi réalisé, à ses mots aussi durs que les coups qu’il avait encaissé, que Matthieu n’était plus du genre à être dupé par une pirouette ou des excuses médiocres. Le mec avait changé. Bon courage pour les autres.
Au départ pourtant, il avait vainement tenter de refuser l’argent mais s’était finalement laissé convaincre. Après tout cette histoire était tellement rocambolesque. Tout le monde voulait savoir ce que Matthieu faisait, racontait, s’il s’était lancé dans des affaires et lesquelles, les gens qu’il voyait, les lieux, une vraie filature.
Omer avait trouvé que cela allait trop loin, et il s’était décidé de ne rien révéler du projet loto. Ça sentait les embrouilles à mille kilomètres. Il fallait arrêter de tergiverser et choisir son camp, comme Matthieu le lui avait dit. Demain matin, enfin dans quelques heures, il appellerait Matthieu pour s’excuser et aurait une explication franche avec son (meilleur) ami, il lui raconterait tout dans les moindres détails. Et après ils iraient faire la fête. Natacha était cool et drôlement mignonne en plus.
Il n’a pas le temps d’achever sa réflexion. Deux mains le projettent avec force sur la chaussée. Émilie Fuentes, vingt-cinq ans est pressée, elle embauche à huit heure trente. Son patron est aussi à cheval sur la ponctualité que son œil est lubrique ce qui en fait un vrai connard, mais le salaire est plus que correct. Elle sera chez elle d’ici une petite demi heure. Aucun flic à l’horizon, la route est dégagée et sa petite BMW Z3 semble avoir envie de lâcher ses chevaux. Elle appuie sur l’accélérateur, au son de Highway to hell d’ACDC, elle adore cette chanson. Au même moment Omer qui ne capte pas ce qu’il fout au milieu de la route, bascule comme un pantin désarticulé par dessus le capot de la voiture d’Emilie. La sensation de voler est la dernière qu’il ressent. Les pompiers le retrouveront à dix mètres du lieu de l’accident. Mort sur le coup. Émilie sous le choc, répète qu’il a surgit de nulle part et que ce n’est pas possible. Son taux d’alcoolémie est légèrement inférieur a la limite autorisée. Elle n’a pas d’antécédents. Tout porte à croire qu’il s’agit un suicide. Marchant d’un pas lent, à bonne distance du crime, l’homme de main des Chrono Libérateurs sort son téléphone, une voix de femme retentit « Oui ? » « Madame, c’est fait », il raccroche aussitôt. A l’autre bout du fil, Ariane Morin sourit. Selon ses préceptes, la fin justifie toujours les moyens et pour continuer à se regarder dans une glace, elle avait la capacité à se convaincre que, sans les voyageurs du temps, rien de tout cela ne se produirait. Elle a désormais la conviction qu’il faut les mettre hors d’état de nuire. Mais au préalable, qu’ils crachent tous les secrets du futur. Le jeu prend une autre saveur avec un fils de Horloger dans l’équation.
Julien ferme la porte de sa chambre, l’air grave. À vingt ans, il jouait au foot en club, avait entre douze et treize de moyenne en deuxième année de droit, sortait avec ses copains dans un bar qu’il fréquentait depuis sa majorité, était en couple depuis deux ans déjà avec Romy. Dans un an, ils seraient séparés, ce sera sa pire déception amoureuse mais en même temps la meilleure puisqu’elle conditionnera sa façon d’aborder la vie. Il le savait parce que ça s’était produit. Il est revenu dans le passé et toutes ses certitudes volent en éclat. Il redoute ce moment mais il l’a repoussé à de trop nombreuses reprises. Alors que Romy est prête à s’endormir, il parle. A cœur ouvert, d’une voix calme et résolue. Il se livre totalement, son vrai passé, son nouveau passé, le voyage, ce qu’il ressent maintenant, ses doutes, ses craintes. En adulte responsable, en homme accompli qui a plié la vie à ses propres envies et convictions, à son rythme. Le drap serré sous ses poings fermés, dans le noir, il se confesse. L’obscurité lui offre l’écrin nécessaire à ses paroles parfois justes, parfois blessantes, parfois empruntes de nostalgie ou de regrets. Romy l’écoute attentivement sans dire un mot, le dos tourné, prête à entendre le pire. Il s’arrête. Le silence s’impose quelques instants et Romy se redresse, le prend dans ses bras. « Je sais tout ça. Tu as juste posé des mots sur ce que j’avais compris. Merci de m’avoir tout raconté. Tu n’as rien à te reprocher. En tout cas moi je ne t’en veux pas. Aujourd’hui tout est différent. Et si demain tu redeviens celui que tu as été, alors on verra, mais pour l’instant, ce Julien me plaît, l’autre aussi. Mais celui-là est encore meilleur je trouve », elle le serre un peu plus fort, l’entraînant dans un corps à corps nuptial, lui murmurant à l’oreille dans un souffle « à tous points de vue »
Interlude – Temps à nouveau (Jean-Louis Aubert)
« La mesure du temps, bien plus qu’une simple horlogerie, est une symphonie complexe où chaque note doit être jouée à la perfection. » Anonyme
Le vieil homme reprend son souffle. Il sert avec délicatesse une tasse de thé à Vera, qui attend désormais en transe la suite de l’histoire. Elle se lève d’un bond, le poing en l’air : « Ces Chrono Libérateurs sont des monstres ! », dit-elle, déchaînée. Il la regarde, mi-amusé, mi-satisfait. La fatigue s’empare de lui, mais il doit aller au bout de son récit. « Pas tous, mademoiselle, et c’est bien là le problème. Omer n’était qu’un petit maillon de la chaîne, il a cédé à la facilité et en a malheureusement subi les conséquences. »
« Sans vouloir vous détourner de votre discours, pourquoi ai-je autant de souvenirs de l’accident d’avion ? »
« Je ne peux répondre que partiellement à cette question pour l’instant, vous en saurez plus par la suite. D’autres voyageurs ont aussi été localisés ce jour-là. »
Vera, qui buvait une gorgée de thé, faillit s’étouffer. Tout s’éclaircit, à condition d’accepter ce qu’elle entend et de ne plus douter de sa véracité.
« Je vous aurais bien proposé de faire une pause, mais à mon âge, il est préférable d’aller au bout du récit. »
Vera acquiesce, d’autant plus qu’elle désire ardemment connaître la suite
« Pour l’instant, nous devons nous replonger en 1997, à Paris, dans un bel appartement du Marais. »
« Monsieur, une dernière question avant que vous ne repreniez votre récit : pouvez-vous me parler des voyages temporels ? »
Il sourit, la question est aussi légitime que nécessaire :
« La Théorie de la Résonance Quantique Temporelle (RQT) avance que l’univers est interconnecté à travers un réseau complexe d’ondes, de vibrations et de fréquences énergétiques. Selon la RQT, chaque période historique produit une “signature vibratoire” unique qui peut être manipulée pour influencer la trame de l’espace-temps. Nous utilisons la “fréquence de Heaviside-Tesla” pour créer des résonances avec des périodes spécifiques, ouvrant des canaux temporels pour le transfert de données ou de conscience. Cette capacité est utilisée non seulement pour la recherche, mais aussi pour maintenir l’intégrité historique et prévenir les manipulations malveillantes du continuum temporel. Malgré ses avantages potentiels, la RQT et le rôle des Horlogers dans la surveillance du temps ont suscité des critiques. Les sceptiques questionnent l’éthique de manipuler la trame temporelle, tandis que d’autres craignent que le pouvoir des Horlogers ne soit trop grand, posant des questions sur qui surveille les surveillants eux-mêmes et comme vous l’avez constaté, parfois la fréquence est activée accidentellement. Puis-je poursuivre ?
« Oui, reprenez, je vous prie. »
justified and ancient – klf
« Il y a un adage qui dit qu’on fait du mal à ceux qu’on aime, mais il oublie de dire qu’on aime ceux qui nous font du mal. » Chuck Palahniuk
Au petit matin, la pluie parisienne nettoie les pavés, tandis que dans l’appartement du Marais résonne en fond sonore Everybody Wants to Rule the World de Tears for Fears diffusé par MTV sur le grand téléviseur du salon. Une lumière diffuse se fraie un chemin à travers les rideaux entrebâillés, enveloppant nos quatre amis, Matthieu, Julien, Maya et Romy, d’une quiétude presque tangible. Réunis autour de la table basse, ils examinent à nouveau le ticket de loto, entouré de journaux que Julien a achetés à l’aube, ouverts aux pages cruciales. Leurs visages sont marqués par une concentration intense. Après un moment de silence, Julien confirme solennellement leur gain : « Mesdemoiselles, monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que ce petit morceau de papier vaut la modique somme de cinq millions six cent cinquante mille francs. Matthieu, peux-tu rappeler la répartition ? Après tout, c’est toi qui as joué et, bien que ce soit très généreux de ta part, tu as le droit de changer d’avis. » Maya et Romy acquiescent tout en croisant les doigts.
Matthieu, les yeux rivés sur les gouttes de pluie capturant la lumière à la fenêtre, acquiesce : « Merci Julien. Non seulement je confirme la répartition, mais je propose aussi de mettre les six cent cinquante mille francs restants dans une caisse commune, je pressens que cela peut nous être utile. » Avant qu’il n’ait pu expliquer pourquoi, la sonnerie de la porte d’entrée retentit, plongeant le groupe dans un silence angoissé. Julien brandit le ticket, tandis que Matthieu s’en saisit pour le fourrer dans sa poche. Lorsque la porte s’ouvre, leurs cœurs battent à tout rompre. Deux adultes à l’air bienveillant mais déterminé franchissent le seuil. L’un d’eux esquisse un léger sourire. « Ça va Julien, Romy ? » Alejandro les salue d’un signe de la main, tandis que Timothée Sundial, imposant par sa stature et son charisme, déboutonne sa veste et s’assied, en propriétaire, sur le canapé, emplissant la pièce d’une présence rassurante. « Chers amis, j’espère que l’appartement vous plaît ? » le grand patron, qui sent l’inquiétude croissante de Matthieu s’efforce de le rassurer. « Nous sommes ici pour discuter, en amis, et, nous avons également des informations importantes à vous communiquer… » Maya, par réflexe, se positionne devant Matthieu, Romy fait de même avec Julien, geste protecteur apprécié par Sundial. « Je vous en prie, asseyez-vous. Ce sera plus agréable pour tout le monde. » Il ajoute l’air amusé, « la revue de presse est, il me semble, un incontournable des voyageurs du temps », en désignant du regard les journaux, que Julien se précipite de refermer et de ranger. « C’est important de s’intégrer à votre nouvelle temporalité, croyez-moi. » Matthieu et Julien écoutent attentivement, enveloppés dans un silence pesant. « Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude de m’adresser à un auditoire aussi captif et « jeune ». Très bien, je vais commencer par une nouvelle aussi triste qu’inquiétante. Matthieu, votre ami Omer a été victime d’un accident ; il a été renversé hier soir par une voiture Rue de Rivoli, et malheureusement, il n’a pas survécu à ses blessures. »
Matthieu, stoïque, demande sans détour : « Si vous nous en parlez, c’est que ce n’était pas un accident, n’est-ce pas ? » Sundial ne se dérobe pas. « En effet, tout porte à croire que c’est l’œuvre des Chrono Libérateurs. Soyez assurés que nous sommes sur le coup. » Julien intervient : « Sommes-nous en danger immédiat ? » « Je le crains » répond Sundial dans un souffle en se levant pour faire les cent pas. « Tout ce que je vais vous raconter vous semblera sorti d’une fable et d’un autre côté messieurs, vous venez du futur si je ne m’abuse, donc cela devrait vous permettre d’accepter plus facilement mon discours. L’ordre des Horlogers a fait vœu de protéger l’intégrité du continuum temporel. Je vais tenter de simplifier, en gros chaque période historique produit une signature vibratoire unique qui peut être manipulée par les ondes, vibrations et fréquences énergétiques. Pouvez-vous me rappeler votre année de provenance s’il vous plait ? » les voyageurs se concertent brièvement avant de répondre, synchronisés : « 2024. ». Sundial acquiesce « Merci pour cette information cruciale. Si nous parvenons à vous convaincre de notre bonne foi, j’espère que vous pourrez apporter votre concours à l’ordre. Comprenez que, le plus souvent, les voyages sont éphémères, à peine perceptibles, sans souvenirs pour les personnes concernées ». Maya éclate : « Mais que leur voulez-vous au juste ? », Sundial ne se départit pas de son demi sourire rusé. « Les protéger, dans un premier temps, les Chrono Libérateurs sont une menace majeure, ils ont franchi la ligne rouge. Messieurs, je ne vais pas vous mentir, vous avez une connexion inédite. Il est aussi probable que vous développiez des aptitudes inédites, cependant Matthieu vos récents exploits ont aiguisé l’appétit des chrono libérateurs. De plus, nous avons été débordés par des individus en qui nous avions confiance et qui nous ont trahis. »
Matthieu se mord la lèvre : « Ça arrive à tout le monde. », Sundial toussote, « Pas chez nous, normalement. Notre ordre est aujourd’hui un département d’État, une sorte de police si vous voulez. Mais vous avez suscité des convoitises. Nous avions le contrôle et tout a dérapé. Soyez également assuré, Matthieu, que nous avons réussi à mettre la main sur l’agent que vous avez rencontré récemment, dans un état, comment dire, un peu abîmé, mais nous espérons, grâce à lui, en savoir plus sur les attentions à court terme de nos ennemis.
« Et maintenant, quelle est la suite ? » demande Julien « Pour nous, il est indispensable que vous veniez à Bordeaux. Comme je l’ai dit, nous pourrons vous protéger et démêler les fils de cette histoire. » « Quand ? » « Le plus tôt sera le mieux, mais nous comprendrons que vous ayez besoin d’en discuter ensemble et, j’imagine, de régler certaines questions financières. À ce propos, c’était très intelligent de sauver la vie d’une personne tout en améliorant votre quotidien et celui de vos amis Matthieu. Cela reste acceptable sur le plan du continuum, dirons-nous, » conclut Sundial avec un sourire.
Le grand patron reboutonne sa veste « Si vous nous rejoignez de votre plein gré, nous vous mettrons à disposition une demeure de prestige au cœur de Bordeaux, l’accès illimité à cet appartement ainsi qu’à d’autres, dans diverses régions ou pays en cas de nécessité. Vos émoluments seront aussi adaptés à votre contribution et à la durée de votre séjour. Aujourd’hui, nous ne pouvons prédire à quel moment vous retrouverez votre espace-temps, ou même si ce sera le cas. Votre homme de liaison sera Alejandro, et nous vous dépêcherons également un agent de terrain pour assurer votre sécurité. Est-ce que tout est clair ? »
Personne ne prend la parole. Sundial adresse un signe de tête à Alejandro, qui va embrasser son fils et Romy, serrer la main de Maya et Matthieu. « Nous attendons de vos nouvelles au plus vite. Au plaisir de vous retrouver bientôt à Bordeaux. » Ils s’en vont aussi prestement qu’ils sont arrivés, laissant le salon dans un silence de cathédrale.
Oceans (Pearl Jam)
“O flots abracadabrantesques Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.” Arthur Rimbaud
À la tombée du soir, Romy et Maya descendent la pente douce vers la vaste étendue de sable de Lacanau, où l’océan Atlantique se déploie en un tableau vivant de vagues tumultueuses. L’air est empreint d’une douceur saline, portant en lui les murmures de l’océan et les cris lointains des mouettes. Romy, ses cheveux sombres et lisses tirés en arrière pour dégager son visage marqué par ses yeux d’un brun profond, porte sa planche avec une aisance naturelle. Maya, avec sa peau lumineuse et ses longs cheveux naturellement bouclés qui dansent au vent, suit avec une planche vibrante de couleurs sous le bras.
Leur radio portable, posée non loin sur une dune, laisse s’échapper les mélodies de “Oceans” de Pearl Jam, une harmonie parfaite avec le cadre. La musique flotte autour d’elles, se mélangeant avec le son des vagues pour créer un fond sonore presque céleste, envoûtant. Louis-Martin, dit Lou, leur nouvel ange gardien, est installé sur sa serviette, livre de Stephen King à la main et pique-nique à côté, désormais affecté par les horlogers à la sécurité du groupe.
« Regarde moi ces putains de vagues » dit Romy en pointant du doigt les reflets dorés sur l’eau, son visage illuminé par la dernière lumière du jour.
« Je suis fan » répond Maya, ses yeux pétillant d’un éclat rivalisant avec celui des vagues scintillantes.
Elles se lancent dans l’eau froide, leurs combinaisons épousant chaque contour de leurs corps athlétiques, transformant leurs mouvements en une série de courbes fluides et de lignes épurées. Romy prend les devants, pagayant avec une assurance qui se lit dans le moindre de ses gestes. Maya, absorbant chaque conseil, chaque mot, s’élève sur sa planche avec une souplesse de danseuse, ses boucles noires éclaboussées de gouttes d’eau salée.
« Pagaie maintenant, lève-toi, laisse-toi porter par le rythme de la mer » guide Romy, sa voix se fondant dans le fracas des vagues, comme si elle dictait le tempo de leur danse aquatique.
Chaque vague devient une strophe de leur poème mouvant, chaque ride une ligne de vers qui raconte des histoires de liberté et de connexion. Sur leurs planches, elles glissent à travers les chapitres de l’océan, écrivant ensemble un récit que seule la mer peut comprendre.
À mesure que le ciel passe du rose au pourpre, elles reviennent à la rive, leurs silhouettes dessinées contre le crépuscule, leurs rires se mélangeant au son des dernières vagues du jour. Assises sur le sable frais, elles regardent les étoiles commencer à percer le voile du soir, la musique toujours présente, plus basse maintenant, un doux écho à leur conversation.
« Chaque fois que je sors de l’eau, je me sens vivante, comme si chaque vague agissait sur moi » confie Maya, son regard perdu dans l’immensité du ciel nocturne.
« Et demain, la mer nous offrira de nouvelles vagues, de nouvelles sensations » ajoute Romy, un sourire tranquille jouant sur ses lèvres. « Chaque session de surf est unique. »
Finalement, elles se lèvent, éteignent la radio, et quittent la plage sous un ciel maintenant étoilé, portant en elles le souvenir de cette soirée, une symphonie de vagues, de musique et de mots échangés, qui continue à résonner dans leurs cœurs, bien après la fin de la mélodie. Lou attend dans la voiture, pendant que Matthieu et Julien risquent littéralement leur vie.
We Don’t Need Another Hero (Tina Turner)
“Exposez-vous à vos peurs les plus profondes ; après cela, la peur ne pourra plus vous atteindre.” Jim Morrison
Matthieu s’étire lentement, conscient de chaque fibre musculaire qui se tend et se relâche. Depuis leur arrivée à Bordeaux, les Horlogers s’efforcent de tirer le meilleur parti de ses nouvelles aptitudes physiques, le soumettant à un régime d’entraînement rigoureux et épuisant même pour un jeune de vingt ans.
Chaque matin, avant même l’aube, le nez empli par l’odeur du petrichor, son coach, Marc, un ancien militaire reconverti, le pousse à dépasser ses limites. La routine commence toujours par un jogging de dix kilomètres autour du parc bordelais, le rythme soutenu, juste à la limite de l’essoufflement. Matthieu apprécie ces moments où l’air frais du matin remplit ses poumons, mais il sait que la partie facile de son entraînement s’arrête là. Marc, qui semble n’avoir jamais regardé dans sa vie que Full Metal Jacket, Apocalypse Now et tous les Van Damme au cinéma, commence toujours cette partie de l’entraînement par « J’aime l’odeur du napalm le matin. » Matthieu trouve ça tellement cliché qu’il en avait eu un fou rire la première fois, mais le tortionnaire sportif lui avait rajouté alors une dose suffisante d’exercices supplémentaires pour lui couper l’idée de sourire. En temps normal, il lui fait enchaîner une série de circuits conçus pour maximiser sa force et son endurance. Des levées de poids, des tractions, et des exercices au kettlebell sont combinés avec des intervalles de haute intensité sur le rameur et le vélo stationnaire. Matthieu sent chaque muscle de son corps répondre, parfois avec réticence, à cette sollicitation intense.
Après une courte pause, ils passent aux arts martiaux. Matthieu a pratiqué la boxe dans son futur, mais Marc l’introduit à des techniques plus diverses, incluant le krav-maga et le muay-thaï. Ces sessions sont les plus éprouvantes, mais aussi les plus gratifiantes. Elles ne sont pas seulement physiques ; elles demandent une acuité mentale que Matthieu trouve stimulante. Chaque mouvement, chaque coup porté, est une leçon de tactique et de contrôle de soi.
L’après-midi est souvent réservé à des activités plus spécialisées. Certains jours, ils travaillent sur l’agilité et la coordination avec des parcours d’obstacles, où Matthieu doit grimper, sauter, et esquiver avec précision. D’autres jours, le coach ajoute des éléments de survie en milieu hostile, allant de l’orientation en forêt sans boussole à la construction d’abris de fortune. La dichotomie entre expérience et jeunesse physique est parfois source de frustration, mais aussi d’une profonde introspection sur ses capacités et ses limites.
Marc, observant la progression rapide de Matthieu, sait pousser son protégé avec une précision chirurgicale. « Tu es un phénomène, Matthieu. Mais n’oublie jamais que c’est ton esprit qui contrôle ton corps, pas l’inverse », lui rappelle-t-il souvent, une maxime qui résonne profondément chez Matthieu alors qu’il trempe dans un bain de glace, récupérant de la journée et se préparant mentalement pour la suivante.
Cet entraînement n’est pas seulement une préparation physique, c’est une métamorphose complète, une réaffirmation de sa volonté et de sa résilience. Son métabolisme aussi jouit d’un reboot total. Tous les tests réalisés par les pontes de la médecine confirment sa nouvelle réalité ; la maladie qui s’est déclarée en 1998 et l’a amoindri pour le restant de ses jours a purement et simplement disparu. Une partie de lui n’aurait pas pu être plus heureuse et pourtant, le doute s’empare de lui, malgré ses efforts pour s’intégrer et apprécier son environnement à sa juste valeur. Il ressent une sorte d’effet dystopique, une alerte intérieure de plus en plus présente. La crainte aussi qu’un matin il se réveille en 2024 comme il en est parti. Maya vient le rejoindre sur le balcon de leur chambre, ses cheveux sentent encore les embruns, elle n’a pas besoin de lui demander ce qui le tourmente. Depuis qu’ils ont eu les révélations sur l’ampleur du chaos qu’Ariane Morin fomente, Matthieu devient parfois distant et inquiet. Maya se pose un cas de conscience ; la « menace » telle qu’ils l’appellent est animée d’intentions louables au premier abord, en revanche les moyens qu’elle emploie pour parvenir à ses fins semblent plus discutables. Elle se rappelle avec nostalgie le début de leur aventure, leur insouciance. Julien passe du temps en famille ou avec ses amis quand il le peut. Romy aussi, ses parents ont accueilli la manne providentielle des gains du loto avec une gratitude qui la place désormais dans un nouveau rôle au sein de son écosystème familial. Elle n’est plus l’enfant à qui on demande des comptes, mais plutôt l’adulte de bons conseils, une responsabilisation qu’elle a parfois du mal à accepter. Maya ressent un certain déracinement. La vie dans la capitale est remplie de nuances et d’expériences qui façonnent son quotidien. Les Halles, où elle travaille, sont le centre névralgique de son quotidien. Elle apprécie l’agitation constante du quartier. La structure moderne du forum des Halles, juxtaposée à l’ancien marché qui a autrefois occupé ce lieu, symbolise pour elle le mélange unique de l’ancien et du nouveau qui caractérise Paris. La fac, un lieu de rencontres et d’échanges intellectuels, la stimule tout autant. Immergée dans un environnement vibrant, elle s’épanouit au milieu de débats animés et de discussions enrichissantes qui s’étendent souvent au-delà des amphithéâtres. L’adrénaline du skate au Troca, sur les différentes esplanades, à Bercy, avec le bruit des roues sur le pavé et l’écho des rires et des cris des autres skateurs, lui manque profondément. La mode, omniprésente dans les rues de la ville, influence son style et sa manière de s’exprimer, ajoutant une couche supplémentaire à son identité urbaine. Paris avec son énergie, ses lieux emblématiques et ses activités variées, reste gravée dans son cœur comme un rappel constant de ce qu’elle a temporairement (ou pas ?) laissé derrière elle. Le surf est devenu son exutoire, un moyen de s’évader et de sculpter son corps. Tout devrait être parfait dans le meilleur des mondes possibles, si l’ombre de la mort ou de l’amnésie ne planait pas en permanence au-dessus de la tête de Matthieu.
Cold Rock A Part (MC Lyte ft. Missy Elliott)
“Qui contrôle le passé contrôle l’avenir.” Aldous Huxley
00:40. Hangar abandonné, près des quais. Le silence de la nuit profonde enveloppe tout, seulement perturbé par le bruissement sporadique du vent contre les structures métalliques. Julien et Matthieu se tiennent à l’ombre des conteneurs rouillés. Jusqu’à présent, leurs missions ont toujours été supervisées. Mais ce soir, l’obscurité leur appartient. C’est leur première sortie seuls, chaque ombre peut cacher un danger, chaque son peut être un signe. Ils avancent, l’un après l’autre, respirant à peine, conscients que chaque pas les enfonce davantage dans l’inconnu.
Au cours de la première partie de la nuit, ils ont refait le monde, comme à leur habitude, évoquant avec nostalgie des temps inconnus des moins de deux fois vingt ans. À la poursuite de l’homme à la moustache, leur mission consiste à recueillir des informations. Selon une source infiltrée, des agents dissidents ont identifié un nouveau voyageur. D’où vient-il ? Qui est-il ? Quels secrets peut-il divulguer ? Matthieu, impatient, souhaite intervenir avec force, mettant à profit les techniques apprises lors de ses entraînements. Cependant, cette approche ne convient pas à Julien qui a méticuleusement préparé l’opération.
À bord d’une voiture bleu marine, trois agents s’engouffrent discrètement dans une petite allée adjacente. Depuis cet endroit, ils peuvent observer sans être repérés. L’agence leur a fourni des pistolets tranquillisants, à n’utiliser qu’en cas d’urgence absolue — loin des gadgets spectaculaires d’un certain James Bond ou des Kingsmen. Julien, désormais expert en lecture labiale, et Matthieu, armé de jumelles, captent chaque détail. La conversation est brève : « Voyageuse, Cannes, grande confusion mentale, 2012, cherche ses enfants, potentiel limité, équipe réduite, transfert résidence D. » Mission accomplie, ils s’apprêtent à regagner leur véhicule quand Matthieu, soudainement désorienté, se prend la tête à deux mains et hurle de douleur. Confus et paniqué, il interroge Julien : « Mais t’es qui toi ? Qu’est-ce que je fais là ? Au secours ! » N’ayant d’autre choix, Julien utilise le sédatif, son ami s’effondre, inconscient.
