Roman Feuilleton – Double Vingt version Alternative

double vingt alternative version

Double Vingt (Version Alternative)

PROLOGUE – C U When U Get There (Coolio feat. 40 Thevz)
« Le temps est la substance dont je suis fait. » – Jorge Luis Borges

La personnalité d’une demeure reflète l’essence de celui qui l’habite.
Au seuil de ce domaine s’étendait un jardin, vaste, soigné, qui déployait ses charmes sous le ciel clair d’un après-midi de printemps. Le long des allées sinueuses bordées de fleurs aux couleurs vives, une espèce particulière attirait notre œil, l’héliotrope, dont les têtes pourpres se tournaient doucement pour suivre le soleil tout au long de la journée, symbole organique du mouvement perpétuel du temps. Telles des sentinelles du cycle diurne, elles nous guidaient vers une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignaient doucement des confidences de leurs occupants. Les hauts pignons et les fenêtres ogivales de l’habitation se dressaient fièrement, encadrés par une porte d’entrée richement décorée, transition palpable entre le chaos du monde et l’ordre intérieur qui semblait retenir son souffle, susurrant une invitation à franchir son seuil avec déférence.
Au-delà de l’entrée, chaque pas qui menait du hall au vaste bureau, où le maître des lieux ainsi que son invitée avaient déjà pris place, résonnait sur le parquet ancien. Ces pas étaient parfois étouffés par de larges tapis turcs, aux motifs complexes et aux couleurs profondes, teintées de rouge, ocre et beige, créant un contraste avec le bois sombre du sol.
Les étagères, chargées de livres reliés de cuir, et les murs tapissés de portraits austères, surveillaient silencieusement la pièce. Une grande fenêtre ouverte sur le jardin laissait s’infiltrer une lumière douce qui dansait sur un somptueux bureau Empire du XIXème siècle, situé en son centre. Derrière ledit bureau, le vieil homme patientait, rassemblait ses forces. Siégeant dans son fauteuil de cuir patiné par des années d’utilisation quasi continue, il émergeait comme le dernier élément d’un tableau de l’école hollandaise minutieusement composé. Son regard, fixe et profond, semblait absorber plus de lumière qu’il n’en réfléchissait. Penché en avant avec effort, ses mains tremblantes étaient légèrement posées sur ses genoux usés par le temps, fixant l’objet posé devant lui avec autant d’intensité qu’un orfèvre en train de tailler sa plus belle pièce. Son visage émacié arborait des rides sculptées par une vie de décisions cruciales et parfois douloureuses, témoignant de son inébranlable probité. De ses tempes dégarnies à son costume sur mesure, chaque détail reflétait une présence imposante et réfléchie. Une autorité tranquille émanait de lui, homme habitué à influencer le destin des autres. Gardien de vérités longtemps dissimulées. Ses lèvres fines étaient désormais prêtes à révéler une confession unique, située aux interstices de la réalité.
Mademoiselle, pensez-vous que votre « enregistreur » numérique soit vraiment en mesure de capturer les échos du passé ? l’interrogea-t-il, la voix teintée de l’importance du discours qu’il s’apprêtait à tenir. Les sourcils froncés, il reprit : Nous devons vous prévenir d’un point essentiel : l’histoire que nous sommes sur le point de révéler transcende les limites du concevable et de la raison. Un récit tissé dans les ombres du temps, si extraordinaire et abyssal, que seule une oreille avertie et prête à remettre en question la réalité peut en comprendre la quintessence. Nous sommes sur le point de partager une vérité, une vérité qui, si vous l’écoutez attentivement, pourrait ébranler les fondements de tout ce que vous pensiez savoir.
Véra, dont le charme et la jeunesse contrastaient avec l’emphase de son interlocuteur, soutenait son regard avec une patience mesurée. Ses yeux bleus, légèrement distraits, parcouraient rapidement la pièce, s’imprégnaient de l’ambiance surannée qui l’entourait. Elle ajusta machinalement son chignon et son attention glissa vers un gramophone discrètement placé à gauche du bureau, dont la surface impeccable luisait sous la lumière filtrée, puis elle tourna légèrement la tête à droite, pour admirer une grande horloge au mécanisme complexe, parfaitement disposée entre deux bibliothèques, qui marquait le temps avec une précision étonnamment silencieuse. Une petite fortune en salle des ventes, se dit-elle, impressionnée par la majesté de l’objet. Elle n’était pas là pour ça. Ne pas perdre de vue le rôle qui lui avait été confié.
