JE ME SOUVIENS D’UN JOUR SANS SOLEIL
Tout n’était que grisaille, en ce dimanche matin. Les voitures garées dans le parking. Les arbres. Le ciel. Le sol. La façade de l’immeuble. Jusqu’au canapé du salon sur lequel Samuel s’était assis. Comme si cette froideur devenue contagieuse, s’était infiltrée à l’intérieur, dans les âmes et les cœurs. Sam n’avait pourtant pas l’intention de se laisser gagner par la morosité ambiante. « Alexa joue Come on get your love de Redbone. Un sourire se dessina sur son visage. Cette chanson devrait être reconnue d’utilité publique. ». Il fredonnait, tout en buvant quelques gorgées de thé. Machinalement, il saisit son téléphone pour lire ses messages. Le dernier provenait de Ben, hier en fin d’après-midi, avant leur soirée, quelques punchlines bien senties à l’encontre de Raphaël et de son match de foot. Pas de nouvelles de Sarah. Il maugréa malgré lui « probablement en train de s’amuser avec un mec Tinder, comme d’hab », ensuite il ouvrit Insta pour regarder des Reels et des Tiktoks. Après trente minutes passées à scroller des mannequins russes plus filtrées que du café de prisonnier, des pseudos pranks et des danseurs de rue, il s’interrogea sur l’intérêt de ces réseaux. « Si c’est pareil pour tout le monde, la fin du monde est proche », se dit-il sans une once d’ironie. Sam reposa le téléphone sur la table basse, à coté de la tasse, de diverses manettes de jeu, télécommandes, livres, lunettes, cigarette électronique. Son univers. Une masse informe, noire comme un puits sans fond, passa devant lui, éructant un son étrange, entre le miaulement et le bâillement. Samuel ne parlait pas le chat, mais il se doutait bien de ce que disait Raymond: « Me fais pas chier l’humain, magne-toi de me filer à bouffer ». Aucune chance de l’instagrammer celui-là. Il haussa les épaules et s’exécuta. La bête, au comble de l’égoïsme, se jeta sur les croquettes avec une indifférence absolue à son égard. L’asservissement était total. Les véritables maîtres du monde. Pas les médias, ni les politiques, encore moins les religions. Mais ces prétendus animaux de compagnie, qui au fil du temps, avaient purement et simplement dévoré la matrice. Samuel accepta sa condition, il n’était qu’un esclave. Résigné, il alluma la télévision. Sa pièce maîtresse, 75 pouces de haute technologie.
A quelques kilomètres de là, le brouillard mélangé à la fumée tenace et épaisse qui émanait toujours des ruines fumantes ne se dissipait pas. L’équipe du capitaine Lemaître, la première qui fut chargée d’intervenir sur les lieux de la catastrophe, venait juste d’être relevée. Tous les gars étaient épuisés, à bout de force. Leurs mines assombries. Aucun son ne s’échappait de leurs mâchoires serrées. L’humeur, au delà du drame, était sinistre. Insupportable sentiment d’inutilité, de n’être là que pour constater, sans aucune possibilité d’obtenir la maigre récompense des immenses efforts déployés. Toutes ces heures passées à chercher dans les décombres, des traces, des survivants, des corps. Pour rien. Toutes ces existences réduites en cendre, annihilées de la surface de la terre. La chapelle ardente, dressée à la hâte s’étendait désormais sur une surface effrayante, apocalyptique. L’indispensable périmètre de sécurité, rapidement établi afin de filtrer les allées et venues sur le lieu du drame était sévèrement gardé. La meute des gratte-papiers confinée à quelques mètres de l’épicentre commençait à piaffer d’impatience. L’odeur du sang et de la chair calcinée l’excitait au plus haut point.
Loin de l’horreur, pour l’instant, protégé par une chaude couette et les délicieux bras d’Elsa, Benjamin dormait profondément. Il élaborait dans le secret de ses pensées, une grande histoire qui s’annonçait comme son sésame pour la postérité… Son esprit, libéré des contraintes de la conscience, composait à son insu une œuvre hallucinatoire et post-genre, à base de bribes de rêves et de notices de produits chimiques. Une sorte de Dune revisité par Pfizer, Dorcel et William Burroughs. En cet instant, rien ne pouvait lui permettre d’imaginer le tour inattendu que prendrait bientôt sa vie. La sonnerie old school et stridente de son téléphone portable brisa la plénitude du sommeil, reléguant dans les limbes son innocente ambition, le remontant sans ménagement à la surface de l’angoissante et incertaine réalité.
