Dans l’ancien temps du Net, nous ouvrions ce qui s’appelait alors un « navigateur » et tels des marins d’eau douce, flibustiers, corsaires, conquistadors, passagers, commerçants, réfugiés, nous voguions sans repaires et sans limites, en quête de nouveauté, d’idéal, d’informations, d’opportunités, de nous-mêmes, des autres, de possibles réels ou imaginaires, affranchis des règles figées par le monde et prêts à accoster sur les rives de l’inconnu, à nous abimer au milieu d’un océan de codes et des fractales pour le plaisir de se sentir exister même virtuellement, ne serait-ce qu’un instant, frêles esquifs ou Yachts démesurés chacun trouvait sa place et allait à son allure.
Depuis cette époque, qui n’est pas si éloignée, les fabricants de contenants ont fermé toutes les frontières, laissant à peine la surface du lac Léman aux internautes du monde entier, qui de fait osent de moins en moins sortir leurs chères embarcations, de peur de les casser, de se les faire voler, ou de ne pas pouvoir se mouvoir à leur guise, de couler, de se heurter à un iceberg et pourtant la sécurité n’a jamais été aussi importante, renforcée…
Le marin échaudé préfère désormais rester à quai, contempler sur le ponton le même ciel que ses coreligionnaires ou son reflet narcissique, attendre bien sagement que le chemin soit balisé, comme on lui a promis un jour. Il a refoulé en lui cette soif de découverte. Il s’en remet à ceux qui savent et qui disent. Il n’ira plus jamais prendre le risque d’aller dans une direction inconnue par crainte de tout ce qui pourrait se produire, et pourtant il s’est mué en nageur, ne ménageant jamais ses efforts pour suivre les bateaux autorisés qui ont totalement annexé cet espace. C’est inconfortable, dangereux, absurde, irraisonné, mais que ne ferait-il pas pour apporter ses quelques poissons glanés sur le chemin aux très respectables seigneurs des mers …
Citation – Titre : André Malraux