Sa rédactrice en chef lui avait intimé l’ordre de réaliser cet entretien. Un mail laconique, avec l’heure, le lieu et l’objet, sans plus de précisions. Malgré de multiples recherches, Véra n’avait pas réussi à dénicher suffisamment d’informations sur son hôte pour préparer en amont l’interview. « Il va peut-être m’avouer que c’est lui qui a tué Kennedy, ou mieux encore, il a hébergé Dupont de Ligonnès. » Un fou rire monta dangereusement en elle. Elle savait qu’il avait fait une carrière notable dans les affaires puis en politique, sans toutefois devenir une grande figure publique. Néanmoins, elle espérait, sans trop y croire, que ce sujet serait son ticket pour s’échapper des chiens écrasés ou des brèves people qu’on lui refourguait habituellement. Peu importe en réalité, dans tous les cas, elle était payée et d’avance en plus ! C’était déjà ça.
Oui monsieur, tout fonctionne. Assurez-vous simplement de parler distinctement et à un rythme modéré. Elle ajusta délicatement le micro connecté à son MacBook dernière génération. Préférez-vous que je vous guide à travers vos souvenirs, ou souhaitez-vous plonger directement dans le vif du sujet ? »
Le vieil homme émit un rire rauque, interrompu par une série de quintes de toux qui semblaient secouer son corps entier. « Oh, il y a bien plus à révéler que ce que vous ne pouvez encore imaginer mademoiselle, » dit-il avec un sourire malicieux. « Mais rassurez-vous, nous n’allons pas censurer notre propos, si c’est ce qui vous inquiète. Cependant, pour vraiment apprécier le récit, nous vous recommandons d’être attentive aux détails, d’écouter avec votre cœur plutôt qu’avec votre raison, et surtout, de ne pas commettre l’erreur de juger trop hâtivement. Demandez-vous toujours ce que vous auriez fait si vous aviez été à notre place. »
Tout en ajustant sa position dans le fauteuil aux motifs floraux hors d’âge dans lequel elle était assise, Véra prépara son bloc-notes, une manière élégante de remettre le discours sur les bons rails si le besoin s’en faisait sentir. Un stickers à moitié effacé « It’s like rain on your wedding day » sur la couverture. Une relique personnelle qu’elle chérissait et qui lui semblait, dans le cas présent, plus adapté qu’un vulgaire clavier numérique.
Avec la permission de son hôte, qui avait préalablement fait disposer, par son personnel de maison, sur le bureau divers rafraîchissements ainsi qu’une théière fumante, Véra se servit une tasse de thé au jasmin. La chaleur et l’arôme délicat du breuvage lui offrirent le regain d’attention dont elle avait besoin. Après un long soupir, le vieil homme ferma les yeux et canalisa ses pensées, tel un maître yogi. Lorsqu’il commença à parler, sa voix fut d’abord fragile, mais gagna peu à peu en force et en assurance à mesure que les souvenirs affluaient. Bientôt, une autre voix sembla prendre le relais, celle d’un homme qui avait vécu mille vies, un conteur dont la véritable essence ne l’avait jamais vraiment quitté. La bobine tourna, et le film commença. « Bon voyage… » murmura-t-il, prêt à enfin se délester d’un secret trop longtemps enfoui.

CHAPITRE 1 – Yesterdays (Guns n’ Roses)
“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étirait paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semblait suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquaient un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tenait debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air de Alanis Morissette, « You Learn », s’échappait de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffusait silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine, mais la musique rock, habituellement si apaisante, peinait à calmer ses pensées agitées.