Ramener Matthieu à la voiture et le monter chez eux est extrêmement difficile pour Julien, surtout à un moment aussi critique. Est-ce un état temporaire, un choc nerveux, ou quelque chose de plus grave ? De plus, Julien redoute de subir le même sort alors qu’il conduit. Arrivé à la maison à 2h30, il découvre Maya et Romy endormies. Il monte précipitamment les escaliers en criant : « Réveillez-vous, on a un problème ! » Aucune réponse. Il frappe alors à la porte de la chambre de Matthieu et Maya, puis à celle de Romy. Encore dans le brouillard du sommeil, les deux jeunes femmes émergent lentement. « C’est Matthieu, j’ai dû le neutraliser, son moi de 1997 est revenu. » « Revenu ? » demande Maya, cherchant à saisir l’ampleur du problème. En nuisette, t-shirt et short de nuit, chaussés à la hâte, le trio s’emploie à transporter Matthieu jusqu’à son lit, en veillant à ne pas cogner sa tête contre les murs ou la rambarde de l’escalier en colimaçon. Maya s’occupe de lui pendant que Julien et Romy s’installent sur le canapé du salon. Julien, la tête entre les mains, leur détaille les événements, tandis que les jeunes femmes tentent de comprendre la gravité de la situation.
« D’un coup, j’ai vu un gamin paniqué, ce n’était plus le même, je pense que c’est une réintégration de son esprit. Mais est-elle temporaire ou définitive ? Sundial n’est pas la meilleure option pour l’instant, on ne peut pas prendre le risque de perdre Matthieu. Maya, tu es la seule qu’il connaisse ici donc tu resteras en permanence avec lui, si tu n’y vois pas d’inconvénients. Je veux que tu me fasses un rapport détaillé. Un bilan exhaustif de ce dont il se souvient, ses réactions, tout ce qui peut nous être utile. Prétexte un trip à Bordeaux pour justifier votre présence et un black-out à cause d’une soirée trop arrosée. Romy, si la même chose m’arrive, tu procéderas de façon identique. On ne prend aucun risque. En attendant, allez vous recoucher, je dois réfléchir »
I’m Like A Bird (Nelly Furtado)
“Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.” Victor Hugo
Matthieu flotte dans un espace indistinct, un néant éthéré où les contours de la réalité se dissolvent dans une brume mystique. Le temps n’a plus de prise ici. Chaque fragment de souvenir se tisse avec les fils de ses désirs et de ses craintes, formant une tapisserie onirique à la fois fascinante et terrifiante. Des éclats d’images et de sons issus de 1997 et de 2024 se mêlent en un tourbillon de sensations. Des couleurs vives et éclatantes dansent autour de lui, des nuances de bleu profond, de vert émeraude et de pourpre royal se mêlent aux ombres sombres de gris, de noir et de rouge sang. Les sensations sont intenses : il peut sentir la chaleur de la lumière du soleil, l’odeur des fleurs de printemps et la fraîcheur de la brise sur son visage. Les échos de sa vie passée et présente résonnent, se superposant en une symphonie chimérique. Il peut entendre des murmures lointains, des rires, des pleurs, et des mots doux chuchotés par Maya, sa présence silencieuse et rassurante à ses côtés. Revivre les moments d’idylle avec elle, leur amour renaissant dans cette version réécrite de 1997, le remplit d’un sentiment de nostalgie et de bonheur. Chaque sourire, chaque regard partagé, chargé de promesses nouvelles, de possibilités infinies. Il est à nouveau jeune, vibrant d’une énergie retrouvée, prêt à corriger les erreurs qui ont marqué son existence.
Mais sous cette façade idyllique, une angoisse sourde persiste. Que se passerait-il s’il revenait en 2024 ? Ce futur n’est-il qu’un désert de regrets et de désillusions ? Les souvenirs de leur déchéance, de leur séparation douloureuse, reviennent le hanter. Le spectre de son échec pèse lourdement, une ombre menaçante sur ses rêves les plus lumineux.
Dans ce flou entre deux temps, une voix douce et familière résonne, comme un murmure venu des profondeurs de son âme. « Matthieu, tu es prêt à rentrer ? » Il ne peut en distinguer la provenance, figure de son passé ou de son futur. Le son oscille entre tendresse et autorité, comme un écho à travers les âges.
Son double lui sourit, confiant, prêt à conquérir le monde. « Tu vois, tout est encore possible ici. Chaque choix compte. Chaque moment peut être réécrit. » Matthieu observe cette version de lui-même avec un mélange d’envie et de scepticisme. Est-ce vraiment possible de tout corriger ? De ne plus être une victime des circonstances et de ses propres faiblesses ? Le décor change soudainement. Matthieu se retrouve dans une immense caverne, éclairée par des lueurs vacillantes de torches. Les parois sont couvertes de fresques anciennes, représentant des scènes de bataille, de passion et de trahison. Des ombres menaçantes se meuvent dans les coins sombres, comme des fantômes de son passé. Il peut entendre des murmures sinistres : « Ici, rien ne t’attend. Juste le poids de tes erreurs. » Une lourdeur oppressante l’envahit, chaque pas devenant un effort herculéen. Les murs semblent se resserrer, chaque souvenir devenant une chaîne invisible le liant à un destin inévitable. Dans un sursaut de volonté, il repousse ces visions sombres et se concentre sur les moments où il a été fort, où il a pris le contrôle de sa vie. « Non, » pense-t-il, « je peux être plus que ça. Je peux réécrire mon histoire, peu importe l’époque. »
Il se retrouve alors à flotter entre les âges, 1997 lui offre la promesse d’un renouveau, d’une seconde chance. Mais 2024, malgré ses ombres, représente la réalité, avec ses vérités brutales et ses défis contemporains.
Le voyageur ferme les yeux, laissant ses pensées osciller. « Qu’est-ce que je veux vraiment ? » se demande-t-il. Être utile, être fiable, ne plus être une victime, son propre bourreau. Voilà ce qu’il désire. Peu importe le moment, ce besoin demeure inchangé. Il doit trouver une manière de réunir ces aspirations avec la réalité de chaque instant.
Soudain, il sent une main bienveillante sur son épaule : « On a toujours le choix, Matthieu. Le passé est un terrain de jeu, mais le futur est ce que tu en fais. »
Et là, dans cet espace hors de l’espace et du temps, Matthieu comprend. Peu importe où il se trouve, il doit être l’acteur de sa propre vie. Réécrire le passé ne suffit pas ; il doit aussi affronter le futur, avec courage et détermination. La clé n’est pas de choisir, mais de porter en lui la force de changer, de grandir, de s’affirmer.
Avec cette révélation, les visions commencent à s’estomper. Matthieu sent une paix nouvelle l’envahir, une certitude tranquille. Il est prêt à affronter ce qui vient, qu’il soit en 1997 ou en 2024. Car désormais, il sait qui il est et ce qu’il veut devenir. Et cette connaissance, plus que toute autre, est son véritable pouvoir.
Les fresques sur les murs s’animent une dernière fois, montrant des scènes d’amour, de réussite, de force intérieure. Les ténèbres reculent, laissant place à une lumière douce et apaisante. Matthieu se tient à l’aube d’une nouvelle ère, prêt à embrasser son destin, peu importe où il le mènera.
Starfuckers Inc. (Nine Inch Nails)
« Les gens sont comme des vitraux. Ils brillent et étincellent tant qu’il fait soleil, mais quand l’obscurité s’installe, leur vraie beauté se révèle seulement s’ils ont une lumière intérieure. » Elisabeth Kübler-Ross
Les événements de la soirée ont laissé Julien exténué et une douleur insupportable l’assaille, comme si un marteau-piqueur, manipulé par un forcené, s’acharnait pour lui percer le crâne. Dans ces conditions extrêmes, il tente de rester lucide. Depuis leur incursion dans le temps, il sent un lien indéfectible s’établir entre son esprit et celui de Matthieu. Toutefois, cette sensation , se distingue nettement des crises précédentes ; elle ressemble davantage à un vertige, comme sur des montagnes russes après une centaine de shots de Get27 – Vodka.
Pourquoi n’a-t-il pas alerté son père, Sundial ou même Lou dès leur retour ? Romy a soulevé cette question, et avant même que Julien n’y réponde, Maya l’a devancé : le risque est simplement trop grand. Ils demeurent des anomalies, des parias qui justifient malgré eux l’existence de Sundial et des Horlogers, des bombes à retardement susceptibles de libérer un fléau sur le monde, faire ou défaire des gouvernements, influer sur le destin du monde… Il ne s’y trompe pas ; aussi dorée que soit leur cage, elle n’en reste pas moins une prison dont la durée est indéfinie. La mission de la soirée n’était qu’une façade, une manière de les occuper et de les maintenir sous contrôle. Matthieu doit se rétablir rapidement. Avec le recul, Julien réalise que de se contenter d’une existence confortable n’est pas suffisant : seule une fortune colossale peut briser leurs chaînes et leur conférer une immunité, certes relative, mais qui pourrait rééquilibrer la balance.
Le Doliprane commence à agir. Inutile de résister, il a besoin de repos. Julien se glisse doucement dans le lit où Romy se love instinctivement contre lui. Peu après, un bruit suspect le tire de sa torpeur. D’un bond, il se lève. Il y a encore de la lumière dans la chambre de Maya et Matthieu. Il ouvre doucement la porte ; Maya le questionne du regard, et d’un geste, il lui intime le silence. Les bruits à l’extérieur s’intensifient : des voix étouffées, des pas précipités, l’écho d’un ordre donné avec autorité. Les sens en alerte, il chuchote : « Reste là. Je vais voir ce qui se passe. » Avec une prudence devenue seconde nature, il descend les escaliers sans un bruit, chaque fibre de son être à l’affût du moindre son suspect. Il écarte légèrement un pan de rideau : dehors, trois silhouettes encapuchonnées se dirigent avec détermination vers leur domicile. Julien récupère son arme laissée dans le salon et remonte à pas rapides. « Maya, prépare-toi, nous allons avoir de la visite. » Elle connait par coeur la procédure maintes fois répétée. Eteint la lumière de la chambre, maudissant au passage l’inutilité de Matthieu au pire moment, va réveiller Romy.
Julien posté en haut de l’escalier, ne voulant prendre aucun risque supplémentaire, les dirige vers une chambre inoccupée au fond du couloir, les convaincant d’y rester cachées, quoi qu’il arrive. Les voix à l’extérieur deviennent plus pressantes et soudain, un bruit sourd retentit : la porte est enfoncée. Courant vers l’escalier, arme en main, il est prêt à faire feu. Au même moment Matthieu se dresse dans son lit, ses yeux roulent dans leurs orbites et sa respiration est saccadée, comme celle d’un apnéiste ayant mal géré ses paliers de décompression. En à peine quelques secondes, il reprend le contrôle de son corps et de son esprit, alerté par l’imminence du danger. Ce n’est pas le moment de tergiverser. Façonné par son entrainement, il saute par la fenêtre qu’il entrouvre pour contourner les intrus.
De leur côté, les trois intrus se sont dispersés : cuisine, salon, le dernier monte l’escalier, leurs lampes torches trahissant leurs positions. Matthieu, en embuscade, attend que Julien agisse. La détonation de la balle hypodermique résonne dans toute la maison, faisant dévaler l’escalier à la première cible. Les deux autres, surpris et désorientés, tentent de se replier, maisMatthieu les intercepte rapidement, assénant une série de coups au premier, tandis que Julien en position de tir, crie avec l’autorité d’un flic de série télévisée, « Ne bougez pas, plus un geste ! » Matthieu fait de son mieux contre ses deux adversaires, mais l’un d’eux profitant de leur supériorité numérique, lui assène un coup de coude dans la tempe, ce qui le désoriente et leur permet de s’échapper. En revanche, le premier assaillant, toujours inconscient au pied de l’escalier est à leur merci.
In the Air Tonight (Phil Collins)
« Dans les moments de crise, ce n’est pas la logique qui prévaut, mais l’instinct de survie. » Jean-Christophe Rufin
Après un réveil brutal, leur prisonnier se rend compte qu’il est attaché à une chaise dans une pièce sombre et humide, probablement une cave. La compagne de Julien, experte en nœuds grâce aux enseignements de son grand-oncle marin, trouve dans cet exercice un exutoire inattendu. Contrairement à ce qu’ils avaient imaginé, l’intrus vêtu de noir est en réalité une jeune fille d’une vingtaine d’années. Elle s’est d’abord débattue comme une lionne avant de se résigner, mais depuis, elle reste murée dans le silence. Romy, qui a pris les choses en main, décide de mener l’interrogatoire seule. Pendant ce temps, ses trois compagnons fouillent la maison à la recherche d’indices, mais ne trouvent rien de significatif au premier abord. Épuisé par le rythme effréné de cette nuit chaotique, Julien s’octroie un moment de repos sur le canapé. Il espère secrètement que Romy gardera son sang-froid, qu’elle ne se laissera pas dominer par la prisonnière, ou pire encore, qu’elle ne découvrira pas un talent caché pour la découpe humaine à la manière de Dexter Morgan ou Hannibal Lecter.
Matthieu s’affale dans un fauteuil. « Je crois que je me suis tapé un espèce de trip cosmologique… Désolé, je me souviens qu’on était sur les quais et après, blackout. »
« Tu peux remercier Maya, elle a super bien géré. »
Matthieu éclate de rire. « Oui, et toi aussi. Je vous laisse cinq minutes et on se croirait dans *Expendables* ! »
Maya se demande s’il n’a pas perdu quelques neurones en route. « *Expendables* ? L’idée de génie de Stallone pour recycler les stars des films d’action… »
Julien lui lance un regard noir. « Ah, ce n’est pas encore sorti ? Désolé, Maya, mais bon, je ne spoile pas grand-chose en disant ça. »
Maya, intriguée, demande : « Spoile ? »
« Quand tu révèles un moment clé d’une intrigue, genre la mort de Dumbledore dans *Harry Potter*… ou dans *Star Wars IX* quand… »
« Merci, Matthieu, je pense que Maya a compris le principe ! »
Romy remonte de la cave, passe devant eux sans un mot, se lave les mains dans la cuisine, puis revient dans le salon. « Ok, elle est prête à parler, mais on va faire ça calmement. Je vais la chercher. » Les trois amis n’ont pas le temps de réagir. Les yeux rougis par les larmes, à moitié poussée par Romy, une très jolie fille aux longs cheveux roux et aux yeux verts avance comme une pénitente. Sa voix est tremblante : « Je m’appelle Agathe Ibarra, j’ai 27 ans et je suis une réformée. J’avais pour mission d’ouvrir la voie pour une deuxième équipe. On nous a dit que vous étiez des terroristes et que vous vous prépariez à commettre des attentats. Je ne connais pas les deux autres personnes qui étaient avec moi aujourd’hui, c’est ma première mission. Je vous en prie, protégez-moi, vous ne savez pas… » Elle n’a pas le temps de finir sa phrase : un point rouge apparaît soudainement sur son front, et elle s’effondre instantanément sur la table basse. Romy porte ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés de terreur. Matthieu hurle : « Sniper ! Tout le monde à terre ! » Au même moment, des rafales de mitraillettes font exploser les vitres de la maison. Ils se précipitent tous vers la cuisine. « Personne n’est blessé ? » Romy et Maya sont en état de choc. Julien cherche désespérément une idée géniale pour leur sauver la vie. Faire des plans en théorie, c’est simple, mais en plein assaut, c’est une autre histoire.
Soudain, d’autres tirs retentissent. « La cavalerie ! » Matthieu reconnaît le son distinctif des armes utilisées par les Horlogers, un moyen d’éviter les « tirs amis » en opération. Lou, déguisé en policier du RAID, les pousse sans ménagement dans un van qui démarre à toute allure. À l’intérieur, toujours élégant malgré les circonstances, Sundial affiche un air préoccupé. « Vous deviez nous protéger ! » hurle Maya, en proie à une crise de panique que ni Romy ni Matthieu ne parviennent à calmer. « Je sais », murmure Sundial, la tête entre les mains, visiblement abattu et impuissant, au point que Maya se calme instantanément. « Ils ont fait sauter nos locaux. Julien, votre père est actuellement en soins intensifs, mais ses jours ne sont plus en danger. » Julien s’apprête à parler, mais Sundial l’interrompt froidement : « Épargnez-moi vos jérémiades. Vous le verrez dès que ce sera possible. Nous avons également mis vos proches sous surveillance. Les Chrono-Libérateurs ont réalisé deux avancées technologiques majeures : un extracteur mémoriel surpuissant et un perturbateur d’ondes. Ce dernier ne permet pas encore de renvoyer un voyageur dans son époque, mais il le plonge dans une sorte de coma artificiel. » Matthieu le fixe intensément. « Et enfin, pour couronner le tout, Ariane Morin est persuadée que l’un ou l’une d’entre vous va l’assassiner et prendre sa place. Je pourrais donner l’ordre de vous neutraliser dès maintenant pour empêcher cela, mais le futur est en perpétuel mouvement. Nous avons besoin de toutes les informations pour faire le meilleur choix. »
« Pouvons-nous au moins savoir où nous allons ? » demande Julien avec aigreur.
« Là où nous sommes le moins attendus : sur le terrain des Chrono-Libérateurs. J’aurai bientôt ce qui nous manque : un nouvel agent infiltré. »
Interlude (reboot) Champagne Supernova (Oasis)
“Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter.” George Santayana
Sundial marque un temps d’arrêt suffisamment long pour sortir Véra de la torpeur dans laquelle l’avait transportée le récit. Elle ne peut pas croire ce qui est en train de se passer. Elle pressent qu’il va dire quelque chose d’aberrant, de dingue, d’impossible, d’aussi inquiétant qu’excitant.
« Véra, à ce point de l’histoire j’aimerai que nous examinions ensemble les points essentiels, être sûr que vous avez bien tout compris, assimilé, incubé ». La journaliste se redresse sur sa chaise, ajuste son carnet pour qu’il soit bien aligné sur le bureau, un geste qui la prépare mentalement pour la suite.
– Monsieur Sundial, si mes calculs sont bons, Julien et Matthieu voyagent en 1997 depuis presque six mois, et d’après ce que vous avez dit, il s’agit d’une longévité record. Il me semble que durant cette période ils n’ont pas commis de changements majeurs du continuum, d’un autre côté comment pourrais-je le savoir, n’ayant pas conscience de ce qui n’a pas été ou aurait pu être.
Pour résumer, ils ont d’abord « tenté », si je puis le dire ainsi, de se ré approprier leurs vingts ans avec insouciance et l’ambition de profiter de leur avance temporelle pour améliorer leur condition sociale, tout en renouant avec les personnes qui ont le plus compté dans leur vie, mais ils ont rapidement été confrontés à une menace inédite jusqu’à lors, les chrono libérateurs, j’ai envie d’exprimer des hypothèses à voix haute, mais d’abord, éclairez-moi sur un point, qui était dans l’avion qu’ils ont fait sauté ?
Sundial se racle la gorge, faut-il tout lui révéler maintenant ?
– La fille d’un leader politique d’extrême droite, plusieurs futurs dignitaires, une voyageuse du temps.
Véra lancée dans son analyse, réplique, comme si elle s’échinait sur un théorème mathématique particulièrement épineux
– Ariane Morin avait déjà l’information de son futur meurtre, mais elle n’avait pas réduit le champs à Julien et Matthieu, tout voyageur arrivé à cette période pouvait être selon elle le coupable et elle a préféré ne prendre aucun risque ?
– C’est cela, la suite va être particulièrement pénible à entendre, que savez vous de vos parents ?
– J’ai été élevée par ma grand-mère, ils sont morts alors que je n’avais que … elle sursaute, tape du poing sur le bureau faisant se soulever la tasse en porcelaine, et renversant le micro, qu’elle replace instinctivement, mais ce n’est pas possible, on m’a dit que c’était un accident de voiture.
– Oui, toute trace de cette catastrophe aérienne a été rayée des archives. Les chrono libérateurs ne font pas que changer le cours de l’histoire, ils le réécrivent à leur manière.
– C’est donc pour ça qu’ils ont pu le revendiquer ? Elle se met à sangloter, excusez-moi
Sundial observe un silence compatissant, il avait redouté ce moment, comme beaucoup d’autres dans sa vie, mais bouleverser le destin d’un être humain reste pour lui la plus difficile des charges.
– Excusez-moi, cela ne les fera pas revenir, c’est juste que mon existence s’est basée sur ce mensonge. Je ne peux rien y faire.
Sundial se racle la gorge, en quelle année sommes nous ?
– 2032, pourquoi cette question ?
– Qui est au pouvoir ?
– Mais enfin, tout le monde le sait, le PL !
– Qui est le président ?
– Nous n’avons pas un président mais un fondateur et il répond au nom de JAG, je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet, vous savez bien, ce n’est pas bien vu, même si ce n’est pas interdit, nous avons tout de même des libertés !
Sundial éclate de rire, si vous saviez, d’ailleurs vous allez le savoir, JAG est en réalité l’acronyme de Julien – Alejandro Garcia. La mort de son père, causée par les Chrono Libérateurs a changé la face du monde tel qu’il fut. Véra totalement ébahie, les yeux rougis par les larmes, est prise de vertiges.
– Nous arrivons au point crucial de l’histoire. Votre mère était une voyageuse, vous êtes vous aussi sensible aux ondes. Elle essaye de répliquer mais Sundial élève le ton. Véra vous pouvez tout changer. Sauver vos parents, Alejandro, la France, et éviter toutes les désastreuses conséquences ou dommages collatéraux générés par Julien.
– Mais comment ? Je n’étais même pas née en 1997 !
Sundial appuie sur l’interphone du bureau. Faites la entrer s’il vous plaît. Le silence règne durant quelques instants. Le vieil homme, mains jointes réfléchit. Véra hoche la tête, lève les yeux au ciel, rumine ses pensées, quelques sanglots s’échappent malgré elle. Sur ces entrefaites, une dame d’une soixante d’années, aux cheveux blonds, à la silhouette élancée, s’approche de Sundial. Ses grands yeux verts intelligents et pénétrants se posent avec curiosité sur Véra qui presque instantanément la reconnaît, au comble de l’étonnement : Victoria !
– Bonjour Véra, je vois que Timothée a suffisamment bien raconté notre histoire pour ne pas avoir à me présenter. J’aimerai que cela reste ainsi. Nous n’avons pas beaucoup de temps. La situation est désespérée. Toutes nos tentatives pour empêcher Julien de se transformer en tyran se sont soldées par des échecs. De leur équipe, seule Romy demeure à ses côtés, on ne sait si c’est par choix ou contrainte, Matthieu est prisonnier d’une chambre temporelle, Maya a été éliminée comme la majorité des horlogers, chrono libérateurs et surtout voyageurs. Il ne reste que vous aujourd’hui.
– Mais je ne suis pas une voyageuse, je ne comprends pas où vous voulez en venir
Sundial et Victoria s’adressent un signe de tête, le vieil homme reprend
– Pour dire simplement les choses, votre mère vous a transmis sa capacité à voyager, mais comme vous n’avez manifesté aucun signe vous avez été épargnée. Après les purges dont ont été victimes horlogers et libérateurs, nous avons unis nos forces et ressources pour concevoir un matériel capable de fusionner et projeter les consciences, en très gros, vous allez cohabiter en esprit avec Victoria.
– Quoi ? Mais c’est complètement dément !
Victoria ne peut s’empêcher d’émettre un petit rire discret. Ne vous inquiétez pas, c’est sans danger et sans douleur, mais je ne peux revenir en 1997 qu’à l’aide d’un voyageur, vous êtes donc essentielle dans cette entreprise.
– Puis-je y réfléchir ?
Sundial ne peut lui mentir plus longtemps
– Véra, les hommes de Julien sont en chemin, si nous ne faisons rien maintenant nous serons tous morts ou pire encore.
– J’ai remarqué que vous n’êtes désolé que dans les situations extrêmes ! Ok, allons partager le cerveau d’une gamine de vingt ans !
– Hé ! Une gamine de vingt ans remarquablement roulée dit Victoria avec un air cabotin, détaillant d’un regard à la limite du mépris, le corps de Véra, qui bien qu’agréable à regarder n’est pas le meilleur ambassadeur du sport ou de la cuisine allégée.
Véra se tortille malgré elle sur son siège, tout ça n’a absolument aucun sens. Revenir à la raison. Arrêtez de se laisser bercer par des fables d’un vieux taré et d’une ex reine de beauté probablement camée jusqu’au trognon. Les laisser gentiment terminer leur truc et se retirer poliment, reprendre le cours normal de la vie. Se contenter des rubriques merdiques et attendre une vraie bonne opportunité. Peut-être enlever une cuillère d’huile d’olive quand elle fait la cuisine et s’inscrire à un cours d’aérobic. Pour le reste terminer de faire mumuse avec des cinglés. J’espère qu’ils vont me laisser partir. Putain dans quelle merde je me suis foutue !
Pendant ce temps, Sundial a enclenché le gramophone, une musique étrange résonne dans la pièce, il pose une feuille de papier entre Véra et Victoria qui doivent se tenir la main et réciter ensemble la formule : es viln ikh, ya, es viln ikh par trois fois.
Les aiguilles de l’horloge semblent jouer leur propre symphonie du temps, Véra ferme les yeux, tout tourne trop vite, ou trop lentement, plus rien n’a de cohérence, ni même d’importance, il faudrait que cela s’arrête. Sa main est aimantée par celle de Victoria, elle essaie de tourner la tête mais rien n’y fait. Elle n’a pas le temps de voir les sbires de JAG envahir le bureau, ni même la balle traverser le crâne de Sundial, qui a l’instar d’un bonze se tient parfaitement droit et d’une héroïque dignité. Elle traverse des écrans de lumière, qui lui laisse à chaque fois une sensation désagréable de picotements. Au bout de ce qui ressemblait bien à l’éternité, le noir complet, plus absolu que celui de Pierre Soulages. Aveugle ? Est-elle aveugle ou morte ? Elle ne sent plus son corps, ni sa respiration, plus rien d’humain.
– Oh la la mais tu parles toujours aussi fort ?
Une voix inconnue résonnait dans ce lieu sinistre et ténébreux
– Je suis là ! Aidez-moi s’il vous plaît !
– Chut, on t’as dit moins fort, mais c’est pas possible ! Essaye de te détendre et de laisser porter par l’onde
– Me détendre, mais je n’ai rien à détendre, je n’ai plus de corps, je suis aveugle, mon Dieu, c’est ça l’enfer ?