Le stade des Glaïeuls accueillait une rencontre de foot loisir. Les conditions étaient idéales. Jérôme Lejeune piqua un sprint. Sa gueule de gendre idéal au premier plan, le corps en mouvement, harmonieux et maitrisé. Son crâne commençait à se dégarnir et ses cheveux clairsemés voletaient à mesure que sa course s’intensifiait. Il était doté d’une bonne technique et ne perdait pas facilement le ballon. Ses coéquipiers l’appréciaient même si ce n’est pas le garçon le plus fun du monde. La quarantaine pas bedonnante, pharmacien, père de deux enfants. Il avait laissé ses lunettes dans les vestiaires par coquetterie et par soucis d’économies, pas envie de les abimer, elles étaient presque neuves. Des Ray Ban. Sous ses airs affables, Lejeune débordait de confiance et d’égo. Il filait droit vers le but. A la suite d’un petit exploit et d’un corner mal négocié par les adversaires du jour, il réussit à s’échapper balle au pied, enfin prêt à vivre son instant de gloire. Jérôme n’était pas de nature imaginative, mais la petite enceinte sans prétention qui accueillait en semaine les scolaires se muait peu à peu dans son esprit en un Parc des Princes bouillonnant, des grands soirs. Il faisait corps avec son maillot floqué Neymar, acheté le jour de la sortie. Deux heures de queue, comme pour le dernier iPhone, bien rangé dans la poche avant de son sac de sport Prada. Lejeune aimait se faire plaisir et afficher sa réussite. Il se rapprochait de la terre promise, le sourire en coin. Le score était de un partout. Le suspens insoutenable. On entrait dans le dernier quart d’heure de la partie. Il allait marquer et devenir l’homme du match. On viendrait à la pharmacie pour le complimenter et l’écouter raconter cet exploit. Il espérait secrètement que Francesca, sa préparatrice d’une vingtaine d’années, qu’il trouvait super sexy, serait impressionnée… Pour l’heure, il fallait garder la tête froide encore quelques petites secondes. Rester focalisé sur ses deux prochains gestes : allumer le gardien et exécuter sa fameuse célébration, maintes fois répétée devant le miroir de sa chambre, au grand désespoir de sa femme. A peine 10 mètres à parcourir. Il avait juste oublié un petit détail, une bagatelle, une vétille.
La veille au domaine de Lott, Sati avait réussi la première étape de sa mission, elle s’était introduite dans le château. Splendide bâtisse classée aux monuments historiques. La façade avait été rénovée trois ans auparavant dans les règles de l’art, grâce aux généreux dons des mécènes de la congrégation. L’intérieur, qui avait, lui aussi, bénéficié de considérables subventions privées, comptait une centaine de pièces, parfait alliage de tradition et de modernité, désignées par l’artiste de renommée internationale Takeshi Harayu. Contraste absolu avec le dénuement exigé des disciples. Intruse parmi les 600 adeptes réunis dans la majestueuse salle principale, Sati se sentait observée. Ce n’était probablement qu’un jeu de son esprit. « ils sont remplis d’arrogantes certitudes, ils se prennent pour des élus, des révolutionnaires de la pensée, les gardiens d’un grand secret ». Elle avait foi en sa cause et n’éprouvait aucun doute. La vision s’était avérée parfaitement claire et précise, mais elle ne parvenait pas à rester aussi impassible qu’elle l’aurait souhaité. « Tout ceci n’est qu’une vaste fumisterie, une mascarade, une sordide arnaque. » Sati sentait autant l’adrénaline que la rage monter en elle. Elle fut brusquement interrompue dans ses ruminations par une retentissante musique wagnérienne jouée par un orchestre symphonique en tenue d’apparat, annonciatrice de la mégalomaniaque cérémonie orchestrée par Elohim, le grand mentor, leur guide, leur héros, celui pour lequel, ils sacrifieraient jusqu’à leur vie. Ce qu’il ne tarderaient pas à faire d’ailleurs. La foule s’était massée au plus près de la scène, frétillante comme une meute de groupies. Les projecteurs mobiles se braquèrent instantanément sur le centre de la scène, prêts à oindre de lumière l’Idole, laissant la salle dans une pénombre salutaire pour Sati. Ainsi plongée dans l’obscurité, elle pouvait désormais se consacrer plus aisément à la suite des opérations.