De taille moyenne, tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillaient par moments d’un éclat trompeur, surtout quand il se laissait aller comme maintenant à la mélancolie. Ce soir-là justement, la douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semblait raviver les regrets tapis dans les recoins cachés de sa mémoire.

Matthieu avait trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale depuis presque vingt ans déjà. Après son troisième burn out, il s’était mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour en donner, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son crédo. L’avantage principal de son métier était de pouvoir composer son temps comme il l’entendait, le revers de la médaille, un gros déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le décourageaient et il s’était dit, après quelques rendez-vous parfois chaotiques, que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt avait aimé beaucoup, énormément, à la folie. Mais cela se conjuguait désormais au passé.

Julien, quant à lui, était un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semblait pas imposer ses marques. Banquier de son état, il débordait, malgré la pression toujours plus forte, d’énergie et de vitalité, se déplaçait avec autant d’assurance que d’aisance, ce qui attirait naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un petit peu moins aujourd’hui, il vieillissait. Ses cheveux noirs, coupés court, encadraient un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils s’étaient rencontrés des années auparavant. Des collègues du même âge, quarante-sept ans, qui avaient franchi le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie, qui se raréfiaient sournoisement, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.

Le match de ce soir-là, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’était pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’était un rappel de leur jeunesse, époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fit son entrée, son énergie contagieuse sembla illuminer la pièce. Au même moment Deborah Dyer de Skunk Anansie scandait avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation, Matthieu demanda à Alexa de se mettre en sourdine, la Playlist Spotify n’émettait plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, il évoquait l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de la grande époque de Michael Jordan. Qui se rappelait de George Eddy ?

Enhardi par son état de douce ébriété et poussé par une conviction propre à ceux qui pensent que la magie existe et que les frontières entre la fiction et la réalité sont plus minces qu’on ne le croit, il se tourna vers Julien, comme possédé :

Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le Futur mais admettons que nous ayons de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, notre savoir, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement. » Il ne s’adressait plus à Julien. Ses mots étaient destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.

Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité, il fanfaronna en citant des conquêtes ou des tentatives échouées : « Valérie, Jennyfer, Clara », mais il s’appesantit un peu plus au quatrième prénom : « Romy », il reprit avec plus d’aplomb : « elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne ! » et pour preuve, il vida son verre cul-sec. Son rire brisa le moment, plein de légèreté. « À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus. » Ils trinquèrent, et ce geste simple scella leur pacte silencieux.

Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habitait. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée empoisonnée, contemplant le crépuscule qui embrasait le ciel, murmura presque pour lui-même et aux étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, riche de sens et d’aventures inédites, de réparation de préjudices jamais cicatrisés. Ils tenaient entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière, un voyage à travers le temps.

Ils terminèrent de manger en silence. Le match de foot, pourtant à enjeu, n’intéressait plus. Un excellent repas italien, composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini et d’un rosé de Provence en bonne quantité les avait comblés d’aise. Chacun, le nez vissé sur son portable, naviguait solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Fil à la patte intergénérationnel.

Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok, promettant une incantation pour exaucer les vœux retint son attention. D’abord effaré à l’idée d’une telle coïncidence, « je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute », il fut cependant intrigué. « et si cette fois c’était vrai ? » dit-il, un léger sourire moqueur aux lèvres. Julien s’efforça de retrouver le titre de films ou séries de leur jeunesse qui avaient traité du sujet : « The Ring » non, « Wishmaster » j’ai un doute, « Dangereuse Alliance » « Big », « Retour vers le futur » « Code Quantum » « C’était demain », la liste était longue avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique. « Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible ! »

Sous l’impulsion du vin et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décidèrent de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication était un ensemble de symboles et de couleurs censées représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin : « Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … mais bien sûr !