– Ah ben merci, ça fait plaisir !
Agissant comme le lui avait indiqué la voix, elle se retrouve bientôt dans une zone plus éclairée mais sans aucune identification possible. Tout à coup, après quelques efforts, elle n’en croit pas ses yeux ou plutôt les yeux.
– Salut coloc ! Bienvenue dans ma chambre de jeune fille.
Victoria se met à rire, secouant la forme éthérée de Véra, qui ne se pas à quelle paroi se raccrocher. Ce n’est pas possible, ça a marché, elle est en 1997 dans le corps effectivement remarquable de Victoria
– Eh ! dis donc t’es pas obligée de me reluquer de l’intérieur ! Qu’est-ce que dirait ton copain
– Je n’ai pas de copain
– Je comprends mieux, une célibatante, boulot, boulot, boulot et depuis combien de temps ?
– En fait non
– Je ne comprends pas ?
– Euh, je préfère les …
– Je vois ! Ok, on verra ce qu’on peut faire pour toi.
– Non mais ça va pas ! répond Véra courroucée, en plus vous pourriez être ma grand-mère
– Vraiment, tu trouves ? minaude Victoria s’admirant sous toutes les coutures dans le miroir.
– Ok ça va j’ai compris
– Tu vas pas faire ta mijaurée ! Quel plaisir en tout cas de revenir à cette période d’insouciance, même si nous ne devons pas perdre de vue l’objectif de notre retour. Même si Sundial a été particulièrement exhaustif, l’histoire qu’il t’a racontée n’est basée que sur des ressentis, des souvenirs, des recoupements que nous avons pu faire. Quel serait selon toi le meilleur plan ?
Véra ne s’attend pas à être aussi rapidement mise à contribution, partager un corps et un esprit est suffisamment perturbant
– Je sais Véra, j’essaie de prendre ça avec détachement et malgré toutes les simulations de voyage virtuelle auxquelles j’ai participé, rien n’est comparable avec ce que nous sommes en train de vivre.
– De combien de temps disposons-nous ? dit Véra subitement inquiète
– Aucune idée, Julien et Matthieu ne sont jamais revenus. Dans tous les cas, nous devons nous atteler à la tâche au plus vite. Le Sundial de 1997 est au faîte de son pouvoir et il est inflexible, même si nous l’alertons sur la situation, il ne nous aidera pas. Les chrono libérateurs sont totalement sous la coupe d’Ariane Morin. Mes parents ont toujours été persuadés que Chrono Watch était une société de renseignements particulièrement efficace qui ne nécessite aucun contrôle particulier tant que rentrent les dividendes. Nous avons deux objectifs, faire dévier Julien et Matthieu de leur trajectoire maudite et sauver ta mère.
Les pensées de Véra envahissent peu à peu le champs de Victoria, se révélant de plus en plus complexes, mêlant sa propre expérience, sentiments, peurs, certitudes, regrets. Victoria l’interrompt vertement
– Véra ce n’est pas le moment de digresser, nous devons rester focus, toutes tes pensées sont légitimes mais ce n’est pas le moment je t’en prie.
Véra essaie de faire le vide, se remémore des techniques de relaxation et de méditation, pour contenir son esprit débordant d’images et d’idées parasites. Elle réalise intuitivement qu’en sa qualité de voyageuse, elle est l’esprit dominant de ce corps qui n’est pas le sien et surtout que sans la présence de Victoria, elle en sera instantanément rejetée. Véra se concentre pour faire appel à sa chanson totem : Le Premier Jour d’Étienne Daho : « Quand les certitudes s’effondrent. En quelques secondes. Sache que du berceau à la tombe. C’est dur pour tout l’monde », une mélodie simple et sage qui calme le tumulte intérieur et extérieur, Victoria est obligée de se dépêcher d’atteindre les toilettes pour régurgiter tout ce qui est possible pour une gamine de vingt ans en surveillance abusive de son poids, deux petits filets de bile.
– Ah ça va mieux !
– On va devoir quand même trouver un compromis, j’ai besoin d’être alimentée pour réfléchir efficacement.
Alors que Victoria s’apprête à répliquer, elle remarque que sa sœur, Apolline, l’observe avec une curiosité croissante.
— Véra, occupe-toi de trouver un plan, je gère le reste.
La journaliste ne peut s’empêcher de manifester sa stupéfaction, forçant Victoria à redoubler d’efforts pour ne pas perdre son calme.
— Je suis désolée, je ne savais pas… Sundial ne m’a jamais parlé de ça. JAG a fait exécuter ta sœur et tes parents ? Ce n’est pas possible ! Mais dans quoi nous sommes-nous embarquées ?
I Think I’m Paranoid – Garbage
« C’est quoi la question fondamentale ? Est-ce qu’un batteur de jazz est meilleur qu’un batteur de métal ? »
« On va vraiment s’habiller comme ça ?
– Il est très mignon ce tailleur, je ne vois pas le problème ?
– C’est très strict non ?
– Justement, on va à la fac. J’ai une réputation à tenir, même si je peux être délurée par moment, il y a deux règles, l’étiquette et l’image
– Je te trouve très à l’aise, comme si ce voyage ne te chamboulait pas autant que Matthieu ou Julien ?
– La différence c’est que je m’y suis préparée, du moins sur le plan matériel, nous marchons sur des oeufs, à la moindre erreur nous pouvons nous retrouver entre les mains des chrono libérateurs ou des horlogers et nous en savons beaucoup plus que n’importe qui…
– A propos du plan, le mieux est d’entrée directement en contact avec Matthieu, d’après le profil psychologique que j’ai pu dresser de lui, l’honnêteté est la clé, d’autant plus qu’il est le seul à connaitre Julien
– Oui, tu as raison
– Tu t’en veux ? De l’avoir manipulé ?
– Je pensais agir au mieux, dans mon entourage les gens savent se montrer persuasifs et surtout quand il s’agit d’argent et de pouvoir
– Tu n’as pas peur des conséquences ?
– Ma seule peur est d’échouer, tu as vu dans mes souvenirs de quoi ils sont capables
– Oui c’est bien ce qui m’inquiète
– Rock n’ Roll ma petite Véra ! Regarde-nous, c’est un atout non négligeable, surtout dans une époque où les hommes n’ont pas encore été châtrés par le wokisme
– Je vais faire de mon mieux pour faire abstraction
– Voilà, ça c’est l’état d’esprit ! Let’s Go »
Véra est totalement fascinée par la fac. Sundial lui avait si précisément décrit les lieux qu’elle ne se sent ni dépaysée ni déphasée. Seuls les regards portés sur Victoria la gène encore un peu. Faire abstraction lui semble comme bien souvent la meilleure solution. Là, en revanche, le récit divergeait quelque peu. Assis sur les marches devant l’Amphi, un jeune garçon est effectivement en sweat capuche, lunettes de soleil noires (sic) entouré par une cour d’une dizaine de jeunes, qui rient aux éclats à chacune de ses blagues, tape dans les mains des uns et des autres, il est beaucoup trop à l’aise, à tel point que la journaliste se demande si elles ne sont pas arrivées trop tôt.
– Tais-toi Véra !
Victoria se fraye un chemin parmi la faune. « Salut Matthieu, comment ça va ? ». Il baisse légèrement ses lunettes de soleil, comme Tom Cruise dans Top Gun, « Hello beauté fatale, j’avoue que c’est une journée vraiment spéciale, mais que tu viennes t’adresser à moi, qui plus est en public, putain, je dois être le mec le plus chanceux de la terre ! Vous avez vu Miss Monde s’intéresse au petit peuple maintenant ! ». « Oui je fais de l’humanitaire, c’est un truc qu’on doit faire de temps en temps quand on fait partie de l’élite ! Viens avec moi, je dois te parler ». Il laisse planer un silence qui inquiète Véra. Matthieu se lève avec nonchalance et l’attitude de celui à qui on ne refuse rien. Il traine le pied comme un rappeur, interpelle quelques étudiants, notamment un grand que Véra reconnait d’après les descriptions, Omer. « Va t’installer à la cafet’, promis tu vas me sucer direct, un truc de malade mon frère », l’autre grommelle mais s’exécute. Victoria l’emmène dans une pièce inoccupée. Matthieu retire son sweat « De mieux en mieux, bon je te préviens j’ai pas quatre heures », il s’approche de Victoria pour l’embrasser, laissant Véra complètement pantoise si elle n’était pas un esprit éthéré.
« Je t’expliquerai
– Ca va Victoria je crois que j’ai compris !
– Non Matthieu, on doit vraiment discuter sérieusement
– Ok dit-il avec un ton boudeur. Qu’est-ce que tu veux ? J’ai plus rien en stock, à part deux, trois cachetons et quelques grammes de weed
– C’est pas pour ça non plus
– Pas de baise, pas de drogue, t’as une MST ? Tu m’as refilé la chtouille ? C’est pour ça que ça me gratte depuis ce matin bordel ! Ou pire, t’es enceinte ? sur ma vie, c’est pas moi le père, au pire je connais une clinique à Amsterdam
– Ca suffit ! Tu m’écoutes maintenant
Matthieu s’arrête instantanément, retire ses lunettes. Son visage se transforme, plus grave, mûr et réfléchi.
– Je sais que tu viens d’une autre époque. Hier encore tu étais à Bordeaux et avec ton ami Julien vous avez récité une formule et depuis ce matin, tu es là en 1997 dans ton corps de vingt ans.
Matthieu regarde Victoria avec une forme de crainte et de respect. Véra sent qu’il ne sait pas quoi répondre.
– Alors c’est vraiment arrivé ? J’ai cru que c’était une sorte de rêve hyper réaliste, le plus grand trip de toute ma vie. Je n’ai pas voulu y croire. Je me suis mis en pilote automatique et depuis je fais ce que je sais faire de mieux, la comédie, mais on ne peux pas inventer quelque chose d’aussi réaliste. Je n’ai aucune preuve tangible pour l’instant, j’ai cru devenir fou
– En Avril 2024, Emmanuel Macron est président, la France va organiser les J.O, Apple planche sur l’iPhone 16, Taylor Swift est la plus grande star de la musique, la Russie est en guerre avec l’Ukraine et toi tu vis à Bordeaux pas forcément comme tu l’aurais souhaité. Matthieu s’assois, sous le choc. « Mais comment tu peux savoir tout ça ». Il tremble de tout son corps, effrayé, perdu. Véra prend le relai.
– Matthieu, votre voyage à eu des conséquences, de graves conséquences, on va te révéler ce qu’il s’est passé, progressivement pour que ça te laisse le temps de l’accepter, on a besoin de toi.
– Pourquoi ai-je l’impression que quelqu’un d’autre parle à ta place Victoria ? C’est quoi ce délire ?
– Pour l’instant, il faut qu’on parte d’ici, je pense que le mieux c’est d’acheter de nouveaux vêtements, moins identifiables et ensuite qu’on aille discuter dans un endroit discret, il est « possible » qu’on soient sous surveillance. Je ne veux pas t’inquiéter d’avantage mais sois prudent avec Omer.
Il se pince l’arête du nez, en proie à une migraine carabinée. D’un autre côté, s’il y a bien une personne qui ne lui a jamais inspiré confiance, c’est ce gros connard.
– D’accord Victoria, on fait comme tu veux. Il est quelle heure ? C’est bon les cours ont reprit. Le mieux c’est de prendre le Bus jusqu’à la prochaine station de Métro, ensuite on avisera.
Ils sortent de la pièce, accélérant le pas, sur le point de sortir de la Fac, Omer (comme par hasard se dit Matthieu), les sourcils froncés. « Mec ça fait des plombes que je t’attends, t’étais où ? », Victoria embrasse Matthieu sur la joue.
– Désolé Matt, une urgence. Je dois récupérer ma soeur à l’école, on s’appelle ? Merci pour ton petit cadeau.
– Ouais on fait ça ! Tu m’excuses poto dit Matthieu à l’attention d’Omer tandis que Victoria est déjà à quelques mètres d’eux, mais je dois aller chez qui tu sais. Ravitaillement, la petite vient de me délester de mes derniers cachets. franchement je sens qu’on va se goinfrer.
– Tu voulais me dire quelque chose ?
– Ouais non rien de spé juste ça. Essaie de nous trouver de nouveaux clients, t’as pas l’air trop débordé. Je me dépêche, quand je reviens on se fera une petite dégustation.
Omer semble rassuré par l’attitude de son ami. Il se demande ce qu’il doit faire, mais à la réflexion, ce n’est pas nécessaire d’en parler à Dumas père, le genre de bizness qu’il vaut mieux garder pour soi, pas de quoi se faire des noeuds au cerveau. Il retourne satisfait à la cafétéria.
Victoria attend Matthieu à la station de Bus.
– Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Que je faisais un aller-retour chez mon dealer, c’est pas un prix Nobel, loin s’en faut, mais c’est suffisamment crédible pour ne pas être emmerdés. On va où ?
– Aux halles, il faut qu’on parle à quelqu’un
– Oh non, pas elle ! Et dire que la journée avait si bien commencée dit Matthieu au comble du désespoir.
No Sleep Till Brooklyn (Beastie Boys)
L’air impassible, les yeux dénués d’humanité, Julien — désormais JAG — soulève lentement la tête inerte et maculée de sang de son ancien mentor, Timothée Sundial.
— Alors, vieux brigand… murmure-t-il à son oreille raidie par la mort. Qu’est-ce que tu as encore inventé cette fois-ci ? Quoi ? Plus fort ! Je n’entends pas !
Il projette violemment le visage du vieil homme contre le bureau.
— Décidément, tu restes une déception… Je ne comprendrai jamais pourquoi mon père t’a fait confiance. La preuve, il en est mort… Remarque, comme toi maintenant, c’est assez ironique, en définitive.
JAG savoure, un instant, l’ombre projetée contre le mur adjacent. Une silhouette longiligne, presque comme celle de Nosferatu. Une idée de Romy… Les talons de vingt centimètres intégrés à ses bottines immaculées, tout comme les heures passées à sculpter son corps. Tout cela pour inspirer à la fois la peur et le désir. Il claque des doigts, un officier de sa garde rapprochée s’approche et lui tend un mouchoir de soie, sur lequel il essuie lentement ses doigts poisseux de sang, de fragments de cerveau et d’autres matières peu ragoûtantes. Puis il le jette négligemment au sol avant de pivoter sur lui-même.
— Messieurs, je compte sur votre efficacité. Je veux savoir, dans les moindres détails, ce qu’il s’est passé ici. Soyez certains que vos efforts seront récompensés à leur juste valeur.
— Ici, j’ai quelque chose ! Le gramophone… Il est brûlant !
Le militaire n’a pas le temps de finir sa phrase. Les yeux de JAG s’écarquillent. Abasourdi par l’audace du vieil homme, il comprend l’ampleur de la situation.
— Non… Il n’a pas fait ça… Pas une deuxième fois… C’est pas possible !
Comme un fou, il hurle :
— Enlevez votre main ! Tout de suite !
Trop tard. Une série de détonations retentit. L’explosion de la grande horloge secoue la pièce, soulevant Julien de terre. Aux portes de la mort, un sourire carnassier déforme malgré tout son visage. Le vieux avait tout prévu. Comme un ultime doigt d’honneur sorti des entrailles de la terre, le démon lui laissait en héritage juste le temps d’un dernier souvenir. Celui de la bascule.
Tout aurait pu être si différent. À quoi tient la vie ? À une petite erreur de jugement. Il éclate d’un rire sinistre tandis que ses hommes, paniqués, cherchent à tâtons les survivants, évacuent leur chef mortellement blessé. JAG ferme les yeux.
— Qu’est-ce que Sundial m’avait dit déjà ?
Une pensée se faufile dans son esprit, mais la réponse semble s’échapper, comme un écho lointain, perdu dans les limbes de ses souvenirs.
— Non, Julien… Ce n’est pas possible ! Le ton est implacable, sans appel.
— Vous allez me laisser voir mon père immédiatement. Faites moi descendre de ce camion. Maintenant !
Julien est hors de lui. Il donne des coups de poings rageurs contre la paroi intérieur du véhicule blindé. Tour à tour, ils essaient de trouver les arguments pour le calmer, mais rien n’y fait. Matthieu se lance à son tour :
— Mec, faut vraiment que tu te calmes, on met la main sur Ariane Morin c’est la priorité, Sundial nous a dit que ton père n’est plus en danger. On fait le job et ensuite on va le voir dit Matthieu avec douceur
— Mec ? Mais tu te prends pour qui pour me parler comme ça ? De toute façon c’est de ta faute si on en est là, avec tes conneries
Maya broie la main de Matthieu, le supplie du regard de ne pas répliquer
— Je veux bien que tu sois en état de choc, mais faut pas exagérer non plus
Julien le fusille du regard, rétorque l’air mauvais, appuyant chaque mot pour qu’ils ne manquent pas leur cible :
— T’es un tocard. Ta vie c’est de la merde. On pourrait te donner 1000 chances que t’en ferais rien. Une loque, un pauvre type. Regarde la gueule de ton ex femme, évidemment qu’elle s’est barrée, trop bien pour toi. Même ton père t’a vendu aux chrono libérateurs tellement t’es insignifiant. Tu sais ce que tout le monde pense de toi ? Que t’es minable. Pauvre con.
— Arrête Julien, ça suffit maintenant ! La main de Romy claque si sèchement sa joue qu’il ne réalise pas tout de suite ce qu’il vient de se produire.
Tous les yeux sont braqués sur Matthieu, la tension est à son comble.
— Quoi ? Vous attendez que je réplique, que je m’énerve, que je le cogne ? Il y a pas mal de choses qui sont vraies dans ce qu’il vient de dire. J’ai toujours été honnête avec moi-même que ce soit maintenant ou dans mes pires moments à venir et j’espère d’ailleurs ne pas les revivre. Quoi qu’il en soit, j’assume. En revanche Monsieur Sundial, je pense qu’il est nécessaire d’écarter Julien de la mission. Le risque est trop important.
— Je suis d’accord avec toi Matthieu. Répond Sundial avec soulagement. Julien lorsque nous arriverons à destination nous aurons une conversation en tête à tête.
— T’es pas mon père connard. J’ai ton âge l’oublie jamais.
Sundial le dévisage :
— Croyez moi sur parole Monsieur Garcia, je n’oublie jamais rien
Le camion emprunte un chemin de pierres avant de parvenir à sa destination, une ravissante ferme provençale. Lou qui a enlevé son casque, déverrouille la porte arrière. Il n’a pas le temps de demander si la route a été bonne que Julien avec Romy sortent en trombe du véhicule, suivi de Sundial qui lui adresse un sourire poli et enfin Maya et Matthieu, qui pose la main sur son épaule.
— Merci mon pote de nous avoir sauvé la vie. Même si je crois qu’on est bien dans la merde maintenant.
Lou le regarde incrédule
— Allez vous installer, tu m’expliqueras ça
— Je crois qu’on va marcher un peu avec Maya, l’air de la campagne nous fera du bien, non ?
Elle hoche la tête en guise d’approbation. Ils partent main dans la main
— Mais vous savez même pas où on est ! Lou se dit que de toutes ses missions celle-ci s’annonce comme la plus périlleuse.
A Thousand Miles (Vanessa Carlton)
« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. Franz Kafka
À travers les yeux de Victoria, installée dans le bus, Véra scrute chaque détail du paysage qui défile devant elle, vestiges d’une époque dont elle ne sait quasiment rien.
Évidemment, la première chose qui lui saute aux yeux est l’omni-absence de technologie. Sans connaître la date, aurait-elle pu faire la différence entre les années 80 et 97 ? Rien n’est moins sûr. Victoria souffle entre ses dents, et Véra se retient instantanément de penser. C’est le signal : elle prend trop de place. Pourtant, ce n’est pas son genre de s’imposer autant. Peut-être qu’il y a trop d’espace dans ce cerveau.
— T’as qu’à dire que je suis trop conne aussi !
— Mais pas du tout, Victoria, répond Véra, piquée au vif. Au contraire, c’est bien d’avoir de la place comme ça.
— Me la fais pas à l’envers, j’entends tes vraies pensées, grognasse.
— Ça va, Victoria ? T’as une drôle de tête, dit Matthieu, intrigué.
— Non, non, c’est rien. Je t’expliquerai. On descend là ?
— Oui, ça me semble parfait. T’as remarqué quelque chose ? On est suivis ?
— Je n’ai rien vu de spécial, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas le cas. Restons vigilants.
— Yes, cheffe !
— Matthieu, je ne plaisante pas. Pour l’instant, tu n’as aucune idée de ce qui se trame.
— Victoria, ça commence à devenir pénible, dit Matthieu avec une pointe d’exaspération. Je ne sais toujours pas si tout ça est réel. Je n’arrive pas à comprendre ce que je fais là, ni pourquoi. Crois-moi, je fais de mon mieux, mais avec les infos au compte-gouttes que tu me distilles, je vais pas réussir à tout capter.
— Ok, je te promets de tout te dire dès qu’on arrive.
— Justement, il est peut-être temps de me dire où on va ?
— À Beaubourg. C’est le mieux pour ne pas être pris au dépourvu et pouvoir parler librement. D’abord, on se change.
Victoria, toujours aussi jolie en jeans et Converse, a également opté pour un t-shirt Metallica, bien loin de son style habituel. Matthieu, quant à lui, se prend pour un membre d’Oasis avec sa veste Adidas bleue marine et ses Stan Smith, ou plutôt Renton de Trainspotting.
— T’es sûr ? demande Victoria en le scrutant de haut en bas. Véra trouve que ça lui va bien.
— Mais oui, rien de mieux dans un musée, surtout avec les étudiants étrangers.
Ils s’installent au milieu d’une galerie, parlant sans se regarder, surveillant les portes opposées.
— Je suis désolée, Matthieu. J’aurais préféré que ton voyage dans le temps se passe autrement.
— Explique-moi, s’il te plaît.
— Tout d’abord, ça va encore plus te choquer, si c’est possible, mais je ne suis pas seule dans ma tête.
— Tu m’étonnes ! répond Matthieu, à moitié hilare.
— Non, vraiment. En fait, je partage mon esprit avec une autre personne. Pour simplifier, c’est une voyageuse comme toi. C’est elle qui m’a permis de revenir. Elle nous sera extrêmement utile. Sundial lui a tout raconté.
— Sundial ?
— Victoria, tu veux que je prenne la suite ? demande Véra avec douceur. Je suis moins impliquée émotionnellement que toi et, avec mon bagage de journaliste, je serai peut-être plus à même de synthétiser et de hiérarchiser les infos.
Victoria acquiesce mentalement. Après plus de deux heures d’échanges soutenus et de « réexplique-moi ça comme à un enfant de huit ans », Matthieu, pâle et décontenancé, se force à assimiler le récit, aussi surréaliste et effrayant que les toiles qui l’entourent.
— Est-ce que tu as tout compris ? demande Victoria, inquiète.
— Je crois, oui, répond Matthieu avec difficulté. J’ai juste une question : du coup, si on couche ensemble, ça veut dire que vous serez toutes les deux ?
Victoria le regarde, effarée. Elle s’attendait à tout sauf à ça.
— C’est une blague, Véra, dit Matthieu, discernant de mieux en mieux les changements de personnalité. Quoique, je m’interroge quand même !
— Ne t’inquiète pas pour ça. Si ça devait arriver, ce dont je doute, Véra ira faire un tour dans mon cerveau. D’après elle, c’est un véritable hall de gare.
La journaliste ne peut s’empêcher de rire malgré les circonstances.
— Ok, je comprends mieux maintenant pourquoi tu veux impliquer Maya. Mais rien ne nous dit qu’elle acceptera de l’entendre. Parmi les personnes que tu m’as décrites, Louis me semble le plus à même de nous aider côté Horlogers, et j’aimerais bien redonner une chance à Omer. Ça nous ferait une entrée dans chaque camp, ainsi qu’une personne inconnue de leurs services et sans « trace ». Quoi qu’il en soit, on doit commencer par sauver la mère de Véra. Le plus simple serait d’empêcher cet avion de décoller. Il n’y a pas encore eu le 11 septembre, donc les mesures de sécurité ne sont pas renforcées dans les aéroports. On doit pouvoir trouver une faille. Aucun rapport, mais j’ai entendu ce matin à la radio que Michael Jackson passe au Parc des Princes. Dire que j’ai loupé ça à l’époque… quitte à être là, autant en profiter un peu, non ?
Victoria applaudit des deux mains cette brillante idée. Véra, comme à son habitude, est consternée.
— Deux gamins. Voilà ce que vous êtes !
Victoria et Matthieu se regardent d’un air entendu.
— Exactement, Véra, et c’est probablement la meilleure chose possible. Qui d’autre pour sauver le monde ? Deux vieux jeunes, ou peut-être deux jeunes vieux ? Eh, attends-moi !
Victoria, qui connaît le penchant de Matthieu pour les monologues, s’est déjà levée. Rassurée par la tournure de la conversation, proche d’un plan fiable, et peut-être accessoirement d’une romance, elle n’a pas le temps d’anticiper le danger qui arrive droit devant elle, pas de course (Berluti) à l’appui. Lionel, le chrono-libérateur qui bosse pour son père (que Matthieu a déjà croisé dans un passé-futur récent, s’interpose devant elle comme un vigile du Métropolis et, pire encore, n’est pas loin de se saisir de son bras.
Matthieu, légèrement en retrait, sent que c’est le moment idéal pour déclencher sa tactique « God Save The Queen ». Il dézippe sa veste Adidas, révélant un maillot de Manchester United, et, s’adressant à la cantonade, tout en se rapprochant d’un groupe d’Anglais, gueule à qui veut l’entendre, pointant du doigt Lionel qui tient désormais fermement Victoria :
— You, fuckin’ bastard ! Don’t touch my girl or I’ll kick your fuckin’ ass !
La dizaine de jeunes Anglo-Saxons, d’abord amusés par l’accent et la grossièreté du langage, passent du maillot de Matthieu au bras de Victoria, et, en à peine quelques secondes, ils passent du rire aux armes. Le temps d’encercler Lionel et de le contraindre à relâcher sa proie.
Matthieu, sûr de son coup, continue de chauffer à blanc la petite troupe :
— What did you say ? English people fuck their mother and sister at the same time to have kids, especially in the North ?
Les deux hommes de main de Lionel, aidés de quelques gardiens du musée, tentent de disperser la foule, mais c’est trop tard. On ne saura jamais clairement qui a donné la première baffe, mais Matthieu s’attribue la palme de la perfidie. Difficile d’expliquer en détail ce qu’il a fait, mais le grand rouquin d’1m90 pour 110 kg, au bas mot, a réagi au quart de tour, les joues rouges comme un taureau dans l’arène, laissant juste assez de temps à Victoria et Matthieu pour s’échapper.