NTVF, première chaine d’info en continue du pays, s’afficha sur l’écran géant de Samuel. Apparemment le mode calamité était enclenché, la chaîne d’info semblait en ébullition. Les bouches de l’enfer médiatique grandes ouvertes crachaient du sang et des larmes. La présentatrice vedette de l’édition spéciale, Cécilia Boyer, fit son apparition. Le visage affecté et grave, entourée d’une flopée de spécialistes, elle prit sa voix la plus mélodramatique : Bonjour à toutes et à tous. Le cauchemar et la détresse, ce sont les deux mots qui nous viennent immédiatement en tête pour résumer ce qu’il s’est passé hier soir, dans la nuit du samedi au dimanche, au domaine de Lot, propriété de la communauté Bereshit. Selon les premières déclarations recueillies auprès des enquêteurs et des officiels, une explosion retentissante, entendue à plus de 15 kilomètres à la ronde, suivie d’un incendie, aurait selon toutes vraisemblances, totalement ravagé le château, faisant plusieurs centaines de morts et de nombreux blessés graves évacués par hélicoptère ou opérés sur place. Il s’agit peut-être de la pire catastrophe jamais subie sur notre territoire. Ils étaient plus de 600 fidèles réunis au château de Lott, siège européen du mouvement spirituel, pour célébrer leur nouvel ambassadeur, Country East, le rappeur controversé superstar aux 700 récompenses et 75 millions d’albums vendus. Est-ce un accident, un attentat ? Ce qui est sûr, c’est que l’horreur s’est abattue avec rage sur les membres de la congrégation, ne leurs laissant que peu de chances, pris au piège des flammes, gisant dans des mares de sang. Même si nous ne savons pas, pour l’heure, si Elohim le leader du mouvement et Country East sont saints et saufs, les témoignages de tristesse et de solidarité affluent des quatre coins du monde. Nous avons ouvert tous nos réseaux pour vous permettre de partager votre sentiment sur ce drame. Et même si nous sommes à la fois bouleversés et sous le choc, toutes nos équipes sont mobilisées pour vous faire vivre au plus près cette immense tragédie. La pire peut-être, la plus meurtrière certainement. Sur le plateau avec nous: Remy Letourneur, auteur de la biographie non autorisée de Elohim, le gourou de, je crois qu’on peut le dire maintenant, la secte Bereshit. Philippine Prévalais, ancienne adepte et ex championne de biathlon. Anna Tucker, podcasteuse internationale, influenceuse qui connait bien Country East et nos chroniqueurs qui interviendront tout au long de cette édition spéciale.
Sam ferma les yeux. Sonné comme un boxeur après un uppercut dans la tempe. Benjamin, Raphaël, Sarah, Amir. Léo et les autres. Il avait pourtant réussi durant tout ce temps à s’extraire de la nasse, à faire profil bas et surtout à rester sous les radars. Il avait réussi à se convaincre que sa seule ambition était de profiter de la relative tranquillité d’une vie sans histoires et voilà qu’il allait subitement se retrouver projeter dans un vortex diabolique et incontrôlable. Nul n’échappe à son destin, se dit-il. Benjamin, Raphaël, Sarah, Amir. Léo. Il n’avait pas le choix, inutile de lutter. Ne pas réfléchir, ne pas se laisser gagner par la peur. Il devait agir et vite selon les anciens préceptes. Troisième sonnerie, il décrocha.
– Benjamin ? C’est Sam
– Sam ?
– Qu’est-ce qu’il … Il n’arriva pas à terminer sa phrase
– Il faut qu’on se voit très vite, avec Raphaël et Sarah et peut-être Léo, c’est au sujet d’Amir ! La voix de Sam trahissait son anxiété.
– Amir ? Benjamin semblait perdu, il avait du mal à émerger ce matin. « Ben, fais moi un câlin… » la voix dans son lit se faisait caressante.
– Une minute Elsa, je dois régler un truc avec Sam. Il se leva promptement du lit, le téléphone vissé à l’oreille.
– J’adore quand tu te balades le cul à l’air, Sexmachine.
– Sexmachine ? Sam ne put s’empêcher de glousser.
– Ta gueule ! Benjamin passa une serviette autour de sa taille. Il commençait à s’impatienter.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Samuel redevint sérieux.
– Mets une chaine d’info, pas la peine de consulter ton téléphone. Tu regardes et on se retrouve à la cabane d’ici une heure. J’essaie de prévenir les autres. Fais de même. On préparera un truc sur place pour le dej. Ça fait longtemps qu’on a pas mangé de Paella tous ensemble. A tout à l’heure.
– Ok ! Benjamin raccrocha. Sa main tremblait imperceptiblement. Il redoutait cet appel et surtout son contenu depuis le Commencement. Sa priorité était de trouver une excuse pour Elsa. Etre convaincant et surtout ne rien laisser paraitre. Il fit mine de crier sur son interlocuteur.