Ensemble, ils prononcèrent les mots. La consigne était précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : ‘ya, ikh viln es ya, ikh viln es ya, ikh viln es.’ Ils activèrent via Alexa la fréquence sonore préconisée par le mystérieux TikTok. Ils entendirent une cacophonie de fréquences et de vibrations qui semblaient défier la réalité, créant une dissonance presque tangible dans l’air autour d’eux. À mesure qu’ils récitaient l’incantation, les vibrations s’intensifièrent, transformant l’espace autour d’eux. Le son grondait, montait en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visuelle. Des ondes électromagnétiques pulsées tournoyaient autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansaient sur les murs. C’était comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.

Le silence qui suivit fut profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semblait possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devenait floue. Matthieu et Julien restèrent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifièrent, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’était produit.

Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussèrent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.

« Foutue technologie, » dit Julien, alors que Matthieu tentait d’éteindre son téléphone chaud comme une poêle en plein service.

Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termina dans l’indifférence générale. ‘Match de merde,’ conclurent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendrait de cette soirée pour tout autre chose que le football.

Julien emprunta le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détachait de la réalité. Il crut voir passer une DeLorean filant à toute allure. « Non mais n’importe quoi ! » Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépara à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify réactivée automatiquement par Alexa, commença à jouer « Time » de Pink Floyd. « Alexa arrête ! » L’assistant vocal d’Amazon s’exécuta sans broncher.

Ils succombèrent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marquait la fin de leur vie telle qu’ils l’avaient toujours connue jusqu’alors. Le seuil d’un changement radical dont ils avaient osé rêver sans pour autant y croire.

CHAPITRE 2 – Time (Hootie & the Blowfish)
“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émergea des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semblait étrangement étriqué, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher sa meilleure position, il se débarrassa de cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle était venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baignait dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaissait comme altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élevait doucement du radio-réveil Aïwa sur la table basse, appareil dont il s’était débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXe siècle. Version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy, le haut-parleur avait toujours été naze, se dit-il, ce qui n’avait aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste.

Matthieu se tourna encore une fois et cette fois tomba nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital qui indiquait 8h20. « Putain de merde, c’est pas possible ! » Il se redressa d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, il s’agissait d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise. « Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h00 avec les RH d’Eco-Transcom ! » Il s’exprima à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs qui ne répondirent pas. Se levant avec précipitation, il heurta maladroitement la table de nuit et jura contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche d’un interrupteur, la chambre fut soudainement inondée d’une lumière crue qui le fit cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoya une image, son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit. Il écarquilla démesurément les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol. « Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank » un coup monté par Julien après leur conversation d’hier. Il pivota sur lui-même « Non mais c’est sûr, se dit-il pour se rassurer, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête, j’espère que c’est bien payé ! » dit-il fébrilement avec une voix qui trahissait la panique et qu’il avait du mal à reconnaître.

Le silence. Aucun bruit autre que celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon cuisine ouverte de l’appartement qu’il avait occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il courut fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passait. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, cendriers remplis jusqu’à la gueule, papiers divers et variés, un exemplaire du journal « Le Monde » plié, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’inventait pas.

En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouvait son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui faisait plier l’étagère sous son poids. Elle était raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y avait plus de doute possible : Matthieu se sentait comme dans un épisode de « Rick et Morty », propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il fut saisi de peur, de solitude, de frissons, sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’était plus le sien. Un mince filet d’urine chaude coula, en même temps que des larmes d’angoisse, le long de sa jambe. Il avait vingt ans. Son rêve d’hier semblait s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il avait l’impression d’être victime d’une secousse hypnique mais réveillé.