Ils courent sans se retourner.
— C’était qui, bordel ? demande Matthieu, au bord de l’apoplexie.
— T’occupe pas de ça pour l’instant. Ce qui m’inquiète bien plus, c’est pourquoi il s’en est pris à moi. Normalement, tu es la cible. À moins que…
Véra et Victoria poussent simultanément un cri mental.
Elle est là, devant le musée, fumant avec grâce une cigarette tenue dans un porte-cigarette, lunettes noires façon Audrey Hepburn, large chapeau, tailleur Chanel. Perchée sur des talons Dior. La reine Ariane Morin, dans toute sa terrifiante splendeur.
Victoria intensifie son effort, traverse la rue sans un regard pour les voitures qui entament un concours de klaxons. Matthieu, qui n’a pas encore été entraîné par Marc* (Chapitre 42), slalome avec beaucoup moins d’aisance, risquant sa nouvelle vie à chaque instant. Victoria, désormais à une distance de plus en plus difficile à rattraper, disparaît subitement de son champ de vision. Il est à deux doigts de la crise de panique.
— Ici, dépêche-toi !
Les sens en alerte, Matthieu se laisse guider par la voix de Victoria, qui a trouvé un abri de fortune derrière les poubelles d’une brasserie.
— Ne bouge pas, ne respire pas.
Matthieu, rouge comme une pivoine, échevelé, transpirant, et dont les poumons sont sur le point d’exploser, se demande si elle ne se fout pas de sa gueule, avant de voir passer devant eux, à quelques centimètres, deux fusées lancées à pleine vitesse en costards façon Men in Black, comme si Carl Lewis et Usain Bolt s’étaient donné pour objectif de courir le marathon en moins de 10 secondes.
— La vache, c’était moins une ! murmure Matthieu.
— Ok, je pense qu’on est tirés d’affaire pour le moment. Quelles sont nos options ? Mais surtout, comment ont-ils pu nous retrouver aussi facilement ? se demande Victoria.
— La trace est une chose, mais à mon avis, ce n’est pas ça, répond Matthieu. La preuve, les coureurs de l’enfer n’ont pas réussi à nous localiser avec précision. Victoria, tu as un téléphone portable sur toi ?
La jeune femme lui tend un Ericsson d’un autre âge.
— Bon, tu te doutes bien de ce qui va arriver ?
— J’adorais ce portable, en plus il y a tous mes contacts dedans.
— Si tu veux le garder…
— Non, tu as raison, dit-elle avec un air chagriné.
Matthieu essaie de se repérer.
— OK, on va faire simple. On ne prend pas le risque de se séparer, c’est le meilleur moyen pour se faire piéger. Je crois que j’ai trouvé la solution à l’un de nos problèmes…
Pretend we´re dead (L7)
« Car la force est juste quand elle est nécessaire. » Nicolas Machiavel
Julien tourne comme un lion en cage dans la petite chambre qu’il partage avec Romy. Elle est assise sur le lit, les bras croisés, les yeux embués, au bord de l’épuisement.
⁃ Julien, ton père travaille pour Sundial depuis suffisamment longtemps pour connaître les risques. Je ne pense pas qu’il souhaite que tu compromettes ta sécurité ni celle de l’équipe, et encore moins de la mission.
⁃ Qu’est-ce que tu en sais ? répond Julien avec rage.
⁃ Ça suffit maintenant. Tu n’es plus lucide. Il faut que tu te reposes. Pourquoi tu t’es déchaîné sur Matthieu ?
⁃ C’est la meilleure. Tu as entendu de quelle façon il m’a parlé ? En plus, je n’ai rien dit de faux, la preuve, lui-même est d’accord.
Romy est à la fois effrayée et fascinée par la métamorphose de Julien. Elle se doute depuis toujours que son calme extérieur dissimule un volcan endormi, mais elle n’aurait jamais parié sur une éruption d’une telle puissance.
La peur, se dit-elle. Il n’a sans doute jamais été, confronté à de tels chocs émotionnels au cours de son existence. Son projet de vie tranquille et sans histoire est désormais compromis, son père en danger de mort, et eux-mêmes ont été pris pour cibles. Sans oublier, comme il aime à le rappeler, qu’il a en réalité 47 ans. D’ailleurs, ce sera bientôt son anniversaire, faut-il le lui souhaiter ?
Julien s’assied sur le petit fauteuil en rotin dans le coin de la pièce, dans le plus pur style provençal. Il s’attend à découvrir des petits ballotins de lavande sous les oreillers.
Si la situation ne le rongeait pas intérieurement, il pourrait trouver cela ravissant et apprécier la ferme à sa juste valeur, mais ce n’est pas possible. Il est seul contre tous. Personne ne comprend ce qu’il ressent.
Il n’a accepté de s’adapter à 1997 que parce que ça correspondait exactement à ses attentes, à ses repères. Tout y est conforme. Même les quelques bouleversements qu’il a provoqués avant de monter à Paris pour retrouver Matthieu ne l’ont pas dérangé outre mesure, il n’en n’avait pas été victime, ce n’était pas lui qui avait subi un préjudice. Oui, il est égoïste, et alors ? Le reproche-t-on aux athlètes de haut niveau ? Aux hommes d’affaires ? Aux stars ? Jamais ! Au contraire, c’est même quelque chose de salué, de mis en avant, d’exemplaire. Mais lui, parce qu’il ne fait pas partie de la caste des puissants, il doit partager, se soucier des autres, accepter d’être traité comme un moins que rien, une merde, un faible ? Hors de question.
Sundial n’aurait jamais osé s’opposer à sa décision, parfaitement légitime, de se rendre au chevet de son père, d’avoir en sa possession le compte-rendu médical détaillé, de faire la lumière sur les responsabilités et de faire payer s’il était quelqu’un d’important. En fait, rien à foutre des autres, ils peuvent tous crever, même Romy. Elle est sortie de son rôle d’accessoire en lui mettant cette gifle, devant tout le monde en plus. Il n’est pas prêt de lui pardonner. Au fond de lui, il sait exactement ce qu’il veut, mais est-il prêt à l’entendre ? À l’assumer ? Une fois qu’il l’aura formellement et clairement énoncé, il n’aura pas d’autre choix que d’aller au bout et de soumettre quiconque s’opposera à sa volonté. Prendre le pouvoir. Une fois en place, il ne fera que quelques modifications temporelles mineures, surtout pour s’assurer que ni les horlogers ni les chrono-libérateurs ne lui retirent son dû. Mettre en place une structure politique inédite, qui conviendra bien au peuple, en respectant les ordres établis. Son seul objectif est d’arriver au sommet et d’y rester. En fusionnant les ressources des organisations temporelles, ça peut se faire en un rien de temps. Exactement, comme dans la pub de France Télécom : « Le bonheur, c’est simple comme un coup de fil ! », sauf qu’il sera obligé de légèrement détourner le slogan : « La mort, c’est simple comme un coup de fil » en cas d’opposition et il ne doute pas qu’il y en aura.
À commencer par Matthieu qui devient un vrai problème. Outre son déraillement temporel, il est beaucoup trop engagé dans le camp des Horlogers, avec Maya ils se prennent pour un couple de justiciers, absurde et dangereux. Mais utile.
Sundial n’ayant aucune idée de ce qu’il fomente,
le champs est libre pour établir sa stratégie à sa guise. D’abord faire de Maya l’agent infiltrée. Stratégiquement cela se tient et ça lui permettra d’isoler Matthieu, ensuite négocier avec Ariane Morin, puis créer le chaos. Julien s’allonge contre Romy et lui caresse les cheveux
⁃ Je suis désolé pour mon attitude, l’accumulation de fatigue et de stress. J’irai présenter mes excuses à Sundial et Matthieu, merci de m’avoir réconforté et supporté.
Romy lui prend la main. Elle sent qu’il n’est pas tout à fait honnête mais cela ne fait rien, son choix est fait. Elle sera toujours dans son camps, quoi qu’il arrive. Au delà de l’amour, elle sait qu’il peut accomplir de grandes choses. Il lui manquait juste de l’ambition et le déclic. Les conditions nécessaires pour transformer l’ordinaire en grandiose.
⁃ Alors comme ça nous étions mari et femme ? Tu comptais m’en parler quand ? dit Maya agacée
Ils marchent main dans la main dans la campagne du Luberon. Le ciel étoilé les éclairent suffisamment pour assurer leurs pas mais offre à Matthieu une pénombre salvatrice, pour ne pas révéler les tourments qui animent son visage.
⁃ Je crois que si cela avait été possible, je ne t’en aurais jamais parlé, répond Matthieu avec des trémolos dans la voix
⁃ Mais pourquoi m’avoir privée d’une information aussi importante ? Enfin, c’est tout de même une sacrée nouvelle. Mais maintenant tu dois tout me raconter
Matthieu se mord les lèvres et serre un peu plus fort sa main
⁃ Notre histoire a démarré sur les chapeaux de roue. Après la fac tu as obtenu ton diplôme, devenue une brillante avocate, magnifique, drôle, les pieds sur terre. On s’est retrouvés un peu par hasard et puis comme une évidence, on s’est mis en couple. Les années ont passées, on avait de bonnes situations, des moyens, des amis, et puis tu es tombée enceinte. La meilleure période de notre vie. On attendait cet enfant comme le messie. Le parachèvement de notre bonheur. Il s’appelait Arthur. Notre roi.
Matthieu marque un temps d’arrêt, ravale ses sanglots avant de poursuivre. Maya est comme pétrifiée.
⁃ Les médecins ont dit que ça n’arrivait qu’une fois sur six millions, qu’il y avait plus de chances de gagner au loto que de contracter cette maladie. Il n’a pas survécu. Tu t’es réfugiée dans le travail, je me suis mis à boire. On a méthodiquement démoli tout ce qu’on avait construit. Un jour j’ai frappé un associé qui m’a fait une mauvaise blague alors que j’avais une monstrueuse gueule de bois. J’ai fait un gros chèque pour étouffer l’affaire. J’ai enchaîné les burn out. Tu n’as plus jamais souri devant moi, alors je suis parti. Pourquoi Bordeaux ? Aucune idée. J’ai essayé de me reconstruire, mais j’ai continué à sombrer, regardant tous les jours tes publications sur les réseaux avec un faux compte. Ton mariage avec un mec qui avait l’air super, tes deux beaux enfants bien vivants. Tes voyages. Je vivais en ermite, sans attache, sans but, attendant la délivrance. Et puis il y a eu ce truc de dingue. Ce retour en 1997. À peine arrivé, Victoria me tombe dans les bras, elle incarnait tout ce qui me faisait défaut, mais c’était une illusion, d’un autre côté elle m’a remis le pied à l’étrier. Ça m’a donné la force de venir te parler. Le loto, c’était aussi une manière de te rendre libre. Je ne voulais pas te parler de tout ça, parce que je ne voulais pas que tu souffres. Même si tu ne l’as pas vécu et que tu ne le vivras jamais. C’était juste trop dur
Maya pleure à chaudes larmes, prend Matthieu dans ses bras qui s’effondre sous le poids de ce terrible secret qui lui a été arraché de force et qu’il aurait préféré ne pas révéler.
⁃ Tout va bien Matthieu, on est ensemble, je t’aime et je t’ai toujours aimée. Cette deuxième chance est un miracle que nous offre Arthur j’en suis sûre, je le sens dans mon cœur. On doit aller au bout de cette mission parce que je ne peux pas supporter l’idée de cette épée de Damoclès au dessus de ta tête. Tu mérites, on mérite de vivre comme on l’entend et de se forger un magnifique destin. Le pire est derrière toi et il n’est pas devant moi. Merci de m’avoir tout dit. Ce n’est pas le moment mais je vais m’occuper de Julien aussi, c’est le prochain sur ma liste. Viens on rentre. Tu as besoin de te reposer.
⁃ Merci
Seule une pièce de la ferme est éclairée. Le bureau de Sundial. La nouvelle qu’il craignait le plus vient de lui parvenir, Alejandro est mort des suites de ses blessures. Il se sert un whisky, allume un cigarillos, ouvre la fenêtre, adresse un salut amical à Maya et Matthieu qui semblent eux aussi avoir vécu un moment difficile. Sa décision est prise, il ne dira rien à Julien avant la fin de la mission. L’impression d’être assis sur un baril de poudre n’a jamais été aussi prégnante. Qu’adviendra-t-il si Ariane Morin gagne cette guerre ? Il préfère occulter cette pensée, tout en ayant l’intime conviction que le pire reste à craindre.
Jumpdafuckup (Soulfy)
“La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure.” Clausewitz
— Une idée absolument brillante ! Véra et Victoria sont emballées. Matthieu n’a plus qu’à passer à l’étape suivante, mais…
— D’abord, on vide les comptes. Victoria, si on peut te localiser avec un portable, imagine à quel point c’est encore plus simple avec des transactions par carte bancaire. D’autant plus qu’en 1997, la sécurité informatique doit être une vraie passoire. On retire le maximum de cash dans différents distributeurs et guichets, puis on va au commissariat pour déclarer le vol de ton téléphone portable. Et pour la description du voleur, oublie 2024.
— Ça veut dire quoi ? demande Véra, intriguée. Victoria éclate de rire intérieurement.
— Ça veut dire qu’on peut insister sur le fait que la personne qui m’a volé le portable est de type nord-africain, barbu. Le policier complétera avec des détails encore plus stéréotypés, crois-moi.
— Si nos calculs sont justes, le téléphone arrive à bon port, ou plutôt à bon aéroport, pile au bon moment. Il ne reste plus qu’à prévenir la sécurité, le 36 quai des Orfèvres et le salon Air France. Imaginez la tête d’Ariane Morin quand ils découvriront son traceur, la bombe et la revendication. Enfin, si tout se passe exactement comme vous me l’avez raconté, bien entendu.
Victoria est sous le charme de Matthieu, qui raconte sa plus grande fable, à l’exception peut-être de son arnaque au loto (cf chap. 38), mais qui, en réalité, ne s’est pas encore déroulée.
— Voilà, tout est calé !
Ils se font un high five, prolongeant un peu trop le contact de leurs mains, au point que Véra toussote mentalement pour rappeler à Victoria qu’elle est toujours là. Pourtant, Matthieu mérite plus que de simples félicitations. Il a fait fort. Très fort !
Le voyageur, doté d’un aplomb que certains qualifieraient de diabolique, contacte, depuis une cabine téléphonique, le salon Air France de Roissy Charles de Gaulle et prévient l’hôtesse d’accueil qu’un client VIP va recevoir par courrier simple son téléphone portable, mystérieusement égaré dans une chambre d’un hôtel de luxe parisien. (Je ne peux rien vous dire, mais cet homme pourrait bien devenir le prochain président de la République, à condition qu’on fasse abstraction de ses galipettes à répétition, d’où l’embarrassant problème du téléphone portable.) Il entend la jeune femme glousser et échanger avec plusieurs collègues, qui, eux aussi, savourent l’info comme on déguste un macaron de chez Ladurée. En tout cas, il peut être rassuré, l’objet sera remis en main propre à l’intéressé. (En main propre, je vous laisse libre de vos propos. Au fait, je compte sur votre discrétion, si je vois un sketch des Guignols de l’info à ce sujet, je saurai d’où ça vient), ce qui provoque à nouveau l’hilarité au sein du personnel de la compagnie aérienne et met un point final à la conversation.
Véra hallucine : « Suis-je la seule à être choquée ? » Victoria, de son côté, se délecte : « Tu as raison, ça me révulse autant de libertés. Ma chérie, c’est ton premier jour dans les années 90, attends-toi à pire encore. »
— En ce qui concerne Maya ? demande Victoria.
— On a le choix, soit on y va maintenant, mais il y a le risque qu’elle soit sous surveillance, soit on attend de voir où mène l’histoire du téléphone.
— Tu n’as pas très envie de la revoir ?
— J’ai mes raisons, répond Matthieu évasivement. En attendant, nous pouvons profiter de notre nouvelle jeunesse et nous promener dans les rues de Paris, faire du tourisme temporel. Je suis sûr que ça fera plaisir à Véra. Si vous me permettez, je me demande tout de même pourquoi avoir employé une telle débauche de moyens pour te retrouver ?
— Je pense, enfin, nous pensons, que JAG a découvert que nous étions avec Sundial au moment de notre départ. Il n’ignore pas qu’Ariane Morin dispose de l’extracteur de pensées. Comme il ne peut pas t’exposer, ni lui-même, au risque de se compromettre, il a dû bricoler une idée chez un voyageur qu’il n’a pas encore éliminé, suggérer que j’ai des informations sur le complot qui vise à assassiner la cheffe des chrono libérateurs.
— Et si on disait la vérité à Ariane Morin ?
— Tu veux mourir jeune ? enfin façon de parler.
— Oui c’est pas faux, et ce ne serait pas mieux avec les Horlogers je suppose. La meilleure chance de Julien pour préserver son avenir en l’état est de te retirer de l’équation. Il n’a aucun moyen de savoir précisément ce que vous m’avez révélé, et même si c’était le cas, vu l’estime qu’il me porte, il s’imaginerait que je vais tout faire foirer. J’ai beau réfléchir, je ne vois pour l’instant que deux possibilités : voler l’extracteur de pensées. On filme un truc façon confessions intimes et on organise une réunion avec Morin et Sundial, ce sera à eux de décider de ce qu’ils veulent pour notre futur. Deuxième option, on récupère Maya dans la team et c’est elle qui trouve la deuxième option.
Matthieu laisse quelques secondes de silence avant de conclure, les yeux brillants, au comble de la fierté :
— Je suis un putain de génie !
« C’est pas une légende alors ? » « Malheureusement non Véra, mais en même temps, il est tellement chou et attachant. Il n’a pas tort sur le fond, juste une façon singulière de l’exprimer. »
— Il reste une dernière chose à régler, dit Matthieu en reprenant son sérieux, il nous faut un point de chute et trouver une excuse suffisamment crédible pour que nos proches (surtout les tiens) ne lancent pas une « Alerte Enlèvement ». Si j’ai bien compris, mon appartement est sous surveillance et je doute qu’une Ariane Morin qui se déplace en personne pour te retrouver te laisse aller et venir à ta guise. Qu’en penses-tu ?
Victoria s’arrête un instant pour réfléchir.
— Si je me souviens bien, il me semble que nous avons un appartement à la vente qui a mis un certain temps avant d’être vendu, dans les 100 mètres carrés, rue Lauriston dans le 16ème.
— Rue Lauriston, putain, mais ça me fait penser à quelque chose, dit Matthieu avec excitation.
— Non ! hurle presque Victoria, effrayée.
— Ça va pas ! Tu connais même pas mon idée, reprend Matthieu, contrarié.
— Oh si, je ne la connais que trop bien, crois-moi, et c’est tout sauf une bonne idée !
— Ah ouais, sauver la vie d’une pauvre vieille dame, c’est pas une bonne idée ? À y réfléchir d’ailleurs, on fait quoi pour Lady Di et toutes les personnes blessées ou mortes qu’on peut épargner ?
Véra se demande si Matthieu a bien tout compris, ou si c’est juste un réflexe humain, après tout, il n’est pas le même homme que celui décrit par Sundial, et pour l’heure, il n’a encore jamais été confronté aux dilemmes temporels. « Victoria, je pense qu’il faut y aller mollo avec Matthieu. N’oublie pas qu’il s’agit de son premier jour en 1997 et que nous ne lui avons révélé que partiellement le futur. Moi-même, je n’avais aucune conscience de la façon dont l’argent sera utilisé. Dans son esprit, il est persuadé de pouvoir réparer les injustices, donner une deuxième chance à celles et ceux qui en ont été privés. C’est cette motivation qui lui a permis de voyager. Qu’adviendrait-il si nous le privions de sa raison d’être ? » « Véra, tu es d’une étonnante sagesse, pense Victoria. Ok, je vais m’y prendre autrement. »
— Matthieu, pour l’instant, nous devons rester prudents, bouleverser le continuum nous confronterait aux Horlogers. Comme je te l’ai dit, le Sundial du passé est aussi intransigeant et radicalisé qu’Ariane Morin. Si nous avons l’occasion de faire quelques rectifications salutaires sans nous faire repérer, on ne se privera pas, d’accord ?
— Ok, répond Matthieu, toujours déçu. Pourtant, son idée est excellente et sans danger… il ne peut s’empêcher de penser que dès que cette embrouille avec les armées temporelles sera réglée, il s’occupera de lui. Sur l’échelle de la beauté, Victoria est un 14/10, mais avec l’autre woke dans sa tête, il n’est pas prêt d’en profiter. Il aime toujours Maya, mais avec ce qu’ils ont vécu ensemble, il vaudrait peut-être mieux envisager une autre trajectoire. Il n’est pas là pour les regrets, au contraire.
Live Forever (Oasis)
“Sois le plus souvent silencieux, ne dis que ce qui est nécessaire et en peu de mots.” Epictète
Julien s’installe face à Sundial, la mine contrite. Il exécute avec maestria la partition qu’il a composée : une symphonie d’excuses, de flatteries, de promesses, de mensonges et de demi-vérités. Le grand patron, qui cache le plus lourd des secrets, se laisse manipuler. Après tout, ils sont dans le même camp, non ?
— Monsieur, maintenant que nous avons une bonne vision d’ensemble, voici mes conclusions stratégiques pour mener à bien l’opération « Morin » et minimiser les pertes à moins de 1 %, dans le pire des cas, si, bien entendu, chaque rôle est parfaitement rempli. Après des centaines de simulations et triangulations, il apparaît que l’hypothèse la plus fiable est un cheval de Troie doublé d’un « Turn & Twist ».
— Expliquez-moi ça.
— Prosaïquement, Maya sera votre agent infiltré. L’équipe a connu des dissensions récemment et, malgré vos efforts pour purger les Horlogers, il reste un certain nombre d’agents inféodés à Ariane Morin dans nos rangs, qui se sont empressés de lui rapporter cette information. En tout état de cause, même si les Chrono-Libérateurs ne sont pas dupes, nous aurons suffisamment retourné la situation à notre avantage pour parvenir à nos fins de la manière la plus pacifique possible. Voyez-vous, monsieur Sundial, le cœur a ses raisons, mais l’estomac en a encore plus…
Je vais proposer un accord au « moustachu ». Il connaît bien mon père, qui était en lien avec lui, et j’estime à 95 % l’estime qu’ils se portaient mutuellement. L’idée est d’exploiter cette connexion en lui offrant les millions de francs que nous avons obtenus de manière peu orthodoxe grâce à l’intuition de Matthieu.
— Pourquoi ne pas utiliser les ressources financières de notre organisation ?
— Sans vous manquer de respect, si nous faisions cela, Ariane Morin en serait informée dans la minute qui suit. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un tel risque. Sergei Kaminsky ne pourra pas refuser une telle opportunité. La vie de Maya étant en jeu, Matthieu acceptera également cette approche. Bien entendu, les fonds lui seront restitués à la fin de l’opération. Les Chrono-Libérateurs sont principalement motivés par la cause et la conviction plutôt que par l’argent sonnant et trébuchant, ce qui est une erreur majeure. Le taux de refus dans leurs rangs sera infime. À partir de là, nous aurons le champ libre pour remonter jusqu’à Ariane Morin et, au passage, neutraliser les quelques Chrono-Libérateurs réfractaires. La force du nombre jouera en notre faveur.
Thimothée Sundial adopte sa position favorite lorsqu’il est en pleine réflexion : les mains jointes devant ses lèvres, le regard fixe, reculé au fond de son fauteuil. Le plan semble solide, bien conçu, mais quelque chose le perturbe. Ses sens sont en alerte. Il connaît suffisamment les hommes pour douter des motivations de Julien, et il lui paraît plus qu’improbable que ses ambitions soient purement altruistes.
Julien observe sa proie en prédateur aguerri. Il patiente quelques secondes, guettant le moment idéal pour abattre sa dernière carte et sceller le sort.
— Monsieur, j’aimerais vous demander une faveur. Je voudrais être celui qui annoncera à Ariane Morin la fin des Chrono-Libérateurs.
— Il s’agit donc de vengeance ? dit Sundial, surpris.
— Ni plus ni moins, mais cela me semble légitime, compte tenu des circonstances, non ?
Le grand patron sait qu’il n’a pas le choix.
— Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons habituellement, mais la situation est exceptionnelle. Quand comptez-vous prévenir votre équipe ?
— Dès que j’aurai votre feu vert.
— De quelles ressources matérielles avez-vous besoin ?
— Nous aurons besoin d’armes létales. Nous ne pourrons nous contenter de simples tranquillisants. Quant au timing, cinq jours seront suffisants.
— Je vous en accorde quatre. Nous avons déjà trop tardé.
— C’est entendu. Je prépare l’équipe. Par ailleurs, puis-je vous demander comment se porte mon père ?
Sundial se raidit imperceptiblement, il se prépare à la question fatidique depuis le début de l’entretien.
— Alejandro est dans un état stationnaire. Votre mère est à ses côtés. Il ne tient qu’à vous de réussir la mission au plus vite pour être auprès d’eux.
Le visage du grand patron reste impassible. Il sent le regard inquisiteur de Julien le scanner en profondeur, comme un requin prêt à le déchiqueter à la moindre occasion. Sundial est désormais au pied du mur. À la fin de l’opération, les Horlogers utiliseront le dispositif de neutralisation des voyageurs sur Julien et Matthieu, en espérant qu’ils regagnent, sans dommage, leur époque d’origine.
Contrairement à ce que Sundial imagine, Julien est parfaitement conscient des intentions des Horlogers à son égard, tout comme il a compris que Sundial lui ment. Il en aura la certitude absolue après son échange avec Sergei Kaminsky, dit « Le Moustachu ». Pour l’instant, la priorité est de mobiliser l’équipe. Il se félicite intérieurement d’avoir élaboré une stratégie aussi complexe que parfaitement étanche. Cupidité, sécurité, intérêt supérieur… ses trois cibles n’ont aucune idée de ce qui va se produire ni surtout de qui en sera le bénéficiaire. Julien se sent légitime, prêt à fonder une nouvelle société, plus noble, plus juste, à son image et qui respectera son idéologie. Ce n’est plus qu’une question de temps.
— T’es un grand malade ! Je refuse que Maya participe à un truc pareil, c’est beaucoup trop dangereux.
Matthieu est hors de lui.
— Pour la dixième fois, il n’y a aucun risque. Et Maya est d’accord. N’est-ce pas, Maya ?