– Putain mais tu fais chier ! T’avais personne d’autre à qui demander ça ?
– Qu’est-ce qu’il y a chaton ? demanda Elsa, légèrement inquiète, toujours au lit.
– C’est rien lapin, Sam qui a perdu ses papiers, clés de bagnole, a priori hier soir et du coup il veut que je l’aide à chercher et sinon l’emmener au commissariat pour porter plainte, enfin bref, le truc qui risque de nous niquer notre dimanche sous la couette. Il tournait en rond, jetant des regards noirs au smartphone.
– Mais c’est ton meilleur ami et il a besoin de toi. Moi aussi ça m’embête, mais c’est normal de l’aider. Il sourit.
– Elsa tu es vraiment une sainte. Il faudrait te canoniser… d’ailleurs je crois que j’ai tout le matériel nécessaire pour ça et il en profita pour se rapprocher d’elle. La bouche en avant. Elle le repoussa gentiment.
– Ola SexMachine, tu gères ton copain au plus vite et après tu pourras canoniser ce que tu veux tout le reste de la journée. Ils éclatèrent de rire. Une chose qui manquerait beaucoup à Ben dans quelques temps. Il l’embrassa amoureusement sur le front, puis sur la bouche et parti la tête basse, sans trop de hâte pour s’habiller.
Lorsque Sam l’appela, Raphaël était déjà dans le vestiaire, l’air contrit. Il venait de se faire expulser du terrain. Il jeta son protège tibias, fou de rage. Ce n’était pas de sa faute ! Lejeune était arrivé sur lui, à toute vitesse. Aucune de ses qualités naturelles n’aurait pu lui permettre de stopper la chevauchée fantastique du pharmacien, excepté son sens du sacrifice. Alors, au lieu de reculer ou de se décaler pour laisser une famélique chance à son gardien d’arrêter le ballon, il avait pris son élan et s’était propulsé sur le ballon, la jambe droite en avant, effectuant une intervention chirurgicale parfaite, digne d’un Ramos ou d’un Leboeuf en finale de coupe du monde 98. Lejeune qui avait poussé un peu trop le ballon, facilita le tacle de son adversaire. Conscient de son échec, il se jeta au sol, poussant instantanément des cris de douleur inhumains. Raphaël qui n’avait pas dévié de sa trajectoire, s’était relevé non sans peine, à la recherche du ballon pour pouvoir vite le transmettre à ses coéquipiers. En l’espace d’un instant, plusieurs mains commencèrent à le pousser, les insultes fusèrent, l’arbitre, aussi rouge que le carton qu’il brandissait sous son nez sifflait frénétiquement. Raphaël était perdu, criant à qui voulait l’entendre qu’il avait joué le ballon et qu’il n’y avait pas faute. Aucun de ses coéquipiers ne s’était approché de lui pour l’entourer ou le défendre. Il s’était senti seul, abandonné. Il avait quitté le terrain aussi dignement que possible, sourd aux insultes grossophobes qui émanaient de ses adversaires et peut-être même de ses coéquipiers. Lejeune était debout, plus vexé que blessé, tapant dans les mains de ses coéquipiers comme s’il avait marqué, visiblement ravi de participer au lynchage de celui qui lui avait barré la route. Raphaël décrocha, toujours en colère.
– Allo, c’est pas le moment de me faire chier, tu veux quoi ?
– Raph, désolé, tu me raconteras plus tard ce qui me vaut ce ton, mais ça fait longtemps qu’on a pas mangé de Paella tous ensemble. Tu sais à la cabane du Lac, comme à la belle époque.
Raphaël pris quelques instant avant de répondre, toute trace d’amertume avait disparue de sa voix.
– Ok, ça me fera plaisir de vous voir !
– Vers midi ?
– Compte sur moi
Les coéquipiers de Raphaël rentrèrent petit à petit dans le vestiaire. Il fourra à la hâte ses affaires dans son sac de sport, parti sans un mot ni un regard pour les « pistoleros » de Neuilly. Il avait plus important à faire que de s’expliquer avec cette bande de guignols, même s’il était fin prêt à en découdre. Il était l’Archiviste. Sans en savoir plus sur la véritable raison du coup de fil de Sam, il avait l’intuition que beaucoup de choses pouvaient dépendre de lui et si ce n’était pas le cas, il ferait en sorte que ça se passe ainsi. Il en avait besoin, désespérément besoin.
– Allez, décroche ! Le répondeur de Sarah encore et toujours, il ne manquait plus qu’elle, tous les autres seraient au rendez-vous, il réessaya une dernière fois.
A suivre …