Perdu, le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassembla le peu de courage qui lui restait, fila sous la douche pensant que l’eau chaude lui permettrait de réintégrer son époque, ce qui ne fut pas le cas et en profita, en se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur étaient beaucoup plus rêches), pour se scruter, un peu plus attentivement de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée : L’embonpoint, fidèle compagnon des dernières années, avait laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à trouver le témoignage de sa pilosité grisonnante, sa peau affichait une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, aux abonnés absents depuis plus de quinze ans, se dressaient sur son crâne avec une vigueur et une densité qu’il avait oubliées avec beaucoup d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration était une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine, sensation aussi étrange qu’agréable. Son corps semblait avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès en tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donna une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue était indéniable. « Aïe ! »

Étrange paradoxe : Ses pensées oscillaient entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024 « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Et comment le savoir si c’est le cas ? » et sa nouvelle présence au siècle dernier. Si ce n’était pas le fruit de son imagination et tout tendait à prouver que c’était réel, il avait vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept longues années, éprouvé par le savoir acquis avec le temps et les expériences accumulées, luttait pour s’adapter à cette réalité physique où tout lui semblait possible en substance, mais où ses acquis n’existaient, pour certains, pas encore. Il toucha de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule. « Oh putain !!! » Alanis chantait Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… », « C’est bien le moment ». Le quadra de vingt ans (il allait avoir besoin d’un abonnement illimité chez le psychanalyste pour surmonter ce choc), en plus du reste, ne se sentait pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Chez lui et pourtant pas tout à fait. Ses murs renfermaient son quotidien, sa vie, ses histoires, vécues certes, mais dont les détails s’étaient estompés avec le temps, sensation à la fois intime et hostile, d’être son propre passager clandestin, un intrus à lui-même en quelque sorte.

La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? A priori oui, il habitait seul déjà à l’époque), trancha net le fil de ses pensées, faisant monter en lui une nouvelle vague d’anxiété. « Benoit » Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelait. Avec précaution, il décrocha, sa voix étranglée par l’incertitude.
Oui ? »
Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?

Une tempête de merde se profilait à l’horizon. Il serra les dents et essaya de se concentrer, vite. « Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff », tout était flou, et on était quel jour ? Probablement jeudi.

Euh, je me dépêche ! Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 pro. Trop d’informations affluaient en même temps. Il était en surchauffe. « Ok, je t’attends dans la voiture » lui répondit son ami.

Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvrit la penderie (il n’y en avait qu’une) et essaya d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un était passé faire le ménage là-dedans, tout était trop bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submergea et l’arrêta d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ? Dans ce cas, il ne donnait pas cher de ses maigres économies et il allait s’en vouloir et se faire la gueule pendant un moment, on était plus proche du XL en 2024 que du S de 1997 niveau fringues…

En tout cas, il ne risquait pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout était d’époque et d’actualité. Il ne s’attarda pas sur le costume dans sa housse de pressing, ni sur les chemises (trop long à mettre), enfilant à la hâte un caleçon à fleurs, un Jeans noir « Levi’s » 501 taille 31 – 32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes « Burlington », un t-shirt blanc, manches longues, « Fruit of the Loom », un sweat à capuche bleu « Champion ». De toute façon, Matthieu comptait s’éclipser rapidement de la fac. Il avait besoin de réfléchir calmement et s’il était bien dans sa propre réalité et non pas dans un monde parallèle façon multiverse, ça n’aurait aucune incidence désastreuse sur son futur. Son surnom était « l’intermittent du droit », mélange de fierté et de honte qu’il avait toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que par ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne voulait pas y penser maintenant. En revanche, retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez qu’il avait usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporta un petit shoot de réconfort, tout en regrettant de ne pas les avoir bichonnées. Il en allait de même pour cet appartement. Il jeta un regard de dégout alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il était devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections, voilà en tout cas une putain de brillante idée. Il éclata de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.

Il se ressaisit. Benoît allait arriver. Matthieu s’empara instinctivement du sac à dos Eastpak qui devait vraisemblablement contenir ses cours. Abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfila un blouson « Carhartt » beige et tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, n’eut pas le temps de se dire, « merde les clés ». Heureusement pour lui, elles étaient dans la poche droite de son blouson. Le portable émit une nouvelle vibration. Il l’avait machinalement emporté avec lui, découvrant au passage une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de « Winston » souple dans lequel il restait deux cigarettes et un briquet « Bic ».

Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longea le couloir, trouva facilement l’ascenseur, au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans aucun charme. Matthieu n’avait pas de repères ou de souvenirs particuliers de ce logement, trop de déménagements pour une vie… Il espérait néanmoins que des flashs mémoriels surgiraient à sa rescousse pour le sauver. D’abord observer, se fondre dans l’environnement. C’était comme le jour où il avait sympathisé avec un groupe de Reggae. Les gars adorables. Il avait fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant il en connaissait un rayon) qui lui avait causé un black-out de quatre jours. Il espérait une issue différente cette fois. Matthieu devait faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipitait vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourut l’échine. Ce sentiment de déracinement était exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il devait se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et les sociétés n’avaient pas évolué. Matthieu version double vingt était sur le point de plonger tête première dans une journée qui promettait de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3
Time After Time (Cyndi Lauper)
“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveillait lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semblait embrasser délicatement les 21 degrés du petit matin.

Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traversa le voile du sommeil.

Certainement un rêve. Il avait quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, était propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habitait à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y avait donc aucune raison valable pour être chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation.

Il se retourna, à la recherche de sa position préférentielle. En RTT aujourd’hui, il comptait bien commencer par une grasse matinée et ensuite ? il avait sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant. « Oh Juju, t’écoute ta mère ? ». Là en revanche, ça devenait beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redressa, toujours dans les vapes, et sentit qu’il était nu sous ses draps. Rare de sa part. Il hasarda : « Ouais, j’ai entendu » au cas où. La porte se referma doucement. Il se redressa, s’étira, s’arrêta net. Impossible. Ce n’était pas son corps. Du moins pas son corps de quarante-sept printemps. Il avait beau s’entretenir régulièrement, avoir un excellent métabolisme, il n’était plus du tout dessiné comme cela. Julien ferma les yeux, les rouvrit. Pareil. Rien n’avait changé. Il se leva, se félicita de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente. Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire.
Il s’était senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant et s’était couché quasiment instantanément. Ça ne collait absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’avait pas changé, identique à celle de son jeune âge. Ça aussi, ça ne matchait pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère avait reconverti la pièce en buanderie. Cela avait été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver dans son jus, telle qu’elle était maintenant. Conforme à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois à tiroirs d’étudiant propre et net. Il se passa la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imaginait pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener dans la maison de Cestas. Absurde. Non, c’était forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devenait, de fait, envisageable sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprenait inexorablement le dessus. Un trait de caractère extrêmement fort chez lui.

Il plissa les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayaient un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine de maison, Claire vingt-quatre ans, étudiante en Staps, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’Avril à Juin 1997. Julien s’assit sur son lit. La lumière jouait sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisèrent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo jeune homme ne se montra ni surpris, ni choqué. Il s’y était préparé mentalement. Et pourtant, il s’agissait tout de même d’un miroir temporel où son image de vingt-sept ans plus jeune le défiait du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.

Pressé par la demande de sa mère, qu’il prenait désormais très au sérieux, il enfila son bas de jogging « Le Coq Sportif », un t-shirt blanc basique, passa en trombe dans la salle de bain, se passa un coup d’eau sur ce visage retrouvé et descendit dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêlait au café corsé que buvait toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère terminait la petite vaisselle. Elle l’accueillit avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le troubla un peu plus. Autant il était presque facile d’accepter son propre rajeunissement mais celui de ses proches ? Il se demanda même si ce n’était pas la première fois qu’il les voyait tels qu’ils étaient. Pour lui, ce furent ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y avait rien d’autre à interpréter ou à expliquer.

Son père, sans lever le nez de la table, lisait son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se servit une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffusait « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro leva soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passa dans son regard. Il nota mentalement ce détail, un frisson d’inquiétude lui parcourut l’échine, mais il garda ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien était trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.

Comment être familièrement décalé ? Julien ne pouvait l’expliquer mais pourtant c’était ce qu’il ressentait. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt que comme un acteur à part entière mais chaque bouchée de pain et gorgée de son chocolat chaud était un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalisa que depuis vingt-sept ans, il n’était en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il aurait pu mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.

Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane et ensuite vous allez faire quoi ?

Béa, fiche lui la paix, il est grand maintenant !, Alejandro, figure paternelle héritée de l’Espagne de ses ancêtres, n’aimait pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il avait confiance en lui et n’avait pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis, solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ?

Peut-être de ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrassait depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se leva, embrassa sa femme sur le front, une tape amicale sur l’épaule de Julien. Le fils unique du foyer anticipa la suite, Alejandro prenait la Volkswagen Jetta lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvrait le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, se rendait au siège de l’entreprise où il officiait en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’était jamais senti directement concerné par sa situation professionnelle, il n’avait aucune idée de son travail précis ni d’où il se trouvait. Il savait simplement qu’Alejandro finissait à 18h00 précises, du lundi au vendredi, jusqu’au week-end. Pour le déjeuner, il mangeait un sandwich au jambon ou une gamelle des restes de la veille, dans de très rares cas, un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traversa l’esprit de Julien, à peu de chose près, ils avaient le même âge.

CHAPITRE 4
« Return of the Mack » (Mark Morrison)
“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avança vers la Twingo verte, anomalie colorée dans le paysage urbain, clignotants en alerte comme des signaux de détresse amicaux.
Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume cravate contrastait radicalement avec l’allure de Matthieu et sa capuche relevée dans sa hâte vestimentaire. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lança un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui pour sa part, fronça les sourcils.

Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, le pilote parvint à enclencher son autoradio, façade amovible, lecteur cassettes-CD, le nec plus ultra. Trois notes et Matthieu se dandina comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonna, emportant Matthieu dans un tourbillon de souvenirs.

Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy, s’exclama-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Ben, par essence quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, était souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloquait totalement sans qu’il ne le prenne mal ?

Tu devrais écrire, tu sais, suggéra Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité. L’ancien quadra hurla de nouveau : « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.

Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise alors qu’à l’époque c’était juste un mac.

Mais qu’est-ce que tu racontes ? Matthieu ferma les yeux, et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.

Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool ! »

Ils émergèrent de la Twingo. Benoit impeccable, devança de quelques pas Matthieu qui se débattait avec son sac à dos pour l’ajuster au mieux sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sentait dans « 21 Jump Street », ces vieux flics qui se faisaient passer pour des étudiants et qui traquaient les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique pour le lieu attira quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueillit cette attention avec une pointe d’amusement. « Go », se murmura-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.

Dans le flot des étudiants, il se mua avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Ben était légèrement inquiet, il n’avait pas réussi à trouver la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami qui avait l’air encore plus déconnecté que d’habitude. Peut-être avait-il découvert une nouvelle drogue ou abusé de celles qu’il connaissait déjà ?

Benoit se signa intérieurement : « Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ? »

Matt ferma les yeux. Comment pouvait-il donner le change ? Il était complètement perdu.

Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle, j’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.

Des douleurs, à cause de ton ventre ?

Il encaissa la question comme un uppercut, elle l’obligeait à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’était escrimé à fuir pendant de longues années. Le compte à rebours infernal était lancé, il lui restait moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement et que ça finisse avec une opération dont il gardait encore des séquelles lourdes, enfin plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire avait pratiquement les larmes aux yeux. La journée promettait d’être extrêmement longue et le risque était décidément partout, comme jonchée de mines antipersonnel à fragmentation. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était que ses principales qualités pouvaient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, l’art de la parole inadapté et surtout un culot hors norme qu’il avait savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique. Sans compter une évidence absolue. La faculté de droit, elle, n’avait pas du tout changé. Ce qu’il avait détesté alors ne lui plaisait pas plus aujourd’hui. En vérité, il n’y avait jamais vraiment repensé. Les relations qu’il avait nouées pendant ses années d’études supérieures et qui avaient résisté à l’épreuve du temps étaient rares. On n’en reparlait jamais. Sujet clos. Encombrant. Oblitéré. Relégué aux oubliettes. C’est comme ça que les souvenirs meurent. Sans photos. Sans anecdotes ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. « T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? » On connaît tous la chanson. Sauf que dans ce cas précis, il s’était donné rendez-vous 27 ans avant. La colossale et inesthétique bâtisse abritait des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelait d’ailleurs pas si c’était sa première année ou son redoublement. Info cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes et s’était réconcilié avec d’autres. Il pensa furtivement à Julien qui devait, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort avait fonctionné pour lui aussi.