Julien marche sur des œufs ; il aborde la partie la plus délicate de son scénario. Les quatre vingtenaires, du moins en apparence, sont réunis dans le bureau de Sundial, parti dans un lieu tenu secret pour valider, avec les cadres de l’organisation, le dispositif « Morin » et préparer l’après-Chrono-Libérateurs, si tout se déroule comme prévu.
— Matthieu, dit Maya avec calme et résolution, je pense que Julien a raison. Infiltrer les Chrono-Libérateurs est la meilleure option possible.
Romy aimerait dire le contraire, mais ce serait s’opposer à Julien et elle ne peut plus le faire ; c’est trop tard. La machine est enclenchée. Pour le meilleur et, elle le craint, surtout pour le pire.
La partie est quasiment gagnée pour Julien, il reste juste un léger détail à régler.
— Matthieu, c’est ok pour sortir les fonds ?
Matthieu maugrée malgré lui. L’argent n’est pas le problème. En revanche, le comportement de Julien l’inquiète, et il n’arrive plus à le comprendre. Il cache quelque chose, mais quoi et dans quel but ? Envoyer Maya dans la gueule du loup est une idée à la con et dangereuse, mais si Sundial a donné son accord, comment s’y opposer ? Il n’y a pas d’alternative envisageable à court terme. Rester vigilant, voir où cela mène et, si cela va trop loin, il n’aura pas d’autre choix que de faire le nécessaire, mais sans avoir une idée précise. Le sentiment d’étau, de piège, est intense, mais il ne peut pas remettre en cause l’intégrité de Julien. Il doit arrêter de se faire des nœuds au cerveau et se plonger dans l’action.
— Oui, pas de problème, je m’en occupe !
Julien laisse exprimer sa joie.
— Parfait, je savais que je pouvais compter sur vous. Allez, on se met au boulot et on termine ça fissa. Croyez-moi, le jeu en vaut la chandelle.
Personne ne dit un mot. Maya et Matthieu s’encouragent du regard, Romy sourit à Julien, qui ne la regarde plus. Tout son être est concentré sur son objectif, et rien ni personne ne se mettra en travers de son chemin.
Would I Lie to You (Charles & Eddie)
« En vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. » Albert Camus
Après un repas express dans un restaurant chinois du coin, que Matthieu ne cesse de qualifier de « putain de kiff à l’ancienne », nems, travers de porc et riz cantonnais pour lui, tandis que Victoria se contente d’une salade au poulet, ils se décident finalement pour la deuxième option, Maya.
Victoria semble être en grande conversation avec sa BFF de cerveau, Véra, et du coup, Matthieu commence à broyer du noir, un blues du futur qui s’installe.
Pas de téléphone pour passer le temps, donc pas de notifications à scroller fébrilement, pas de réseaux sociaux pas encore inventés — Insta, TikTok, Facebook, LinkedIn — et encore moins de Spotify ou Deezer. D’un autre côté, sans wifi ni connexion haut débit, ça résout une partie du problème… Mais bon, il aurait bien aimé lire un truc vite fait sur Apple Books ou Amazon Kindle. Avec ses 6 000 bouquins en bibliothèque, il en avait commencé trois et terminé aucun. Une partie de Clash of Clans, ou même une conversation à la con sur WhatsApp n’aurait pas été de trop. Comment il faisait à l’époque pour patienter ? Comment ne pas mourir d’ennui ? Et encore pire, s’il voulait consulter les résultats du foot à 4h du mat’ ? Sans parler de Netflix, Canal, Disney+, Amazon Prime, même un IPTV avec une qualité dégueulasse et des chaînes russes et arabes aurait fait l’affaire.
D’un coup, il réalise : plus de Wikipédia et pas de Doctissimo. Comment survivre sans avoir instantanément les réponses à toutes les questions qui se bousculent dans sa tête ? Un monde sans ChatGPT, quelle idée !
Dehors, un couple se balade main dans la main, lui, grand et mince, en parka, lunettes à la Lennon, Adidas Samba aux pieds, elle, en jupe à carreaux et perfecto. Autour de son cou, un appareil photo Canon qui doit peser un âne mort. Ils rient, parlent, pointent du doigt les monuments.
— J’aimerais bien les voir se prendre en selfie avec ça !
— Matthieu, moins fort ! dit Victoria, stressée.
— Ça va, ils savent même pas encore ce que ça veut dire, regarde-les ! fait-il en désignant les clients du resto. Comment ils pourraient imaginer que dans quelques années, ils passeront plus de temps à prendre en photo leurs plats qu’à les bouffer ? Pathétique ! Moi, par contre, je me suis régalé. J’ai l’impression que tout a plus de goût, plus de saveur, plus d’authenticité… C’est peut-être un effet du voyage. Mais bon, sans mon téléphone, j’avoue que c’est chaud… j’ai toute ma vie dans ce truc.
— Sérieux, t’en es à ce point-là ? interrompt Victoria en souriant.
— Clairement. J’suis même pas sûr de savoir encore écrire avec un stylo ! Enfin, je vais m’y faire, mais c’est un sacré challenge…
Victoria éclate de rire.
— Oui, pour moi aussi, c’est surréaliste. Mais la grande différence, c’est que je sais pourquoi je suis là. Toi, en revanche, c’est sûrement plus compliqué…
— Oui et non. J’aimerais qu’on profite de ce moment pour que je te donne plus d’infos sur Julien, poursuit Matthieu en baissant la voix. Après tout, je suis le seul à le connaître dans les deux époques. Et crois-moi, ce qu’il va devenir, ça vaut le coup de s’y attarder.
Victoria plisse les yeux, mal à l’aise :
— C’est toujours aussi risqué d’en parler en public.
— Relax, je parle du projet de film, tu sais. Tu veux autre chose ?
— Non, c’est bon, merci.
Matthieu hèle le serveur :
— S’il vous plaît, un café et un saké, avec le verre avec la nana à poil, s’il vous plaît !
— Non mais ça va pas ? Ce mec est malade, hurle Véra dans la tête de Victoria, sa voix perçant comme une sirène d’alarme.
Victoria se crispe, pose une main sur son front. Aïe, pense-t-elle, gueuler dans ma tête, ça va pas arranger les choses…
Matthieu s’extasie devant l’effet loupe du fond du verre et surtout ce qu’il y voit :
— Putain, ça, c’est le meilleur truc du XXe siècle !
Il accompagne chaque gorgée de grands clins d’œil et de mimiques comiques qui parviennent à détendre une des voyageuses, tandis que l’autre continue sa révolution féministe dans la partie gauche du cerveau.
— En fait… murmure-t-il, tout bas, rien de mieux qu’une bonne histoire de film ou de série pour éviter les oreilles indiscrètes. Il reprend à voix haute : donc, parlons de l’un de nos personnages principaux. C’est un mec qui a toujours été obsédé par l’ordre et la régularité. Tellement méticuleux qu’il est capable de prévoir quand le rouleau de papier toilette va se terminer, parce qu’il prend toujours la même quantité de papier.
Victoria lève les yeux au ciel.
— Quoi ? C’est un exemple comme un autre ! Bref, quand notre « autre » acteur principal, charmant, drôle, esprit vif, avec beaucoup de charisme et sexy en diable le rencontre, ils ne s’apprécient pas trop au début. Ils sont assureurs. Un job carré avec des horaires fixes, une évolution de carrière maîtrisée qui satisfait l’un, mais déprime l’autre. Et ça l’intrigue. Il veut comprendre pourquoi. Pour lui, ce qui est acquis doit le rester, jusqu’à épuisement. Après quelques années à bosser ensemble, ils apprennent à se connaître et deviennent potes. Même si lui reste à sa place, il expérimente par procuration. Leur dénominateur commun ? Une passion nostalgique pour leur jeunesse. Et c’est là que ça coince : l’un veut revivre son passé sans rien y changer, et l’autre veut tout modifier. Tu captes pourquoi ? C’est simple, en vrai : la peur. La peur inhibitrice, celle qui l’empêche de prendre des risques, de perdre le contrôle. Cette peur qui le maintient dans une vie ordinaire et répétitive. Vieillir le terrifie, parce qu’il sait que ça entraînera des changements inéluctables. Ça va foutre en l’air son monde réglé au millimètre. En recollant les morceaux avec ce que vous m’avez raconté, je vois une cocotte-minute prête à exploser. En plus, il déteste bosser en équipe et peut vite sombrer dans la paranoïa. Il faut le pousser dans ses retranchements, le fissurer, lui faire perdre ses repères. On va voir ce qu’en pense Maya, mais je pense qu’on devrait pas attendre. On infiltre son quotidien et on fout tout en l’air. Moi, j’ai toujours préféré le chaos à l’ordre. Ça m’a jamais trop réussi, mais qui sait, y a un début à tout, la preuve, je suis ici !
Matthieu termine son verre de saké cul sec, s’essuie la bouche avec sa serviette en tissu et remet de l’eau dans la tasse pour observer à nouveau le fond du verre, hilare.
— Je maintiens que Matthieu est assez « déroutant », mais son analyse est juste, dit Véra avec détermination. Victoria, si on fait dérailler le train avant l’arrivée en gare, on a peut-être une chance d’empêcher l’ascension de JAG. Est-ce que tu peux te concentrer deux minutes sur tes souvenirs de Julien, juste après ma conversation avec Sundial ? Il y a quelques éléments que j’aimerais vérifier. Tu vois ce que je vois ? Ouais, c’est ça !
D’un coup, les deux consciences effarées réalisent la même chose.
— Tu as dit tout à l’heure que si Julien n’avait pas tous les ingrédients, il changeait de recette ? On sait maintenant ce qui lui a permis de réussir son “plat signature”, dit-elle d’une voix tendue. C’est Romy. Elle est devenue son moteur, l’ingrédient secret qu’il lui manquait pour accomplir tout ça.
Matthieu s’immobilise, son verre suspendu en l’air. Le choc le frappe de plein fouet. Romy… Bien sûr. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? C’était d’une logique implacable. Elle avait toujours été la clé.
— Have you ever danced with the devil in the pale moonlight?
Song 2 (Blur)
“A vingt ans, la volonté est reine ; à trente, c’est l’esprit ; à quarante, le jugement.” Benjamin Franklin
Enfermé dans le bureau de Sundial, Julien jubile. Convaincre le « Moustachu » s’était révélé encore plus facile que prévu. Il va sans dire qu’une mallette remplie de billets de 500 francs, posée ostensiblement sous le nez de son interlocuteur, facilite grandement les échanges. En insistant sur l’idée que tout travail mérite une juste récompense — et que les Horlogers paient bien mieux —, il a semé une graine à prise rapide qui donne d’excellents fruits chez les Chrono-Libérateurs.
Pendant ce temps, Maya sème la discorde parmi les partisans d’Ariane Morin. Ses manœuvres sont si efficaces que les revendications fusent de toutes parts. Arc-boutée sur sa posture de démiurge, Ariane Morin est outrée, poussée dans ses derniers retranchements. Jamais elle n’aurait pu anticiper une telle révolution au sein de son propre ordre. La fin est proche.
À l’étage, Romy, vêtue d’une robe achetée à Paris, se brosse les cheveux devant le miroir de la chambre. Elle admire son reflet, ouvre la fenêtre et inspire à pleins poumons l’air frais de la nature, le sourire aux lèvres, satisfaite. Le monde sera bientôt sien.
Grande lectrice, esprit vif et femme de caractère, Romy a toujours su, même de manière intuitive, que les hommes ont besoin d’un « léger » coup de pouce pour accomplir leur destin. Julien n’échappe pas à la règle, et l’idée qu’il puisse croire être à l’origine de toutes ces stratégies et plans l’amuse profondément. Il n’y a pas de place pour l’ego quand on est aussi proche du but, mais Romy avait œuvré dans l’ombre, patiemment, à petits pas. À travers des discussions anodines sur l’oreiller, en écoutant les confidences et les doutes de Julien, elle s’était permise quelques suggestions subtiles, avait posé les bonnes questions et révélé les failles, sans jamais remettre en cause directement son jugement ou le heurter dans sa masculinité.
La devise de Romy a toujours été « Tout ou Rien », avec toutefois quelques ajustements en cas de nécessité. Si Julien s’était avéré trop faible pour mener à bien ses projets, elle aurait probablement trouvé un autre moyen d’atteindre ses objectifs — Maya, par exemple, aurait pu être une alternative. Mais tout va pour le mieux : elle a misé sur le bon cheval. Attention, elle aime beaucoup Julien, c’est un fait, mais elle comprend aujourd’hui pourquoi leur relation n’avait pas fonctionné dans leur futur initial. Ce qui leur avait manqué, c’était ce petit plus qui fait toute la différence : richesse, pouvoir, célébrité.
En revanche, elle éprouve une légère tristesse pour Matthieu, qui, dans un instant, passera du rôle de personnage principal à celui de simple figurant. C’est d’autant plus regrettable qu’il est gentil, généreux, cultivé… mais, contrairement aux apparences, bien moins malléable que Julien. Une menace trop importante. Quant à Maya, si jolie, si pétillante… elle avait trahi leur équipe et les Horlogers, passer à l’ennemi de cette manière, une bien mauvaise idée, scandaleuse même ! D’ailleurs, Julien avait établi une liste de factieux à gérer en priorité une fois le nouvel ordre établi : Matthieu et Maya, bien sûr, le Moustachu, le Board de Chronowatch, à savoir les parents de Victoria, les éminences grises des deux organisations, sans oublier les opposants classiques. Qui d’autre déjà ? Ah oui, pas mal de personnalités politiques, mais ça c’était pour préparer l’avenir, rien de personnel. Sundial bénéficierait d’un traitement spécial. Julien n’avait pas très bien pris la mort de son père, surtout que c’était le Moustachu qui lui avait annoncé la nouvelle (ce qui lui valait d’être sur la liste). Le plus cruel fut d’apprendre que le dispositif de mise à feu avait été actionné par Alejandro pour protéger les secrets de l’ordre. Il avait fait passer les Horlogers avant sa femme et son fils. Pauvre Julien. Romy reprend sa planche à dessin et s’attelle à la tâche. Elle travaille sur des looks, des silhouettes. Impossible de laisser le futur fondateur s’habiller comme Monsieur Tout-le-Monde. Il lui avait laissé carte blanche, ainsi que pour sa nouvelle appellation. Julien Garcia… très bien dans la vie de tous les jours, mais il faut créer quelque chose de plus percutant, facile à retenir et en même temps suffisamment puissant pour l’identifier… JAG… Julien Alejandro Garcia. JAG le fondateur. Romy lève les bras en l’air en signe de victoire. Parfait, absolument parfait.
Matthieu réalise qu’il est pour la première fois seul avec Sundial. Le grand patron ne voulait pas le laisser partir seul en mission, et toutes les autres ressources étaient déjà affectées. Ils sont dans une grosse Mercedes qui paraît bien antique aux yeux du voyageur habitué à son véhicule électrique.
— Toujours à comparer les époques, lui dit Sundial avec un sourire bienveillant.
— Désolé, Monsieur, une sorte de réflexe, je suppose. Mais impossible de nier qu’on a fait de gros progrès dans ce domaine.
— Ne m’en dites pas plus, vous connaissez ma politique sur ce sujet. À propos de politique, que pensez-vous de l’opération ?
— Je ne sais pas quoi vous répondre, Monsieur. Soit vous cherchez à être rassuré et je vais vous dire que tout est sur des rails, soit vous avez un doute et, dans ce cas, je n’aurai d’autre choix que de vous dire que j’en ai aussi et que je trouve le comportement de Julien de plus en plus étrange, pour ne pas dire inquiétant.
Sundial éclate de rire avant d’emprunter un chemin escarpé de bord de mer. Les fenêtres sont grandes ouvertes, et outre le vent chaud de cette matinée d’été, les parfums du Sud les emplissent d’une sorte de joie olfactive. Impossible d’être morose devant un tel spectacle. Les deux hommes, sensiblement du même âge, l’un dans un écrin de vingt ans et l’autre portant sur son visage le poids des ans, observent un instant de silence complice.
— Vous savez, Matthieu, j’apprécie particulièrement ce trait de caractère chez vous. J’appelle ça la franchise au deuxième degré. Seuls ceux qui vous connaissent intimement comprennent où vous souhaitez en venir. Les autres survolent et passent à côté du vrai sens de votre propos. J’imagine que vous l’avez utilisé ad nauseam au cours de votre désormais double existence.
— Vous m’avez percé à jour, Monsieur. Pour être honnête, je ne suis même pas sûr que mes parents aient jamais rien entendu à cela. Ce n’est pas grave, je m’en suis accommodé. Pour parler vrai, comme on dit ici, Julien est à mon avis en train de devenir complètement dingue. Le plan est bon, mais il y a des zones d’ombre, un truc que je ne sens pas. Ce n’est pas directement en lien avec Maya, même si je persiste à croire que l’avoir envoyée là-bas est une folie. Maintenant il m’envoie à l’autre bout du monde pour former soi-disant une équipe dissidente ralliée à nos forces. Si je n’étais pas avec vous, je me dirais que c’est un piège.
Matthieu tourne la tête et, en regardant Sundial, éclate de rire à son tour.
— Monsieur, vous avez une faculté étonnante de fermer ou d’ouvrir totalement votre visage. Ne dites rien, j’ai compris, on y va tout droit, c’est ça.
— Mon jeune ami, j’aurais peut-être dû m’appuyer un peu plus sur vous, plutôt que de ne m’appuyer que sur Monsieur Garcia.
— Il est le fils de votre ami. Il était le mien jusqu’à présent, à moins que je ne me sois trompé. On était peut-être plus des copains de circonstance. Si chacun avait eu une vie normale, on n’aurait sans doute pas passé autant de soirées à refaire le monde ou à ruminer sur un passé idéalisé. Ceci explique cela. Malgré tout, je pense que vous n’avez aucun reproche à vous faire. J’aurais fait pareil. Si on s’en sort, va falloir trouver un moyen de mettre un terme à ce conflit sans créer de dommages supplémentaires. En tout cas, cela aura au moins le mérite de nous permettre de vérifier l’efficacité des cours de Marc, en situation hyper hostile.
— J’ai plus de doutes sur sa santé mentale que sur ses compétences militaires. Que suggérez-vous ?
— On joue le jeu à fond, et si ça se complique… vous vous mettez à l’abri et je me mets en mode Call of Duty.
— Ne m’en dites pas plus. Le plus important, c’est que vous soyez prêt. On est bientôt arrivés.
I Wanna Be The Only One (Eternal)
“Chacun est prisonnier de sa famille, de son milieu, de son métier, de son temps.” Jean d’Ormesson
Maya n’est pas particulièrement ravie de voir débarquer Victoria et Matthieu dans son antre. Sango Games est son sanctuaire, et il vaut mieux ne pas le profaner sous peine d’en subir les conséquences. Matthieu se dissimule derrière Victoria ; son dernier échange avec Maya au XXIe siècle n’était pas spécialement poétique, bien que très fleuri sur le plan verbal. Il fait de son mieux pour se rassurer : « Elle a sûrement oublié… ou plutôt, elle n’a jamais pu encore y penser, décalage temporel, détends-toi, tout va bien », se répète-t-il, en jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Victoria, à qui il colle comme une ombre.
— Mazette, la comtesse et son laquais. La journée avait pourtant bien commencé. Qu’est-ce que vous me voulez cette fois ?
— Est-ce qu’on peut te parler ? C’est très sérieux, Maya, dit Matthieu avec un certain aplomb.
— Moi, je vais te parler sérieusement, tocard. Déjà, tu me files mes 500 balles pour la beuh que je t’ai donnée le mois dernier. Et arrête de te planquer derrière elle, c’est gênant à la fin !
— On pourrait peut-être s’épargner une conversation inutile, non ? Tu veux l’adopter, Victoria ? dit-elle en jetant un regard dédaigneux au voyageur, mal à l’aise. Mais grand bien te fasse, après tout, vous les nantis, vous aimez bien vos œuvres de charité.
Matthieu, la trouvant plutôt de bonne humeur, se lance :
— Ça va, Zendé, t’as gagné. Tiens, tes 500 balles. Matthieu fouille dans ses poches, regarde le plafond, derrière lui… Bredouille. Bon, je ne les ai pas sur moi, mais promis, je te les donne tout à l’heure. Mais crois-moi, tu vas adorer ce qu’on va te raconter.
— Comment tu m’as appelée ?
— Zendé, parce que tu ressembles à Zendaya, et c’est aussi le nom d’un personnage dans Scream Queens avec Emma Roberts. T’as toujours kiffé ce surnom.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Attends, bouge pas. “Monsieur, puis-je vous renseigner ?”, dit-elle d’une voix si enjouée et douce que Matthieu est sur le point de confier à Victoria qu’elle doit avoir plusieurs personnes dans sa tête pour changer de ton et d’attitude aussi rapidement. Mais comme Victoria vit réellement cette situation, ce n’est sans doute pas l’idée du siècle. Matthieu profite donc de cette interruption inopinée pour parcourir d’un regard émerveillé les vitrines remplies de trésors estampillés Nintendo, Sony, Sega… extatique, il pointe du doigt une rangée vitrée.
— Viens voir, Victoria, c’est une dinguerie, ils ont même des tamagotchis !
Maya tente de faire abstraction de Matthieu, mais sa curiosité commence à être piquée. Il doit vraiment y avoir quelque chose d’intéressant pour qu’il soit encore plus con que d’habitude. Évidemment qu’elle a des Tamagotchis en rayon. Il lui en avait même acheté un la semaine dernière et l’avait fait crever en moins de trois jours. D’ailleurs, elle l’avait envoyé se faire voir quand il avait demandé un remboursement. Et non, la créature ne peut pas mourir d’étouffement parce qu’il la garde dans sa poche trop près de ses parties intimes.
— Monsieur, c’est un magasin de jeux vidéo, je ne vends pas de cartes à jouer.
— Mais il y a bien marqué “jeux” sur votre façade, je suis formel. En conséquence, j’exige de pouvoir acheter un jeu de cartes, car j’ai une partie de bridge ce soir.
— Je suis désolée, mais les jeux que nous vendons se branchent sur le téléviseur ou fonctionnent avec des piles.
— Ah, ça, c’est fort de café, mademoiselle ! En 1997, il n’y a plus de jeux de cartes ? Que des trucs bidule qui pervertissent notre jeunesse ? J’imagine que vous n’avez pas de puzzles non plus.
Avant que Maya ne réponde, Matthieu s’interpose entre elle et le client :
— Bon, je vais être très clair, papy (il devait avoir cinq ans de moins que Matthieu en 2024), c’est pas ici que tu vas trouver ton bonheur, et encore moins passer tes nerfs. Sinon, ta partie de bridge, tu vas la jouer avec ton dentiste. Alors, tu vas faire un joli demi-tour, direction le Forum des Halles. Tu descends l’escalator, si mes souvenirs sont bons… et là, “truc de ouf”, une Fnac ! Profites-en bien maintenant parce que le concept n’est pas éternel. En tout cas, je suis sûr que tu trouveras tout ce que tu cherches : tes petites cartes de peine-à-jouir, tes puzzles de couilles molles, tes petits chevaux de tarlouze et même ton jeu de l’oie de sac à merde. Maintenant tu ripes, on est occupés, dit Matthieu, le rouge aux joues, en lui indiquant la sortie.
Le client éconduit tente d’attirer une dernière fois l’attention :
— Mais c’est un comble ! Comment osez-vous me parler ainsi ? Vous savez qui je suis ?
— Non, mais je t’assure qu’à l’autopsie, ils ne le sauront pas non plus, compris ?
Vaincu, l’autoproclamée personne importante quitte les lieux non sans proférer quelques insultes à bonne distance de Matthieu.
— Tu sais que c’est un magasin ? Le but, c’est d’encourager les clients à acheter, pas de les menacer de mort, dit Maya, mi-effarée, mi-amusée.
— Merci, je le saurai pour la prochaine fois. C’est bon, maintenant on peut enfin discuter ?
Victoria la regarde avec insistance. Matthieu reprend sa visite de l’échoppe comme si c’était la première fois qu’il venait ici. Maya n’a pas d’autre choix que d’invoquer une urgence pour se débarrasser des quelques clients qui lisent les comics plutôt que de les acheter. Elle ferme la porte et retourne le panneau “Ouvert” à la suite du dernier client.
— Bon, dépêchez-vous, et j’espère que ça vaut le coup.
Victoria, relayée par Véra, raconte à nouveau le récit de Sundial, complété par les informations de Matthieu et leurs dernières péripéties. Comme Matthieu, mais avec l’avantage de venir du XXIe siècle et d’être plus perméable à ce genre d’histoires, Maya passe par toutes les expressions possibles.
— Je peux m’asseoir ? C’est complètement dingue. D’un autre côté, je ne peux pas faire autrement que de vous croire. Personne ne pourrait inventer un truc pareil. J’imagine qu’on peut s’affranchir des étapes que vous m’avez racontées. La priorité, c’est effectivement de se mettre en sécurité, prévenir l’aéroport comme vous l’avez convenu, casser le lien entre Julien et Romy, ou en tout cas, faire en sorte que rien ne se passe comme la première fois.
Elle se retourne et observe Matthieu, en train de se démener sur International Superstar Soccer sur la N64. Il avait remporté tous les tournois organisés à Sango sur ce jeu depuis sa sortie… si elle avait eu des doutes, rien que ça aurait suffi à la convaincre de la réalité de son récit.
Just because you feel Good (Skunk Anansie)
“Espérer, c’est démentir l’avenir.” Emil Michel Cioran
Ils sont six. Trois horlogers et trois chrono-libérateurs, tous en tenue paramilitaire. Depuis le ralliement des hommes d’Ariane Morin, Julien insiste pour respecter la parité dans les équipes. La confiance n’excluant pas le contrôle, chacun garde un œil sur l’autre, ajoutant même une dose de zèle supplémentaire, car se faire bien voir par le nouveau patron est devenu leur priorité. Des hangars et des entrepôts s’étendent à perte de vue, comme lors de la première sortie de Matthieu. Ironiquement, ils sont là pour récupérer l’inhibiteur mémoriel qui avait été testé sur lui lors de cette même soirée.
Sundial est sur ses gardes. Il ne reconnaît aucun des agents présents, bien qu’il ait passé toute sa carrière à la tête des horlogers à connaître chaque membre de l’organisation. Ce silence pesant lui rappelle les prémices des batailles les plus sombres de la guerre entre horlogers et chrono-libérateurs. Rien de bon en perspective. Matthieu, quant à lui, est plongé dans un silence lourd de réflexion. Le cerveau d’un homme de 47 ans dans le corps d’un jeune de 20 ans. Il devrait se sentir en pleine forme, prêt à affronter tout ça, mais une étrange mélancolie l’envahit. Il repense à son passé récent et lointain, établit des comparaisons. Il aurait pu faire mieux, c’est certain, mais il revient de loin. Dans l’ensemble, il peut être fier de lui.
Le ciel est radieux, bleu azuréen, et quel que soit le combat à venir, il se battra sans retenue pour Maya, pour lui-même, pour le futur. Il pense aussi à Victoria, à celles et ceux qui ont croisé son chemin. Une sensation sourde de regret le saisit à la gorge. Comment ont-ils pu en arriver là ? Sur les six personnes présentes, seules deux semblent représenter une véritable menace, mais il sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences.
— Messieurs, nous venons de localiser l’inhibiteur, hangar 18.
Matthieu jette un regard résigné à Sundial.
— C’est parti.
Chaque pas est lourd de sens pour Matthieu. Il n’arrive pas à détourner son esprit de ce qui est en train de se produire. Ils s’apprêtent à affronter une version déformée de Julien, un jeune homme qu’il a toujours considéré comme un ami, quelqu’un de fiable. Mais cette guerre l’a changé. La mort d’Alejandro a tout fait dérailler. Il tente d’utiliser sa vision périphérique pour analyser la provenance des risques potentiels : des snipers sur les containers, une équipe embusquée… La map est trop vaste. La réalité ici est bien plus cruelle qu’un simple jeu de tir à la première personne. Aucun “game over”, aucune possibilité de recommencer une partie. Il sourit amèrement en repensant aux nombreuses parties qu’il a perdues sur les jeux de tir, depuis Duke Nukem et Doom jusqu’à Black Ops ou Halo Infinite. Il a toujours préféré les jeux de sport et les RPG. Ici, il n’y a pas de respawn. C’est la vie réelle, avec toutes les conséquences qu’elle implique. Ils s’engouffrent dans le hangar, plongé dans une obscurité totale. Soudain, les néons s’allument, annonçant l’arrivée de la lumière artificielle par leur bruit lancinant et caractéristique. Après quelques flashs et une relative stabilisation, ils aperçoivent au centre de la pièce la fameuse machine, ni impressionnante ni anodine, juste un assemblage de pièces métalliques et de fils électriques. Matthieu, suivi de Sundial, s’avance. La porte se referme derrière eux, un cliquetis indiquant le caractère définitif de la situation. Ça y est, plus de sortie de secours. Inutile de se retourner. À quoi bon regarder derrière soi quand on est condamné à se prendre une balle dans la nuque ?
Une voix acerbe résonne dans la pièce. En face de lui, Julien et Romy. Un pauvre couple de gamins vêtus de fringues excessivement chères, se prenant pour des super-vilains de cinéma. Julien a changé. Le petit gars discret, dont le regard trahissait autrefois une certaine insécurité, semble avoir disparu. À sa place, un homme en colère, en quête de vengeance.
— Putain, mais t’as grandi, Julien. C’est des talonnettes ou tu te tiens sur une caisse en bois pour faire croire que t’as la taille requise pour faire le Space Mountain à Disney ? Si vous pensez m’impressionner, vous vous trompez. Même Sundial est mort de rire, et pourtant, c’est pas le genre à se marrer, même devant The Office ou Very Bad Trip.
Julien éclate de rire, un éclat sombre, dénué de toute joie. Ce n’est pas un homme en souffrance, mais un homme qui a déchiré tous ses liens avec le passé. Un rire libéré.
— Matthieu, Matthieu, Matthieu… commence-t-il, les mains croisées derrière le dos, comme s’il marchait dans un souvenir. Je sais, tout ça te dépasse. Mais nous sommes à l’aube d’une révolution. Horlogers, chrono-libérateurs… ces concepts sont déjà des ombres, des vestiges. Il est temps de donner au monde un nouvel horizon. Toi et moi, nous avons entrevu ce qui attend l’humanité, mais je vais t’épargner les détails. Tu les trouverais certainement « machiavéliques », mais ça n’a plus d’importance. Ce que je veux vraiment, ce sont tes souvenirs. Sundial, j’aurai besoin de vous pour configurer la machine. Malheureusement Ariane Morin ne pourra plus nous aider. Elle repose désormais dans un autre monde… comme mon père.
Julien marque un long silence que personne n’ose briser.
— Vous saviez, Sundial, vous saviez tout. Sacrifier Alejandro ? C’était votre erreur. Madame Morin, au moins, a eu droit à un verre de Haut Brion 1989. Poétique, non ? Je dois remercier Romy pour ça.
Romy se tient en retrait, silencieuse, ajustant une mèche de cheveux d’un geste presque absent. Ses lèvres rouges et luisantes, comme un fruit mûr dans un jardin d’hiver, contrastent violemment avec le sourire froid qui les étire.
Elle s’avance enfin, ses talons frappant le sol dans un rythme lent et mesuré, son regard glissant sur Sundial et Matthieu comme une caresse glacée.
— Ce n’est jamais la violence qui gagne, murmure-t-elle. C’est l’invisible. L’élégance des coups portés dans le noir… quand le jeu se termine sans que personne ne l’ait vu venir.
Le rouge de ses lèvres, comme une tache de vie au milieu de l’acier froid qui les entoure, est l’unique éclat dans cette pièce morte. Sundial baisse les yeux. Il sait. Ils savent tous les deux que cette partie est terminée depuis longtemps.
— Nous sommes perdus, souffle Sundial dans un murmure presque inaudible. Je ne sais plus quoi faire.
Matthieu tente, en vain, de trouver une faille dans cet espace clos, ses pensées tournant à toute vitesse, mais chaque regard qu’il pose sur Romy et Julien ne lui renvoie que l’évidence : ils ont déjà gagné.
Julien observe la scène, détendu, comme s’il assistait à une simple répétition d’un spectacle qu’il connaît par cœur.
— Mes chers amis, tout a été dit. Il est temps de partir. Je vous réserve encore quelques surprises.
Sans ménagement, Sundial et Matthieu sont projetés à l’intérieur d’un camion stationné devant le hangar. Le froid du métal leur mord la peau, les chaînes résonnent autour d’eux. Les yeux bandés et menottés, ils ne savent pas où ils vont. Mais au fond d’eux, ils n’ont plus besoin de le savoir.
what’s up (4 non blondes)
Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours. … Epictète
L’affaire du « portable de l’aéroport » continue de faire la une des journaux. Jacques Chirac, président de la République en 1997, s’adresse à la nation lors d’une allocution télévisée, déclarant qu’il s’agit d’une « menace pour la sécurité intérieure qu’on ne saurait tolérer, et que… tous les services de l’État sont mobilisés pour faire la lumière sur cette affaire. » De son côté, le candidat socialiste impliqué dans l’affaire ne dit mot, mais comme le résume Matthieu, « il est bien dans la merde, oups. »
— On ne sait même plus si on doit en rire ou en pleurer. Les horlogers doivent être en alerte rouge, tu te rends compte que tu es une bombe à retardement pour eux, souffle Véra à Victoria, dans leur conversation mentale.
Victoria garde un visage impassible, alors que Matthieu zappe frénétiquement entre les chaînes, absorbé par l’écran. Le fait que tout ait si bien fonctionné la met mal à l’aise. Les chrono-libérateurs sont hors-jeu, mais cela ne veut pas dire que Sundial va rester inactif. C’est une violation majeure du continuum, et ça, elle seule le sait.
Le voyageur, de son côté, hésite. Il y a des questions qu’il n’ose pas poser, même à voix haute. Maya, toujours directe, brise le silence.
— Véra, comment ça se fait que tu sois encore dans la tête de Victoria ? Logiquement, si ta mère est encore en vie, tu ne devrais même pas être là, non ?
Victoria tente de masquer la conversation qui gronde dans sa tête. Véra n’a pas l’intention de répondre simplement à cette question.
— Si elle savait… souffle Véra dans l’esprit de Victoria. La vérité est bien trop complexe à expliquer. On ne peut pas tout leur dire. Ce n’est pas un film avec des réponses toutes faites, parfois il faut accepter l’inexplicable.
Victoria secoue la tête légèrement, tout en regardant Maya. Elle ne sait pas quoi répondre, mais heureusement, Matthieu ne semble pas trop attentif. Il est déjà captivé par autre chose.
— Maya, on est en 1997, pas dans un mauvais film de science-fiction. Parfois, les choses sont juste… comme ça, tente-t-elle.
Maya hausse un sourcil.
— Mouais, si tu le dis.
Victoria, de son côté, ne montre rien. Elle continue de discuter avec Véra dans son esprit.
— Il faut qu’on se concentre sur JAG. Ce qu’il a fait est pire que tout ce qu’on imaginait. Maintenant que j’ai accès à tes souvenirs, tout prend une nouvelle dimension.
Victoria répond mentalement à Véra.
— Même les souvenirs personnels ? demande-t-elle, une angoisse sourde au creux du ventre.
— Tout. Et je comprends pourquoi tu es si attachée à changer les choses. Ne t’inquiète pas, on va l’empêcher de devenir JAG. Mais il y a des trucs que Matthieu ne devrait jamais découvrir. Tu imagines ? Il en ferait une crise cardiaque le pauvre !
Victoria étouffe un rire.
— Tu te moques de lui maintenant ? Il déteint sur toi ma parole ! murmure-t-elle en pensée, amusée malgré tout.
Pendant ce temps, le jeune homme, ignorant tout de la conversation mentale entre Victoria et Véra, s’installe confortablement devant la télévision. Le salon de Maya regorge de tout ce qu’il aime, des consoles, des gadgets, de la junk food, des pétards et de la bière et des bombasses. Il appuie sur la télécommande avec un plaisir enfantin.
— Les filles, j’avais complètement zappé MCM, le MTV français ! On se regarde ça ce soir ? Et puis Fun Radio, avec Gérard ! Et peut-être qu’on tombera sur Kad et Olivier sur Ouï FM. Franchement, que des pépites des années 90… C’est dingue tout ce qu’on a perdu en 2024.
Maya, pragmatique, coupe court à l’enthousiasme de Matthieu.
— Bon, on peut reparler de ça plus tard ? Je pense qu’on devrait partir rapidement. Moins Julien reste avec Romy, moins elle pourra le manipuler. Il faut l’éloigner d’elle, et vite.
Victoria acquiesce. La mission est risquée. Mais Véra la rassure intérieurement. Ce Julien qu’elle ne connaît pas encore, est-il vraiment à la hauteur de ses craintes ?
Matthieu, de son côté, se résout à confronter les horlogers. Il est recherché, autant prendre les devants. Peut-être que cela finira bien, ou peut-être qu’il vient de signer sa propre condamnation. « who knows, he is the Superunknown » comme dans la chanson de Soundgarden.
La dynamique entre Victoria, Véra, et Maya fonctionne à merveille, même si Maya cherche toujours à en savoir plus sur son avenir. Victoria, incapable de cacher la peine que cela provoque en elle, détourne le regard. Elle sait ce qui attend Maya, mais elle ne peut rien dire.
Matthieu, couché sur le clic-clac du salon, se retourne une énième fois. Son ex-femme et son amour de jeunesse sont à quelques mètres, réunies dans la même pièce. À quoi bon avoir un corps de vingt ans si c’est pour ne pas en profiter ? Il tente de chasser ces pensées, mais elles persistent, lui brûlant l’esprit.
— Matthieu, arrête de remuer. On sait très bien ce qui te traverse la tête. Alors calme-toi, dit Maya d’une voix amusée.
Les deux filles éclatent de rire. Furieux, Matthieu s’enfonce dans son oreiller.
— Je vous emmerde. Vous savez que j’ai 47 ans, hein ? Je suis au-dessus de tout ça !
Victoria, incapable de s’en empêcher, sourit.
— Moi j’ai plus de soixante ans, mais je me laisserai bien tentée …et toi Maya ?
Leurs éclats de rire emplissent la pièce, et malgré lui, Matthieu sourit aussi. Un instant de légèreté dans ce chaos.
À Bordeaux, Sundial est plongé dans des pensées beaucoup plus sombres. Jamais un voyageur n’avait agi ainsi dès son premier jour. Pourtant, les relevés sont clairs : deux traces temporelles apparaissent, une à Paris, l’autre ici, à Bordeaux. Julien, le fils d’Alejandro.
Un e-mail reçu ce matin lui revient en tête. Un seul mot : « cave ». Méfie-toi en latin. Un avertissement obscur, mais Sundial sait très bien ce que cela signifie et pire d’où cela peut provenir.
Il contemple son verre de Chivas. Peut-être que le Conseil des Sages aurait des réponses. Ou peut-être qu’il est déjà trop tard. Decipimur specie recti. Suis-je, moi aussi, aveuglé par une fausse apparence de bien ?
People Get Ready (Jeff Beck et Rod Stewart)
« L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire » Henri Bergson
Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs ressemble à un coffre-fort blindé. Depuis plusieurs jours, elle essaie de s’échapper par tous les moyens, mais toutes les issues sont verrouillées et sous haute surveillance. Elle se sent piégée, comme un rat. Plus que les conditions de détention, c’est la vérité qui l’accable. Romy et Julien ont masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques. Maya, habituellement si intuitive, n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit a renversé le palais sans armes ni violence, simplement à coups de billets de banque. À leur arrivée au QG des Chrono-Libérateurs, Maya s’est jetée dans les bras de Romy, croyant retrouver sa meilleure amie. Mais le regard froid de Romy l’a instantanément dissuadée de se montrer trop expansive. Elle a d’abord pensé que c’était la pression, la fatigue. Mais non, c’était un coup d’État.
Les mots de Romy sont gravés dans son esprit : « Emparez-vous d’elle et enfermez-la dans sa chambre. Un garde doit être posté 24/24 devant la porte. Elle sera jugée lors d’une audience spéciale pour traîtrise et complot. » Maya a cru défaillir. Incapable de se contrôler, elle a pleuré de rage, de colère, de haine et surtout de peur pour Matthieu. Que va-t-il devenir ? Il est une menace bien plus grande pour l’apprenti dictateur qu’est devenu Julien.Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs est comme un coffre-fort blindé, cela fait des jours qu’elle tente par tous moyens de s’échapper mais les issues sont verrouillées, hautement gardées, elle se sent piégée comme un rat. Hormis les conditions de détention, le plus dur a été d’accepter la vérité. Romy et Julien ont parfaitement masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques, elle qui d’ordinaire est si intuitive n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit avait renversé le palais de la reine sans armes ni violences à coup de billets de banque, le nerf de la guerre comme on dit. À leur arrivée au QG des chrono-libérateurs, Maya s’était précipitée dans les bras de Romy pensant retrouver sa meilleure amie. Le regard dur comme la pierre de Romy l’avait dissuadée de se montrer trop expansive, elle avait naïvement pensé que c’était à cause de la pression et de la fatigue mais il s’agissait d’un « coup d’état ». S
Le soir même, Julien et Romy l’ont « conviée » à un dîner dans la grande salle à manger. Julien et Romy sont à la tête de table. Maya, menottée à la cheville, est assise en face d’Ariane Morin. Plusieurs gardes armés se tiennent prêts à intervenir. Julien délire sur sa vision d’un nouvel ordre mondial, une dictature d’une envergure jamais vue, où sa connaissance du futur, enrichie par les données des Chrono-Libérateurs et des Horlogers, lui donne carte blanche pour réviser et remodeler l’avenir à sa guise. Tout en servant un verre de vin à Ariane Morin, qui n’a toujours pas dit un mot, Julien ruine les derniers espoirs de Maya de voir Matthieu venir la sauver.
Juste avant de porter le verre à ses lèvres, Ariane fixe intensément Julien puis s’arrête sur Romy :
»J’ai écouté vos projets avec intérêt… pour mon organisation, la France, le monde. Malgré votre fougue juvénile, je ne peux que reconnaître la logique de votre plan. Mais en vous érigeant en démiurge, vous devenez ce que vous combattez. Vous trouverez toujours des opposants, qu’ils viennent d’hier, d’aujourd’hui, ou de demain. J’en suis la preuve vivante… jusqu’à ce que ce verre soit vidé. Mon erreur a été de mépriser les faiblesses humaines. J’ai cru que la cause primait sur tout, mais elle ne vaut rien face à un billet de 100 francs. Pire encore, j’ai pensé que personne n’oserait s’attaquer à un colosse… Je peux aujourd’hui témoigner que les pieds d’argile ne sont pas qu’une légende. Pour finir, je porterai mon dernier toast à la mémoire de votre père, un homme admirable. Il a souvent hésité entre les Horlogers et nous, mais ses liens avec Sundial l’ont empêché de faire le bon choix. Avec lui à nos côtés, nous n’en serions pas là aujourd’hui, mais c’est ainsi. »
Maya bondit pour empêcher Ariane de boire le vin empoisonné, mais c’est trop tard. Ariane s’effondre sur la table avant même de finir son verre. C’est fini. Romy, fascinée, observe la scène tandis que Julien continue de manger. Il trouve le cadavre encombrant et inconvenant. Il ordonne aux gardes de faire le nécessaire. Ils obéissent en silence. Maya, en état de choc, est raccompagnée dans sa chambre, dont elle ne ressortira plus… jusqu’à maintenant.
La porte s’ouvre avec fracas, deux ex chrono libérateurs avec qui elle avait eu l’habitude de partager des rires et des clopes durant sa mission de déstabilisation, le visage grave et décorés de nouveaux insignes qu’elle voit pour la première fois, l’entraînent à l’extérieur de la résidence, pour se rendre dans le vaste chai attenant à la propriété, transformé en tribunal par celui qui a pris le nom de JAG.
– Accusés, levez vous !
Maya broie la main de Matthieu. À sa droite, il adresse un timide sourire à Victoria. Apolline, sa sœur, est accrochée à elle, les yeux rougis de larmes. Leur père et leur mère, dignes et droits, pensent qu’il s’agit d’une simple méprise. Trop riches et puissants pour être jugés surtout par pareille assemblée, ils ne croient pas que la justice puisse les atteindre. Sundial, assis au premier rang avec Maya et Matthieu, hoche la tête de droite à gauche, dépité. Dans les gradins, il reconnaît ses agents, ses administrateurs, ceux qui avaient juré loyauté et fidélité aux Horlogers. L’humanité dans ce qu’elle a de plus méprisable.
Sur les bancs arrières, les plus zélés des deux organisations, ceux qui préfèrent la mort à la trahison. Sundial s’interroge. A-t-il créé un monstre ou simplement ignoré la véritable nature du couple maudit ? Sa réflexion est interrompue par Louis, devenu procureur, qui annonce les chefs d’accusation : haute trahison, complot, rébellion, meurtre, crime contre l’humanité, détournement de fonds. Chaque regard dans les travées exprime mépris et colère. Tous les anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs sont présents. Julien, ayant instauré la rémunération pour la présence, s’assure qu’aucun ne manque à l’appel.
JAG et Romy président l’audience, leurs visages impassibles, leurs yeux dénués de toute émotion. Les condamnations se succèdent sans débat. En moins d’une demi-heure, 60 personnes sont condamnées à mort. Les gardes les escortent hors du tribunal, certains en pleurs, d’autres insultant leurs anciens camarades.
Le tour de Victoria et sa famille arrive.
Ils n’ont même pas la possibilité de se défendre. Pour JAG, il est évident qu’ils se sont enrichis grâce à Chrono-Watch aux dépens des Chrono-Libérateurs. Même s’il le regrette, il doit éliminer toute la lignée pour éviter des représailles futures. « Comme le dit l’adage, la loi est dure mais c’est la loi. On ne va pas commencer à faire des exceptions, c’est une source de chaos et de désordre, n’est-ce pas ? »
Romy, les yeux brillants, sourit largement. « C’est à eux qu’il faut le demander ! » Elle se lève, bras écartés : « Êtes-vous avec nous ou contre nous ? » La foule acclame avec ferveur.
Romy attend que le silence revienne avant de reprendre. « Merci mes amis. C’est avec vous que nous construirons un nouveau monde. Aujourd’hui marque leur fin… » dit-elle en désignant les accusés. « … et votre début ! » Le vote, bien que légèrement plus partagé, mène au même résultat : mort par injection létale.
Couvrant les cris d’effroi de Victoria et de ses proches, Matthieu hurle à l’attention de Julien :
« Espèce de fils de pute ! Pauvre taré, je te jure que si tu touches un seul de leurs cheveux, je te poursuivrai jusqu’en enfer ! T’es mort, connard ! Et toi, la salope en chef, tu supplieras pour qu’on t’achève. Je vous maudis, corps et âme ! Et vous, là, des putains de lâches qui tuent une enfant… Qu’est-ce que vous direz pour vous regarder encore dans un miroir ? »
Julien frappe du maillet pour obtenir le silence :
« Un peu de calme, je vous prie. Monsieur Dumas, sauf erreur de ma part, ce n’est pas encore votre tour. Vous nous faites perdre du temps, et on est presque à l’heure du déjeuner. Les chefs nous ont préparé un banquet magnifique. »
Matthieu éclate de rire :
»Mais t’es complètement cinglé, mon pauvre ! Toi et ta pute, vous allez morfler. »
Julien fait un signe à un garde, qui taser Matthieu. Il s’effondre sur son siège. Maya tente de le réveiller en le secouant.
»Ahhh l’enculé… je m’y attendais pas… Ça va Maya, tu peux arrêter de me secouer… putain, ça fait moins le malin quand c’est du 1v1 ! »
Sundial avance vers la barre. Adulé de ses équipes et respecté par ses opposants, il écoute attentivement les élucubrations de son ancien aide de camp.
« Merci, Louis, tout est beaucoup plus clair maintenant. J’espère que personne ici ne se laissera abuser ? » Il scrute la salle, lançant un regard circulaire plein d’espoir vers les gradins. « Quelle est la légitimité de ce tribunal ? Oui, le président de cette assemblée a 27 ans d’avance sur nous, c’est un fait. Mais nos ordres ont toujours fonctionné avec une opposition nécessaire et féconde, entre le maintien du continuum temporel et son bouleversement parfois indispensable. Je comprends et j’entends votre mécontentement parfaitement légitime. Je reconnais que nous avons négligé vos besoins élémentaires, mais tout n’est pas perdu. » Il se tourne directement vers l’assemblée.
« Molina, comment vont tes enfants ? Et ta femme, a-t-elle reçu la corbeille de fleurs que je lui ai envoyée ? Bongrand, est-ce que ton nouveau poste, adapté à ton problème de dos, te convient ? »
– Je ne les ai jamais considérés comme des employés
– Encore pire ! Vous êtes coupable, la mort d’Alejandro Garcia vous incombe entièrement
– Et je vivrai toute ma vie avec cet atroce souvenir
– Rassurez vous ce ne sera pas long ! Nous allons procéder au vote à main levée. Le choix est simple, oui à l’avenir ou non au progrès, n’ayez aucune peur d’agir en âme et conscience sans crainte de représailles.
Les mains parfois timides ou plus franches se lèvent une à une, formant une large majorité.
« Monsieur Sundial, » dit Julien en se levant, la voix lourde de pouvoir, le torse bombé, les yeux mi-clos. « Le jury populaire a décidé à l’unanimité de vous condamner à mort. Croyez bien que cela ne me réjouit pas, mais c’est ainsi. Gardiens Fondateurs, accompagnez le condamné vers l’antichambre du dernier voyage, je vous prie. »
Julien se rassied et consulte sa montre.
»Très bien. Il nous reste à fixer les peines pour ces deux charmantes personnes. Romy, quelle heure est-il ? » Romy tend son bras, exhibant une montre Cartier flambant neuve. « Ok, on va faire les deux en même temps. La priorité, c’est le banquet. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? »
« Ouais, t’es une pute, une salope, et je vais te casser les dents, pauvre taré. » Trois gardes tentent de calmer Matthieu.
Julien lève les yeux au ciel, tapotant sur le bureau :
»Quelque chose d’utile ou un changement de registre, c’est possible ? »
Matthieu lui adresse un doigt d’honneur. Maya, quelque chose à ajouter ? Elle fait de même et embrasse Matthieu à pleine bouche.
»Je t’aime. »
»Je sais. »
Elle le regarde, stupéfaite.
»Quoi, Star Wars, c’est une valeur sûre dans ce genre de situation ! »
« On vous dérange ? » Romy baille, amusée.
« Toi, je ne suis pas ravi de t’avoir connue. Fais la belle maintenant. La roue tourne, karma, tout ça. N’oublie pas qu’il a 20 ans à l’extérieur, mais 47 à l’intérieur… Ça va être chouette vos 50 ans. Je te laisse faire le calcul, poufiasse. »
Julien reprend, toujours amusé par la situation :
»Bref, au nom de notre passé et avenir, je vais faire preuve de clémence. Tu seras soumis à l’inhibiteur temporel. Tu erreras dans les limbes du temps jusqu’à ton dernier souffle. Maya, ton châtiment sera de rester auprès de Matthieu pour le surveiller. Il semble qu’un dispositif soit relié au caisson. Sans activation régulière, au bout d’un certain temps… pouf. » Julien fait un geste équivoque.
Affolé, Matthieu prend Maya par les épaules et la secoue.
»Tu n’écoutes pas ce taré. Tu laisses le truc imploser. On s’en fout, hors de question que tu passes ta vie à ça ! »
Le sourire de Maya est la plus belle chose que Matthieu ait vue au cours de ses vies.
»Promets-moi de ne pas faire une connerie pareille, je t’en supplie. »
Julien conclut :
« Gardiens Fondateurs, vous pouvez les emmener, avec les autres. Bien, c’est ainsi que se termine notre audience. Avant de nous retrouver pour un moment de partage et de convivialité, où nous procéderons à la distribution de vos primes, j’aimerais que nous procédions à un dernier vote de confiance. Est-ce que vous voulez un avenir meilleur pour vos enfants ? Est-ce que vous voulez dire non à la précarité et oui au bonheur ? Voulez-vous que les voyages temporels soient encadrés et contrôlés ? Voulez-vous être maîtres de l’avenir ? »
Les vivas et hourras explosent des gradins, encourageant Julien à aranguer ses nouveaux fidèles avec toujours plus de ferveur. Il descend de l’estrade, plonge dans la foule avec son micro, faisant des promesses à tout-va, un mélange de tribun, de pasteur et de rock star. Les acclamations l’emplissent d’une immense confiance. Romy, extatique, hurle son nom comme une groupie. Les JAG, JAG, JAG scandés dans la salle sont si puissants qu’ils résonnent même dans la geôle voisine, où les prisonniers, accablés, ne peuvent qu’entendre cette emprise. Seuls quelques anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs hochent discrètement la tête en signe de désapprobation.
Matthieu, ragaillardi par cette folie, refuse d’abdiquer. Il rassemble les condamnés pour échafauder un plan d’évasion. « Après tout, je suis entouré des plus grandes menaces contre ce nouveau régime. Ensemble, on peut s’en sortir. »
»Matthieu a raison, » acquiesce un compagnon. « Je me refuse à croire qu’ils ont tous tourné casaque. »
»Je vous en prie, sauvez mes filles ! » La mère d’Apolline et Victoria implore Sundial, qui tente de calmer sa crise d’hystérie.
Matthieu, suivi de Maya, se dirige vers Victoria et sa sœur, qui s’accroche à sa jambe. La petite fille, terrorisée, se jette dans les bras de Matthieu, qui la réconforte. Victoria, d’abord noire de colère, adoucit son regard.
»Sympa, ton pote. Tu t’entoures toujours aussi bien. »
« Ton Lionel n’est pas mieux. Il avait l’air de bien se marrer dans les gradins, comme un poisson dans l’eau avec ses collègues, non ? »
« Oui, on a tous fait des erreurs, je crois, » répond Victoria, plus douce.
** »On verra ça quand on sera sortis de ce merdier. On doit organiser un plan d’évacuation. Être prêts à agir dès que la porte s’ouvrira. Julien peut bien s’improviser dictateur, mais il n’a aucune tactique militaire. Il n’a jamais géré une mutinerie. Et surtout, c’est un homme d’habitudes. Ce sont toujours les mêmes gardes qui nous surveillent ou nous escortent. »
Matthieu réclame le silence et commence à élaborer un plan avec ses compagnons d’infortune.
– Sil vous plait ! Merci ! Très bien, je ne peux pas vous contraindre, ni vous obliger, vous devez librement agir en âme et conscience. Bien que nous soyons peu ou prou tous soumis à une condamnation à mort, je comprendrai si vous ne souhaitez pas prendre part à notre projet. L’idée est simple, je vous la soumet et si vous adhérez, on se lance. Sinon on se reverra en enfer ou au paradis, je ne garantis pas que l’on va tous s’en sortir, mais ce sera toujours mieux qu’aucun de nous.
Matthieu prend un bâton et dessine sur le sol terreux.
« Nous allons adopter une tactique que j’ai vu dans la série Arrow, à moins que ce ne soit Bienvenue à Zombieland ou un match de football américain. Je ne m’en souviens plus très bien mais il d’après mes souvenirs ça a bien fonctionné » Matthieu prend un instant pour évaluer l’assemblée, s’assurant que tout le monde comprend la gravité de la situation. « La contrainte majeure, c’est d’être prêts à agir à n’importe quel moment. Dès que la porte s’ouvre, la première vague, constituée des plus costauds, fonce dans le tas. Leur rôle est de désarmer ou d’assommer les gardes aussi rapidement que possible. Pas de fioritures, juste de l’efficacité. »
Il fait une pause, son regard s’attardant sur les plus robustes du groupe, cherchant leur approbation silencieuse. Quelques hochements de tête lui confirment qu’ils sont prêts.
« Derrière eux, la deuxième vague se place immédiatement à gauche et à droite, pour bloquer les assauts latéraux. Leur rôle est crucial : ils doivent maintenir la ligne et ouvrir une brèche, à tout prix. » Son ton se fait plus grave. « Au centre, les plus fragiles. L’objectif, c’est de leur permettre de passer à travers la brèche que l’équipe latérale aura créée. Une fois qu’ils sont dehors, c’est notre priorité. »
« La vague arrière, » continue-t-il en regardant les volontaires pour cette position, « protégera le cortège des plus vulnérables et de ceux qui auront réussi à se débarrasser de leurs opposants. Ce sera la dernière ligne de défense. Si quelqu’un parvient à entrer dans notre formation, vous devrez le neutraliser, sans hésiter. »
Un silence pesant s’installe alors qu’il laisse le plan s’imprégner dans les esprits.
« J’ai vu les regards de certains de vos anciens collègues. Ils n’oseront jamais tirer sur vous, même pour de l’argent. Et Julien n’a pas encore assez de légitimité pour obtenir d’eux ce qu’il veut. » Un murmure d’assentiment parcourt l’assemblée. « Je suis sûr que nous recevrons de l’aide, que ce soit des Horlogers ou des Chrono-Libérateurs. Ils nous verront agir avec détermination, cohésion, et volonté. »
Matthieu s’approche du groupe central, renforçant l’importance de ce point. « Mais si nous partons à l’échafaud tête basse, il en sera fini de nous. »
Un des costauds lève la main, un sourire crispé sur le visage. « Et si ça tourne mal ? S’ils déclenchent une alarme ou appellent des renforts ? »
Matthieu s’y attendait. « Bonne question. Si un imprévu survient, la dernière vague, vous, serez prêts à intervenir comme renfort ou à couvrir la retraite. C’est vous qui devrez improviser si tout ne se passe pas comme prévu. » Il marque une pause, sondant le groupe avec intensité. « Mais ça ne tournera pas mal. Nous n’avons pas le luxe de l’échec. »
Une tension palpable traverse la pièce. Chacun comprend ce qui est en jeu. « On agit ensemble, ou on tombe ensemble. Restez concentrés. Aucune hésitation. »
Il jette un regard aux anciens Chrono-Libérateurs présents, cherchant à capter leur attention. « Je compte sur vous pour montrer que, même au cœur du chaos, on sait encore rester humains. Vos anciens collègues hésiteront. S’ils voient notre détermination, certains se rallieront à nous, j’en suis sûr. Ils ont encore une conscience. »
Matthieu termine avec une énergie résolue. « La force est de notre côté. Mais c’est la cohésion qui nous sauvera. Préparez-vous. Dès que cette porte s’ouvre, tout s’enchaîne. »
Le voyageur avait tout prévu en terme de stratégie dans un délai aussi court, sauf l’effet du banquet sur les hommes de JAG, les pulsions les plus vils des hommes amplifiées par l’alcool et le sentiment de toute puissance commencent à se faire sentir, des femmes prisonnières, des humains à tuer, Julien et Romy sont conscients qu’en leur laissant le champ libre, ils leurs resteraient éternellement inféodés.
La nuit tombe, Matthieu serre fort Maya dans ses bras, il sent que ça ne va pas tarder, l’emballage final, malgré ses vociférations, il a réussit à lui faire admettre de s’inclure avec Sundial, Victoria et sa famille ainsi que quelques anciens dignitaires des deux ordres dans le groupe du milieu, celui que Matthieu se refuse à qualifier de survivants, même si en son fort intérieur ça lui semble évident. Sundial vient s’asseoir à côté de lui. Même si en réalité leur âge n’est pas si éloigné, un lien quasi filial s’est installé entre eux.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, dit Matthieu avec une confiance emprunte de fatigue. Julien a besoin d’extraire mes souvenirs du futur pour construire son sombre présent. Même si j’imagine qu’il confrontera les données avec celles qui ont été déjà recueillies. Jj’ai toujours été plus curieux que lui, surtout en matière de politique, actualité, culture, je n’aurai jamais cru que ça pourrait être préjudiciable un jour, mais que voulez-vous…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase, la porte entame sa funeste ouverture
– Matthieu hurle : EN POSITION !!!
Les prisonniers se redressent comme un seul homme.
La guerre est déclarée.
L’œil concupiscent et l’haleine chargée des excès du banquet, le premier garde qui pénètre dans le hangar est persuadé de trouver les captifs recroquevillés sur eux-mêmes, tels des animaux prêts pour l’abattoir. Il n’a pas le temps, ni les réflexes pour esquiver la charge de Bernard Condat, ex pillier de rugby dans ses jeunes années et âme dévouée des horlogers qui n’a jamais été plus motivé à l’idée de fracasser quelqu’un. La sortie des condamnés est une débandade totale. Au lieu de rester unis et organisés tel que Matthieu l’avait prévu, ils s’échappent tous chacun de leur côté, facilitant le travail de l’armée de JAG qui n’a plus qu’à se saisir des égarés qui se jettent dans leurs griffes. Matthieu et Maya se lancent à corps perdus dans la bataille, hurlants, esquivants, attirants les gardes vers eux, gorgés de l’espoir qu’au moins quelques infortunés s’en sortent. Sundial et Victoria sans se concerter, foncent vers la même idée: une jeep garée à la hâte, il suffirait d’un peu de chance pour que les clés soient encore sur le contact. La chance en revanche s’est séparée de Matthieu, sur le point de se saisir de Julien et de mettre fin à cette folie, mais qui se prend un violent coup de coude dans la tempe. Assommé, il s’effondre comme un château de cartes, face contre terre. Maya lève les mains en l’air. Se rendre est la seule solution.
L’Instant X (Mylène Farmer)
“Le menteur doit avoir bonne mémoire. ” Quintilien
Matthieu se lève d’un seul mouvement. Il ne se souvient pas d’avoir été un jour aussi en forme, du moins pas depuis 25 ans. Et ce n’est pas sa vigueur matinale qui viendra le contredire. Aucune trace d’une méchante gueule de bois, pourtant ses pensées sont confuses, embrumées, comme imprégnées de rêves trop réalistes et d’existences superposées. Ses yeux font rapidement le point, mais ce qu’il voit ne correspond pas à ce que son esprit s’attendait à trouver. Où est-il ? Que fait-il ici ? Pourquoi ? Et avec qui ? La réponse lui vient rapidement lorsque Maya et Victoria sortent ensemble de la chambre à coucher. Les deux jeunes femmes éclatent de rire en même temps. Victoria, la plus diplomate, l’apostrophe :
— Alors, nous aussi on est super contentes de te voir, Matthieu, mais la moindre des choses serait de passer un caleçon, tu ne crois pas ?
Affolé, le jeune homme constate qu’il est effectivement dans le plus simple appareil, tandis que les rires redoublent. Il attrape précipitamment ses affaires et s’habille en quatrième vitesse.
— C’est quoi ce délire ! Il se passe quoi là ?
Victoria fronce les sourcils, le scrutant avec plus d’intensité. Véra interroge intérieurement sa consœur d’esprit : « C’est quoi le problème ? » « À priori un dérèglement temporel. » « Grave ? » « Normalement non, sauf si ça a carrément lâché et que les esprits ont regagné leurs enveloppes d’origine. Là, on serait vraiment dans la merde. »
Maya cesse de rire. Victoria reprend avec douceur :
— Matthieu, tout va bien. Assieds-toi, s’il te plaît. Détends-toi, on va juste faire un exercice de respiration. Pas de stress, tu fais juste un petit bad trip. Voilà, ferme les yeux. Respire profondément et calmement. Ne réfléchis pas et dis spontanément tout ce qui te passe par la tête :
— Fac, restaurant chinois, musée, halles, Paris, Bordeaux, toi, Maya, Julien, JAG, mort, prisonnier, esprit, temps, jeune, vieux, burn-out, Véra, continuum, espace-temps, Sundial, Romy, guerre, pouvoir, liberté, fin, siècle, euro, TikTok, iPhone, radiocassette, magnétoscope, covid, Blu-ray, internet, futur, Wi-Fi, 11 septembre, Mbappé, Marvel, Zidane, Poutine, Trump, Obama, Macron, cigarette électronique, horlogers, chrono-libérateurs, climat, YouTube, IA…
Matthieu s’arrête brusquement, figé. Maya est au bord de la panique, Victoria aussi.
— Putain, il a buggé !
Ne voyant pas d’autre solution, elle lui met une gifle. Comme certains ordinateurs, cela a le mérite de le remettre en marche.
— Ouah la vache, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Victoria, toujours pas rassurée, le secoue :
— On est en quelle année, répond-moi !
— Eh, mais ça va pas ! En 97 et avant-hier, en 2024. Il se frotte la joue. Aïe, putain, j’ai super mal, et j’ai grave la dalle aussi !
Maya et Victoria poussent un soupir de soulagement en même temps.
— Et voilà, c’est reparti à la one again !
— Y’a bien que dans les années 90 qu’on entend un truc pareil ! Bon, vous m’expliquez ce qu’il vient de m’arriver ? Ohhh mais c’est du Nutella avec OGM et huile de palme et 90 % de sucre ? J’adore…
Maya regarde avec suspicion son pot de pâte à tartiner qui lui semble pourtant parfaitement normal. Véra, par l’intermédiaire de Victoria, tente d’expliquer à Matthieu son échappée temporelle.
— OK, dit-il en dévorant à pleines dents une tartine de pain grillé dégoulinante de Nutella, je comprends mieux pourquoi j’avais l’impression de me taper le plus grand best-of ou zapping de l’humanité. J’ai même vu l’Auteur !
— L’Auteur ? demande Maya, circonspecte.
— Je ne sais pas vraiment comment qualifier cette présence, mais c’est l’impression que ça m’a donné. Tout défilait si vite. Je te dis, le trip ultime, à côté, c’est de la vapote à 0 %…
— Quoi ? Je comprends rien à ce que tu racontes !
— OK, laisse tomber, en gros, c’est du Canada Dry pour fumeurs.
— Si tu le dis ! Bon, on s’active ? dit-elle en implorant du regard Victoria.
— Yes, Maya, et rapidement. L’épisode que vient de vivre Matthieu s’est déjà produit lors de son premier séjour, et d’après nos conclusions, cela renforce la connexion synaptique avec Julien. Il faut qu’on se dépêche d’agir, sinon nous allons perdre l’effet de surprise, et qui sait de quoi il est capable. Les yeux rougis par les souvenirs de Victoria prouvent qu’elle ne s’est pas encore totalement remise de ses douloureuses réminiscences.
— Bon, les filles, de façon prosaïque, il nous faut une caisse. Le train ne va pas encore directement à Bordeaux en deux heures, et l’avion est exclu. Idéalement, quelque chose de plutôt fiable. Je ne vous propose pas ma 205 ou la Kia, aucune idée de ce que j’ai comme bagnole en 97, mais je crois que c’est l’une des deux. Pas eu le temps de passer au parking, mais niveau entretien et propreté, ça doit être folklo…
— Pas de souci, répond Victoria, mon père ne se sert jamais du Range Rover. On passera récupérer les clés.
Maya éclate de rire.
— Ça doit être tellement dur comme vie !
Victoria, sur un ton de princesse :
— Ma chère, tu n’imagines pas. Et encore, je t’épargne le caviar au petit-déjeuner et les flashs des paparazzis.
— Ouais, ben marrez-vous maintenant les filles, parce que je vous signale qu’on part en province. Je ne suis même pas sûr que l’eau soit potable là-bas ! Cinéma, télé, voiture, tout ça faut oublier. Alors la mode, n’en parlons pas ! Point positif : pour 50 euros, tu rachètes la ville.
— Mais ça va pas ! En plus, c’est pas là-bas où tu habites ? T’es pas en train de croire qu’ils ont découvert la civilisation le jour où tu es arrivé ?
— Les faits ne se discutent pas ! Et par ailleurs, je recommande l’usage de bombes lacrymogènes si les autochtones s’approchent trop près de nous. Autant éviter de chopper des maladies tropicales.
— T’es un grand malade ! Maya est pliée en deux. Victoria fait son possible pour se retenir, et Véra, qui s’exprime à travers son alter ego, est au bord de l’apoplexie cérébrale.
— OK pour la voiture, mais au passage, on pourra prendre quelques affaires, ou c’est trop risqué ?
Maya est absorbée par le clip de Mes rêves, une chanson hypnotique d’Ysa Ferrer que Matthieu n’avait jamais réécoutée avant aujourd’hui.
— Comme vous voulez, mais le mieux, c’est que j’y aille à votre place. Je ne porte pas la marque, et je suis plus discrète que Victoria… sauf si je m’habille comme Ysa, dit-elle en regardant l’écran, amusée par le look de l’actrice de Seconde B.
— Ah ouais, j’aime bien ! Personne ne s’offusque du ton égrillard de Matthieu. OK, on fera au plus vite, mais au moins on aura de quoi se changer. Juste le nécessaire pour… combien de temps et où ? J’imagine qu’on va pas se trouver un Airbnb à l’arrache vu que… ça n’a pas encore été inventé !
— On décidera sur place. Il faut vraiment qu’on accélère. Véra et moi partageons un mauvais pressentiment, comme si JAG était là et qu’il devine nos intentions. Dans tous les cas, il y a quelque chose qui est en train de se passer, et cela ne me dit rien qui vaille. Merci encore Maya de t’être proposée pour nous aider, t’es géniale, je t’adore.
Victoria la serre dans ses bras. Matthieu ne résiste pas et vient s’incruster. À l’écran, You Learn d’Alanis Morissette, et Véra ne s’en étonne même plus. Au royaume de l’étrange, les coïncidences sont reines.
— Mais quel relou ! peste Victoria, qui essaie de se dépêtrer de son étreinte un peu trop collante. Et va te laver les dents. T’as de la chance de ne plus être au XXIe siècle, on t’aurait foutu en taule pour ça ! Allez, on se dépêche, on a toujours un monde à sauver.
Maya termine de préparer son sac et aligne des trésors aux yeux de Matthieu. Il a un pincement au cœur en la voyant poser contre la porte d’entrée son bien le plus précieux, avec sa Game Boy bien entendu, une planche de skate Powell-Peralta, qu’elle avait toujours conservée, même après, bien plus tard dans leur futur à deux. Le voyageur examine, tel un commissaire en salle des ventes, son Discman laser qui contient le mythique Jar of Flies – Sap de Alice In Chains et s’extasie devant un Walkman stéréo importé du Japon garni de 4 piles et d’une énigmatique cassette floquée d’un grand 8. Probablement une compil maison. Grâce à une sorte d’habile partie de Tetris, elle parvient, après un certain nombre de tentatives infructueuses et de pleurs hystériques : « J’ai rien à me mettre », « Je peux pas porter un truc pareil », à fermer son sac de voyage, qui menace tout de même d’exploser. Victoria, en véritable voix de la raison, l’a limitée aux trois quarts de la penderie et à six paires de baskets. Même le chauffeur de taxi a failli tomber à la renverse, au sens propre du terme, en chargeant son coffre pour se rendre au domicile de Victoria. L’opération Range se déroule sans accrocs. Maya gare comme convenu le 4×4 quelques mètres plus bas dans la rue, planqués avec Matthieu sous un porche. Il observe les environs pendant que Victoria détourne instinctivement la tête lorsqu’elle voit sortir de l’immeuble sa petite sœur Apolline. Véra la réconforte intérieurement et lui rappelle pourquoi elles sont revenues en 1997. Elle lui martèle qu’elles seront bientôt à nouveau réunies, en sécurité, et qu’elle est prête à faire payer JAG elle aussi. Victoria est déterminée. Il n’est pas question de se contenter de détourner JAG de son futur et de le laisser vivre sa petite existence misérable. Elle veut purement et simplement l’éradiquer. Lui et Romy, une balle chacun, et plus si affinité. Pas de prisonniers. Comme il l’avait si bien dit avant de lancer ses sbires à leurs trousses. Sundial lui avait demandé de ne pas regarder, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle avait vu sa sœur et ses parents s’effondrer comme des poupées de chiffon, braconnés comme des animaux, tirés à bout portant. Chaque nuit, elle revoit la scène, chaque nuit, les larmes creusent des sillons dans ses joues rouges de colère et de haine, chaque nuit, elle prépare méticuleusement et répète sa vengeance. Il est encore trop tôt pour tout dévoiler à Matthieu, mais Maya a tout compris et elle non plus ne la dissuade pas. Au contraire. Le couple maudit va payer. Ils s’en vont pour un voyage sans retour.
Between Angels and insects (Papa Roach)
“L’espace d’une vie est le même, qu’on le passe en chantant ou en pleurant.” Proverbe japonais
À première vue, ça ressemble à une machine IRM même si personne, à part Julien et lui n’en ont conscience pour l’instant. Matthieu y est solidement attaché, pas comme dans les films se dit-il nauséeux et
sa tête lui fait terriblement mal, l’enfoiré qui lui a mis un coup de crosse dans la tronche ne l’a clairement pas loupé. Dans les vapes, il n’a pas pu empêcher l’échec de leur tentative d’évasion, mais peu importe, il a décidé de ne pas s’en vouloir pour ça, à quoi bon se morfondre ou se flageller et pour quel motif : avoir essayé ? s’être battu jusqu’au bout ? il ferme les yeux et prie, espère que quelques uns ont, malgré tout, réussi à s’échapper. Victoria et sa petite soeur Apolline, Sundial, Maya… Il s’efforce aussi de ne pas culpabiliser plus que nécessaire, quel fiasco ce retour en 97 et il éclate de rire, un fou rire incontrôlable, fou au sens propre, dénué de réalité, de contrôle, de sens, le rire d’un condamné.
– Même ça tu n’arrives pas à le prendre au sérieux ? demande Julien intrigué. Il est accompagné de sa garde rapprochée, nouveaux dignitaires de son ordre qui entourent la machine comme pour accomplir un rituel ésotérique.
– Vous vous êtes crus dans Indiana Jones ou Matrix bande de connards ? Vous voulez connaître la vérité sur votre chef ? Un minable petit assureur de province, sans grande culture ni capacités. Je ne sais même pas s’il a entravé quelque chose à la politique ou a quoi que ce soit d’ailleurs, un complexe d’œdipe refoulé ça c’est sûr ! Vous pourrez le retourner comme une crêpe dès que votre petite organisation sera stabilisée.
– Tu parles trop, ça a toujours été ton problème dit Julien de plus en plus agacé et en proie à une intense montée de rage. Il commence à s’agiter, secoue la tête de droite à gauche, mâchoire serrée, lèvres déformées, ses yeux prêts à lancer des lasers (si seulement c’était possible) comme le protecteur dans la série The Boys.
– Tu connais cette chanson de Body Count ? Ice – T avec Max Cavalera de Sepultura, les paroles sont parfaitement adaptées à la situation même si tu ne comprends certainement rien parce que c’est en anglais : People say I’m cold-hearted Why? Cause you fucked over me? Cause you broke every promise you to me? Because you said you were my friend and then you stabbed me in my motherfucking. Once you betrayed me that is the fucking end…
Julien baille bruyamment et d’un ton espiègle, comme un enfant de huit ans le jour de son anniversaire:
– Certainement très intéressant, mais ça fera partie des souvenirs, que nous allons d’ailleurs t’extraire de ce pas, mais comme je sais que tu es le plus souvent récalcitrant quelques soient mes propositions, je t’ai amené une petite surprise !
Maya est entourée de quatre gardes, menottée et entravée, elle a du mal à avancer jusqu’à la machine infernale. Matthieu se retient de crier, préfère ironiser pour ne pas perdre la face
– Effectivement c’est une surprise, comme si Tina Turner avait fusionnée avec Hannibal Lecter. Putain Maya j’avais parié 100 balles que tu réussirais à t’échapper ! d’un autre côté vu l’ambiance club med du camp et la qualité des G.O je comprends que tu aies décidé de rester.
Malgré les grosses larmes qui roulent sur ses joues meurtries et maculée de terre et de sang, elle sourit, transmet des pensées chargées d’amour à celui qui a été, est et sera, peu importe les circonstances, à jamais l’homme de sa vie. Comme si Matthieu avait reçu le message, il se calme instantanément et décide de ne plus résister. Ni vaincu, ni résigné, juste momentanément empêché. Il sent, en son for intérieur que cela ne va pas s’arrêter là, ici ou maintenant. Peu importe jusqu’où va Julien, il trouvera toujours un moyen de s’en sortir et de le faire payer. D’un coup, la machine se met en route. A toute vitesse. Une putain de centrifugeuse hors de contrôle. Un son strident lui déchire le crâne, tellement puissant que ses yeux menacent de sortir de leurs orbites, le sang coule à petit flot dans ses oreilles et ses narines, ses ongles déchirent la paume de ses mains tellement il serre ses poings, quant à sa mâchoire, sans le protège dent qu’on l’a forcé à mettre elle aurait probablement éclatée. Ça ne dure pas plus d’une minute, en fait c’est très long une minute. Sur les moniteurs, Julien et son équipe de savants fous constatent que tout fonctionne comme attendu. Images d’un temps à venir qui défilent à toute allure, zapping infernal d’une mémoire intime et publique, la jauge se rempli jusqu’à atteindre 100%. Matthieu est évanoui. Maya est figée. Tout est allé si vite qu’elle na rien pu faire, aurait-ce seulement été possible ? Julien triomphe, il est maître d’une technologie incomparable, unique, inédite, plus rien ne peut lui résister, il va créer et diriger son propre monde. Son minecraft grandeur nature.
Il balaie du regard la pièce et embrasse du regard des milliers de disquettes identiques à celle qui vient de recueillir les souvenirs de Matthieu. Pour naviguer dans ces fragments d’avenir, l’équipe scientifique de feu Ariane Morin, a conçu une interface d’une simplicité enfantine. Il ne faut que quelques instants à l’apprenti despote pour tout contrôler. La plus fantastique boule de cristal de l’histoire de l’humanité. Julien fait un signe dédaigneux de la main a l’attention de ses gardes qui transvasent Matthieu sur un brancard et l’entraînent hors de la pièce avec Maya à sa suite. Il a besoin d’être seul pour concevoir le monde tel qu’il doit devenir selon lui. Un peu plus tard Romy le rejoindra pour la touche finale, et tout sera parfait.
Pour Maya et Matthieu en revanche l’heure des adieux approche. Le voyageur a compris ce qui va advenir de lui. Un gros casque qui ne déplairait pas aux Daft Punk semble l’attendre. Une fois placé sur son crâne, sa conscience sera projetée dans une sorte d’alter monde, une dimension dont il sera prisonnier, condamné à l’errance temporelle. Inutile de se faire des illusions, il n’y aura pas de happy end, pas de twist, rien qui puisse le sauver. Matthieu ne peut même pas s’en étonner. Quelque soit l’époque c’est la même chanson finalement, Pierre Richard un jour, Pierre Richard toujours, à moins que … il se prend à rêver d’un court circuit temporel, un coup d’éclat magistral comme on en voit au cinéma ou dans les livres, genre un truc à la Jesus minimum. Maya prend son visage entre ses mains et le force à la regarder, elle veut lui montrer qu’elle n’a pas une once de ressentiment, de mépris ou de colère, même pas de la compassion ou de l’apitoiement, juste de l’amour et rien que de l’amour.
– Je suis tellement désolé, je t’ai entraînée dans cette histoire de merde et voilà le résultat, je te jure que c’est la guigne cosmique.
Les yeux de Matthieu se chargent de larmes. Maya lui caresse tendrement les cheveux, elle ne sait pas de combien de temps ils disposent avant qu’il ne soit plongé dans le coma, à défaut d’autres mots. ils s’embrassent fiévreusement, pas « comme si », mais parce que c’est la dernière fois qu’ils peuvent le faire, du moins dans cette existence. Maya craque, s’il n’y avait pas ce putain d’espoir… mais elle a la foi, elle ne sait pas en quoi, ni comment le définir, mais elle va trouver un moyen, pas aujourd’hui, ni demain, mais un jour, elle s’en fait la promesse.
– Je ne comprends toujours pas à quoi ça sert de te faire ça, quel est son but ?
– J’y ai réfléchi, il ne peut pas prendre le risque de me tuer, nous avons voyagé ensemble et ignorons les conséquences de la mort de l’un sur l’autre, de même s’il me garde en prison, je pourrais revenir en 2024, ce qui serait potentiellement problématique pour lui. Sa seule solution est de me contrôler avec ce casque et de faire de toi ma garde malade en quelque sorte. Il compte sur tes bons sentiments pour ne pas me débrancher ou m’étouffer… je t’en supplie Maya, sauve-toi dès que possible, ou même mieux rejoins leurs rangs, tu as l’argent de la loterie, tu es belle, intelligente, ne gâche pas ta vie pour moi, ça n’a aucun intérêt.
– Tu crois vraiment que ça va suffire à me dissuader ? Dit-elle l’embrassant dans le cou
– Ça doit ! Peu importe les ambitions de Julien, sa marge de manœuvre reste limitée. La France ne sera jamais la Corée du Nord ou un autre pays totalitaire. Prendre le pouvoir, oui, bouleverser l’ordre des super riches et des élites, peut-être, mais pour le reste, aucune chance, il va régner sur son petit groupe de traîtres et faire chier ou tuer les voyageurs, ça n’ira pas plus loin.
– Je vais y réfléchir. Pour l’instant, ne pensons qu’à nous.
A peine quelques instants plus tard, la porte ne s’ouvre avec fracas. Louis le traitre, le greffier, leur ex ami entre en trombe, claque des doigts pour intimer l’ordre aux gardes de surveiller l’extérieur pendant qu’il configure le casque, comme si un commando est sur le point de venir les libérer et qu’il faut parer à cette éventualité. Grotesque.
Maya serre les poings, la colère la submerge telle une vague déferlante
– Dire que je te croyais notre ami, on te faisait confiance, sale traitre, pourri !
– Je dois avouer que Maya n’a pas tort sur ce point. J’aurai peut être ajouté pute sans couille et sale crevure, entre autres amabilités, mais malheureusement je n’ai plus assez de temps pour ça, connard.
– J’ai pas à me justifier, j’ai juste sauvé ma peau et accessoirement celle de Sundial et de ta copine la jolie blonde. Rien pu faire pour les autres.
Louis se ferme et se consacre uniquement à sa besogne, il n’y est pour rien. Les ordres c’est les ordres. Matthieu tourne sa tête vers la fenêtre, respire un grand coup, un léger « et si » vient faire vaciller ses certitudes sur sa situation, Maya lui serre la main plus intensément. Tout est prêt. Le voyageur ferme les yeux. L’équipe médicale arrive. Maya est sortie de la pièce, de force. Elle gifle Louis qui se dit qu’il l’a bien méritée, mais il ne peut ni le reconnaître, ni s’excuser. C’est comme ça. You can’t always cet what you want. 5.4.3.2.1
Yesterdays (Guns n’ Roses)
Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. William Faulkner
Comme un air de déjà vu, ou plutôt de déjà vécu, et même de déjà dit. Matthieu profite du confort de la Volvo et de la conduite exemplaire de Victoria pour s’offrir, allongé de tout son long sur la banquette arrière, un petit roupillon qu’il s’était imaginé réparateur, mais qui s’avère en réalité des plus étranges. II n’a aucun recul ni expérience des voyages temporels, mais Victoria n’a pas l’air de se taper des trips cosmiques à chaque fois qu’elle ferme les yeux, contrairement à lui. A moins que la cause de ces flashs stroboscopiques de hippie défoncé ne soit un bad trip causé par les excès de son futur passé. Ce serait quand même étonnant, il n’a pris que trois ou quatre fois de l’ecsta vers 2000, un petit peu de coke, à l’occasion et sa consommation d’alcool est parfaitement dans la norme… de 97. Non ça ne doit pas être ça, mais il est tout de même préoccupé. D’un autre côté, rien n’est normal, et si l’entité qui essaye de communiquer avec lui n’était autre que lui-même, son gros naze de jumeau temporel qui avait tout de même réussi l’exploit de se retrouver coincé comme un con dans les couloirs du temps, enfin, d’après les dires de Victoria et de sa coloc Véra. Il se redresse et donne un coup de pied involontaire dans le dos de Maya qui maugrée à son intention. Putain c’est chaud quand même ! Il aura vraiment besoin de relire au moins deux ou trois fois l’histoire pour tout comprendre (il en est à au moins 4 revisionnage de Inception, c’est dire !)
Bon, admettons que ce soit son double qui cherche à lui adresser un message, le plus logique serait pour le prévenir, l’aider ? dans tous les cas, ce n’est pas fortuit. En attendant il est crevé et désabusé, le plan de ne pas avoir de plan peut s’avérer au final la meilleur stratégie pour sa petite équipe mais ça reste tout de même assez risqué.
– On arrive !
Victoria est d’humeur guillerette, le parfum du bassin ou de sa jeunesse retrouvée. Maya découvre avec certaine excitation la capitale girondine, tandis que Matthieu est plus circonspect. Il écarquille les yeux, c’est moche. Bordeaux en 1997 ne bénéficie pas encore de l’extrême relooking de Juppé qui lui a permis de devenir le fief des parisiens. Une petite lumière s’allume dans son esprit, dès que le job sera fait avec Julien « Kim Jun 1 », il va s’empresser de faire quelques investissements immobiliers bien sentis et rafler la mise ! Déjà que l’autre rabat-joie de Victoria l’a empêché de faire péter le Jackpot du loto. En un mot comme en cent, à un moment donné, comme on dit ici, c’est criminel de ne pas en profiter !
– On va trouver un hôtel, un resto, ce que tu veux Matthieu, promis, mais d’abord, concentre-toi s’il te plaît, si on ne veut pas passer des heures à chercher une aiguille dans une meule de foin, donne-nous un nom, quelque chose de concret et d’utile.
– C’est une blague ? mais vous me prenez pour qui ? Je suis sûr de vous l’avoir dit en plus ! Le Beausoleil à Gradignan, il passait son temps là bas quand il était jeune avec sa bande de ploucos. Non mais c’est pas parce que je donne l’impression de m’en foutre que je n’écoute pas, même si effectivement je m’en fous. Au fait, j’ai faim !
Maya et Victoria se lancent un regard entendu
– Que veux-tu, il est attachant
Oui, un peu comme un petit animal de compagnie
Non mais ça va pas !
Les filles éclatent de rire, désinvoltes, comme des lycéennes espiègles. Victoria se gare aux allées de Tourny. Le manège tourne sous le soleil. Matthieu prend conscience de la réalité de son voyage temporel, lui qui n’a jamais connu la ville avant 2003 regarde autour de lui, admiratif, sous le charme.
« c’est pas si mal en fait
Je croyais que tu n’aimais pas Bordeaux ?
Disons que c’est mon premier avenir qui m’amène à ne pas apprécier les lieux à leur juste valeur répond Matthieu évasivement. En tout cas on devrait trouver notre bonheur en terme de restauration. Et pour qu’on soit tous raccords, je vous rappelle que si on nous demande, nous sommes des étudiants spécialisés dans le marketing viticole, en stage pour quelques mois.
Ok chef !
Des frissons parcourent l’échine de Maya, sorte de spidersens prémonitoire jamais démenti avec le temps, picotements dans la nuque et le crâne: plaisirs à venir, dos et fourmis dans les jambes: problèmes à l’horizon, boule dans le ventre: trop tard.
Elle se rend compte qu’elle s’est laissée embarquer un peu trop facilement dans cette histoire rocambolesque, comme dans un film interdit aux plus de douze ans, l’histoire sans fin, les goonies, Hook, et maintenant elle espère simplement que ça ne va pas finir en Freddy ou Vendredi 13. Naïvement persuadée de n’être choquée de rien, elle avait accepté un peu trop facilement l’idée d’un voyage dans le temps. Même s’il n’y a aucune raison valable ou logique de remettre en cause la véracité des propos de Victoria, évidemment si Matthieu s’était présenté seul cela aurait été différent, le doute l’aurait emporté mais ce n’est pas le cas. Elle avait fait le plus dur, y croire au point de participer activement à cette chasse au méchant. En toute honnêteté, à part l’indicible peur de mourir ou d’être torturée, les points positifs ne manquent pas, elle jette un regard appréciateur sur le postérieur de Matthieu qui ouvre la marche, même le temps passé avec Victoria est agréable, tout n’est peut-être pas si pourri dans le futur.
Perdue dans ses pensées, elle ne remarque pas au coin de la rue un grand blond au blouson starter New York qui enchaîne cigarette sur cigarette et qui ne la lâche pas du regard, ni le moustachu au volant d’une camionnette grise à moitié cabossée et encore moins le jeune homme brun au regard perçant à ses côtés.
« C’est eux ?
– Oui, le garçon est bien Matthieu, beaucoup plus jeune et fringant qu’avant-hier tu te doutes bien ! Et les filles correspondent aux descriptions
– Ils ont foutu un sacré bordel tes amis pour que Morin implique Sundial !
– Ce ne sont pas mes amis, du moins pas encore …
Julien se pare d’un sourire énigmatique. Le Moustachu sent qu’il y a un truc pas net chez le nouveau. Il n’aime pas ça, mais il n’a pas le choix, faire la nounou du fils d’Alejandro Garcia, bras droit de Sundial, il gagne sur tous les tableaux que ce soit chez les chrono libérateurs ou avec les horlogers. Le genre d’offre qui ne se refuse pas. Le blond au starter jette sa cigarette d’une pichenette, donne deux coups sur la porte latérale de la camionnette avant de s’y engouffrer.
– Fin de la surveillance, on décale.
Julien claque des doigts
– Ok, direction le Beausoleil, je suis attendu.
Le moustachu qui n’est pas du genre à être traité comme un subalterne à bien envie d’envoyer ce petit con ad patres, sortir le beretta de son holster et lui mettre une balle entre les deux yeux. Indifférent à l’animosité croissante du chauffeur, Julien reprend d’un ton cinglant
– J’ai souvent parlé à Matthieu de cet endroit et c’est d’autant plus logique qu’ils me cherchent. Sinon pourquoi seraient-ils à Bordeaux, le tourisme ?
Bien que tenté, il ne confiera pas à la version moche de Magnum, ses craintes sur les motivations réelles de Matthieu et de sa bande, son père lui ayant recommandé la plus grande prudence avec les agents.
Même s’il n’a aucune idée précise de son futur à compter de son retour en 97, il a bien compris à travers ses échanges avec Alejandro et Sundial qu’il aura une importance cruciale dans l’avenir, les horlogers avaient reçu de nombreux messages de voyageurs en ce sens et d’après leurs informations Matthieu serait sa némésis. Mais comment et pourquoi, nul ne le savait pour l’instant. Il n’avait pas même eu le temps d’atterrir dans son passé, qu’il avait été immédiatement pris en charge par l’organisation. Sa principale pensée était d’éloigner Romy, en bon chevalier servant il ne voulait pas risquer d’en faire un dommage collatéral.
Si Matthieu l’avait su, peut-être que tout se serait passé différemment…
En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil déborde d’étudiants qui relâchent la pression avant d’entamer la révision des partiels, certains gravitent de tables en tables au gré des amitiés, d’autres jettent des œillades à la dérobée en recherche de proies pour la soirée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de pot d’échappement des mobylettes garées aux abords de l’estaminet.
– Est-ce que tu le vois ? Demande Victoria avec fébrilité
Matthieu se gratte le menton, dubitatif
– Euh, c’est une blague ? y a 2000 gamins, j’ai jamais vu sa tronche avant ses trente ans, je sais même pas s’il sera la aujourd’hui, peut-être qu’il a eu une arrivée un peu moins mouvementée et qu’il prend le temps de…
Matthieu n’a pas le temps de terminer sa phrase, Victoria regard de dément, exulte, tressaute sur son siège, pointe du doigt un groupe d’une dizaine de jeunes parmi la foule. Maya ne cherche même pas à savoir ce qu’elle montre, la parisienne est totalement incapable de les différencier. Clone-land, tous aussi blancs que fringués pareil
– c’est quand même très ethno centré
– Et encore t’as pas vu les medocains, ils se tirent la bourre avec les consanguins nordistes, putain que c’est bon de pouvoir vanner sans risquer la pendaison ! Quand je les voie tous là fumer et rire et picoler, je me dis que c’est pas possible, personne est prêt pour la france nord coréenne du XXIeme siècle, même si je n’ai pas connu le monde selon julien, ça peut pas être pire que la gangrène wokiste.
La tête de Victoria pivote de presque 180 degré, aux intonations effroyablement haut perchés Matthieu comprend que Véra a pris le contrôle de Victoria. Il hésite entre battre en retraite et faire l’enfant, la deuxième option est évidement sa favorite…
– Espèce de Donald Trump, sale misogyne, patriarche !
Soudain le visage de Victoria se tord, sa lèvre supérieure se soulève en un rictus grotesque, ses dents s’entrechoquent, son front perle de grosses gouttes de sueur, elle pousse un cri inhumain, en proie à une lutte intérieure d’une insoutenable violence, parvient à reprendre avec peine le dessus sur sa passagère, ouvre brutalement la portière de la voiture. Matthieu et Maya figés, n’ont pas le temps d’esquisser le moindre mouvement, elle titube sur la route avant de trouver son équilibre, fait le tour de la voiture, monte sur le trottoir, comme bourrée ou possédée, elle donne un violent coup d’épaule à une jeune fille qui arrive en face d’elle.
– Eh mais ça va pas, pauvre tarée.
En trois coups parfaitement placés par une Victoria soudainement revigorée, Romy se retrouve sur la banquette arrière, évanouie, à côté de Matthieu qui comprend qu’il ne sert à rien de perdre du temps à faire l’étonné. Maya non plus, même si tout ça est est de plus en plus dingue. Dans la rue personne n’a rien vu, encore moins à la terrasse du bar. C’est allé si vite, d’autant plus qu’elle redémarre quasiment instantanément après le kidnapping. Enlevé c’est pesé comme dit le dicton.
– Ok, j’imagine que c’est Romy ? a défaut d’un plan, j’espère que t’as au moins une idée de ce qu’on va en faire ?
Le voyageur use de toute sa psychologie pour ne pas faire flipper Maya ou énerver plus que nécessaire Victoria, mais il ne peut s’empêcher de penser aux conséquences d’un tel acte, même si la police de 1997 ne bénéficie pas encore des avancées technologiques et scientifiques du XXIeme, on peut dire sans prendre trop de risques que ça va chier pour eux, s’ils se font chopper.
– Elle commence à se réveiller
Le ton de Matthieu monte involontairement dans les tours pendant que les hp stéréo diffusent ironiquement le très gangsta « Keep their heads ringing » de Dré.
– Maya ouvre la boîte à gants dit Victoria qui s’engouffre à bonne vitesse sur la rocade, reprenant la direction de Bordeaux, dans la trousse de secours, ce n’est pas de l’alcool dans la bouteille mais un anesthésiant, mets en sur une compresse et donne la à Matthieu, après tu la lui fait respirer pendant 30 secondes ca devrait suffire. Même Véra est bluffée.
– Ok c’est bon, elle se tape le meilleur somme de sa vie !
– On a une heure environ, ça nous laisse le temps de l’installer.
Plus personne ne parle jusqu’à ce que la voiture ne s’engage dans une allée privée et ne ralentisse et finalement s’arrête devant une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignent doucement des confidences de leurs occupants… « Putain mais c’est pas possible, on est chez Sundial ! ».
Véra n’en revient pas. Partageant le cerveau de Victoria, elle était persuadée de tout savoir sur sa colocataire et d’accéder à toutes ses pensées, ses certitudes volent une nouvelle fois en éclat.
Victoria appuie sur l’interphone. Pas de réponse, juste des crachotements qui prouvent qu’on l’écoute:
– Protocole E300804
La porte s’ouvre. Deux agents armés et certainement leur chef en costume cravate les observent sans un mot.
Victoria reprend avec un ton militaire
– J’ai un paquet sur la banquette arrière, je vous laisse le soin de la livraison, on doit voir le directeur immédiatement. Je suis accompagnée du voyageur et de sa collatérale.
– Ok, vous deux occupez-vous du véhicule et de son contenu. Vous, venez avec moi. Il est prévenu.
Maya s’approche de Matthieu et lui chuchote
– Sa collatérale ? C’est quoi cette embrouille ? Ce matin encore on aurait dit une gamine toute mignonne et là c’est le colonel dans Rambo, je commence à flipper Matt.
Le jeune homme acquiesce
– Et encore toi tu ne viens pas du futur… je vois pas comment on peut leur fausser compagnie. Fait chier. Décidément, je ne sais pas si mon problème principal c’est la naïveté ou la poisse, probablement les deux. Ce qui est sûr c’est que dans tous les cas je te protègerai, je te le promets !
– Je sais
Malgré les circonstances la jeune fille esquisse un timide sourire.
Conduits au sous-sol sur des brancards verticaux façon Hannibal Lecter dans le silence des agneaux, les prisonniers n’en croient pas leurs yeux
– Bordel, c’est la batcave !
L’installation des
– Tu m’otes les mots de la bouche Maya, à ben, y a même Alfred !
Sundial toise Matthieu sans relever son impertinence. Il plante ses yeux dans ceux de la jeune fille:
– Victoria quelle imprudence ma chère, en pleine rue devant des dizaines de témoins potentiels… ce n’est pas sérieux.
Elle est sur le point de se justifier, mais Véra s’insinue rapidement dans son cortex cérébral et s’adresse à Sundial avec la rage de celle qui a été purement et simplement flouée et manipulée
– Espèce de salaud, vous vous êtes servis de moi. Pour vous, je ne suis rien d’autre qu’un véhicule, tout ce que je devais faire c’était conduire Victoria ici ? C’est ça ?
Sundial dissimule mal son agacement
– Ma petite, je ne sais pas comment vous m’avez perçu dans le futur, mais il y a méprise, je ne suis pas votre ami ni un mentor ou une figure paternelle. Malgré tout, n’oubliez pas que votre mère a été sauvée, vous devriez en être reconnaissante.
Un voile de haine passe furtivement dans son regard tandis que Victoria réintègre son corps et promet à qui veut l’entendre que ce sera la dernière intrusion intempestive de sa passagère.
– Est-ce que tu comprends Matthieu que nous n’avons pas le choix ? vous avez fait du futur un enfer pavé de morts et de désolation
– Et mais j’ai rien fait moi. C’est l’autre là bas qui a pété un câble !
Sundial reprend d’une voix implacable, dénuée de chaleur et d’émotion
– Matthieu, vous êtes ce qu’on appelle « des voyageurs solidaires », toutes nos tentatives de neutralisation de l’un sans l’autre se sont soldées par des échecs. Supprimer ton enveloppe corporelle ne suffit pas, nous avons essayé, il était nécessaire par conséquent de revenir à ce moment précis de l’histoire et compte tenu des ressources et des connaissances dont dispose JAG cela devient de plus en plus compliqué.
– Non, arrêtez, c’est hors de question, dit Maya la voix submergée par les sanglots, tout en tirant de toutes ses forces les liens qui l’entravent. Il y a forcément une autre solution. Vous n’allez pas tuer des innocents, renvoyez les dans leur futur ou emprisonnez les. J’en sais rien, mais je vous en supplie, pas Matthieu, il ne mérite pas ça
Victoria baisse la tête résignée, elle s’est préparée à ce moment, mais il s’avère beaucoup plus dur que ce qu’elle a imaginé, penser à ses parents, à sa sœur, à sa vie ne suffit pas à lui faire oublier les pleurs de Maya et le sourire de Matthieu qui accepte de se sacrifier.
– Monsieur Sundial, Maya, Victoria, je suis désolé, mon seul souhait en revenant dans le passé était d’avoir un meilleur avenir mais si c’est pour causer le chaos et la souffrance, alors je comprends, faites ce que vous avez à faire. Cependant, j’ai une dernière requête si vous me permettez ? Libérez Maya et Romy, elles n’ont rien à voir avec tout ça, elles n’ont même pas choisi d’être là, vous en prendre à elles est aussi criminel que ce que vous nous reprochez. Et puisque c’est la fin, serait-il possible de donner la parole à Julien ? Peut-être que lui aussi a quelque chose à dire ?
Tous les regards se tournent vers la cellule dans laquelle celui qu’on appellera JAG est enfermé. Debout contre la grille, son visage est impassible, ses poings serrés jusqu’au sang, sa bouche forme un rictus mauvais. Il prend son temps avant de parler, il sait que ce qu’il va dire est crucial, même s’il n’y a plus d’espoir
– Je vous écoute attentivement depuis tout à l’heure et, ce n’est pas une manœuvre de ma part, mais je ne suis pas d’accord. Comme la copine de Matthieu l’a dit, je suis innocent. Monsieur Sundial, papa, vous m’avez attiré dans ce piège pour me tuer ? C’est ça ? C’est un cauchemar ou une hallucination, c’est pas possible autrement ! Attendez, si j’ai bien compris, pour rectifier un futur qui n’a rien à voir avec celui d’où je viens ? je pense que Matthieu a dû vous l’expliquer, mais avant que ce truc de fou n’arrive on était chez lui en train de regarder un match de foot, on avait juste la nostalgie du passé et je ne sais pas comment ni pourquoi mais on s’est retrouvés ici à nos vingt ans. Je ne savais même pas que mon père travaillait avec vous monsieur Sundial et je ne vois pas comment je pourrais devenir autre chose que ce que je suis, c’est impossible, soyons lucides un instant …
Julien s’interrompt
Sundial aimerait vite en finir
– C’est tout ? Si personne n’a rien à ajouter
– Attendez, encore une petite chose … et Julien se met à chanter, malgré lui, une sorte de comptine, une mélodie simple, sa voix est de plus en plus étrange, le temps semble suspendu, même l’air circule au ralenti
Les yeux de Matthieu se retournent dans leurs orbites, Sundial est figé dans sa position, Victoria s’écroule sur le sol, seuls Maya, Romy et Alejandro semblent épargnés par l’effet de la mélopée. Soudain, Matthieu et Julien parlent d’une seule voix, une oscillation sonore à nulle autre pareille, le son du passé, du présent et du futur à la fois, la voix du temps qui vibre à l’intérieur de chacun.
– Sundial l’heure est venue d’expier tes péchés, tu es celui par qui tout s’est déréglé. Il est temps que cela cesse !
L’onde se propage à la vitesse de la lumière leur révélant l’effroyable vérité. Victoria se relève groggy et pointe sur le leader des Horlogers un doigt accusateur
– Vous, c’était vous ! Depuis le début.
Sundial est le plus prompt, il sort son Glock et s’empare d’Alejandro
– Toi, tu viens avec moi. Laissez-moi passer sinon je le tue et vous savez maintenant que je n’hésiterai pas
Julien et Romy hurlent à travers les barreaux. Victoria donne l’ordre aux agents de rester à leur place.
Sundial précédé d’Alejandro sort de la cave et referme la porte sur ses poursuivants.
Victoria reconvertie en chef des opérations se hâte de libérer les prisonniers, ils se jettent sur la porte qui finit par céder sous leurs assauts répétés.
Julien monte les marches quatre à quatre, son père est allongé dans le couloir, évanoui, une tâche rouge macule sa chemise blanche.
– Non, c’est pas possible, Papa, réveille-toi !
Victoria et Véra pensent la même chose. En dépit de ce qu’elles savent désormais, elles craignent que l’histoire ne se répète.
Matthieu, Romy et Maya entourent Julien
– Je te jure qu’on va le chopper mon pote, mais d’abord on s’occupe de ton père, pas question de se louper cette fois-ci, même si en réalité il ne s’est rien passé, en tout cas pas comme Sundial l’a écrit. Quel bordel !
Le samu évacue en urgence Alejandro, Julien lui tient la main.
– On te retrouve à l’hôpital, vas-y avec Romy. Matthieu aimerait bien profiter de ce moment pour clarifier la situation avec Victoria. Maya, bras croisés semble du même avis.
– Je suis désolée pour ce qui vient de se passer, mais ne me jugez pas.
– Ce qui est fait, est fait dit Matthieu fataliste, mais comment peut-on être sûrs de pouvoir te faire confiance ? si le plan de Sundial avait fonctionné, on serait morts maintenant.
– Je sais, mais je ne vais pas vous mentir et dire que tout est de sa faute, je vis depuis trop longtemps avec le poids de la mort de ma famille. J’ai toujours cru que Julien ou plutôt JAG en était le responsable et une partie de moi le croit encore, heureusement j’ai Véra avec moi qui va pouvoir m’aider à y voir plus clair. Enfin je l’espère. Je suis toujours aussi déterminée à protéger les miens et à me venger de Sundial.
– OK Victoria, je pense que pour l’instant on peut faire cause commune, mais tu restes à distance de Matthieu et moi dit Maya partagée entre colère et déception.
– Je comprends, d’ailleurs je vais laisser la place à Véra, j’ai besoin de me retrouver seule et de faire le point.
L’expression du visage de Victoria change du tout au tout, elle se jette dans les bras de Maya et Matthieu
– J’ai fait de mon mieux pour prendre le contrôle mais c’était impossible, je n’arrive pas à m’expliquer comment elle a réussi à masquer ses intentions, je ne vous cache pas que cohabiter avec elle va être très difficile, mais on a besoin de toutes nos forces pour mettre la main sur Sundial. Si je comprends bien, cela veut dire que vous avez réussi à le mettre en échec à plusieurs reprises à cette époque, dans tous les cas il faut le mettre hors d’état de nuire le plus rapidement possible qui sait de quoi il est encore capable.
Matthieu opine du chef sans grande conviction, pour l’instant il rêve d’un bain chaud et de dire à Maya ce qu’il ressent pour elle.
– Finalement tout est bien qui …
La première détonation emporte la majeure partie du bâtiment et de ses occupants, les deux suivantes achèvent l’oeuvre de destruction. Personne ne s’est rendu compte de rien. Sundial depuis son bureau jubile. Il a certes perdu cette manche, mais quid de la prochaine ?
Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble embrasser délicatement les 21 degrés du petit matin. « Julien, réveille-toi », la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil. Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour être chez ses parents maintenant. À moins d’un voyage dans le temps. Il se retourne, à la recherche de sa position préférentielle. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée et ensuite ? il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant. « Oh Juju, t’écoute ta mère ? ». Là en revanche, ça devient beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes et sent qu’il est nu sous ses draps. Rare de sa part. Il hasarde « Ouais, j’ai entendu » au cas où. La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Ce n’est pas son époque… Mais qui est Sundial ?