Au loin, il aperçut son grand ami Omer avec qui il était encore en contact aujourd’hui, mais à première vue ils étaient en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaierait de se réconcilier avec lui si d’aventure il restait en 97. Il n’en savait rien, c’était peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans « Un jour sans fin », ou la mort à répétition de « Happy Birthdead ».
Tous les jours le même jour, qui se répétait inlassablement, jusqu’à réparation d’un préjudice qu’il était bien en peine de se figurer pour l’instant. Il effaça cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer était-il important ? C’était son ami et il appréciait sa présence, mais surtout il pouvait servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh Lanta temporel. Ils se connaissaient depuis le lycée, avaient fait a minima les 400 coups ensemble.
Pour Matthieu, Omer était désormais une cible à prioriser. Pris dans ses pensées, il n’entendit pas les commentaires peu élogieux de certains cul-serrés sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’était lui. Un peu trop avant-gardiste manifestement pour les futurs avocats. Bande de fachos !

Le TD allait commencer. Il s’infiltra dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparaient à l’épreuve en rappelant la manière dont elle allait se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seraient soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourrait répondre en prenant la parole, quitte à interrompre leurs camarades pour s’imposer par la force de la voix, et à l’instar d’une joute oratoire, il était écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits se sortiraient vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque étaient néanmoins encore emprunts de civilité et même de respect. Matthieu sourit, il aurait pu renoncer, se trouver une excuse pour ne pas y participer, comme il l’avait initialement prévu, mais le goût du combat était dorénavant ancré en lui.

L’heure de la revanche avait sonné et mettre tout le monde à genoux l’excitait particulièrement. Disparu ce garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il avait une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5
« Return to Innocence » (Enigma)
“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passa le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arracha brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnèrent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveillait une réminiscence enfouie. Le monde semblait immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il naviguait entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappait encore. Une question le hantait, surgissant des brumes de l’aube : était-il encore l’homme qu’il avait été, ou quelque chose d’entièrement nouveau ?

Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’était appliqué à devenir par la suite. Au contraire, on le voyait comme un jeune homme posé qui préférait la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac, et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraversait les rives du passé, certaines certitudes se teintaient d’ombres et de lumières nouvelles. L’introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, de traits de jeunesse qu’il avait peut-être omis ou enjolivés, le poussait à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui avaient guidé ses choix. Ces réflexions révélaient un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il était devenu. Cette dualité le tenaillait, lui offrant à la fois une mélancolie pour ce qui avait été et une curiosité pour redécouvrir qui il était vraiment.

Les façades des maisons individuelles sagement alignées étaient baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore continue, le discret murmure de la nature contribuait à cette sensation d’émerveillement. C’était comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, Julien poursuivit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonçait comme une exploration fascinante de ce que signifiait vraiment être lui-même. C’était une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat du journal L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients, acheva de confirmer ce qu’il savait déjà : Jeudi 5 avril 1997.

Julien savourait cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il faisait, chaque sourire échangé avec les passants, devenait une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délectait de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période, et peut-être, enfin, réaliser certains rêves laissés en suspens. Il avait 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle animait ses mouvements, un éclat particulier illuminait son regard. Une vieille dame, son cabas de courses à la main et un fichu sur la tête, s’arrêta pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien était si contagieux qu’il sembla illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui avait vécu huit décennies, ne put s’empêcher de sourire en retour, comme témoin d’une joie pure qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps.

À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleurait le traditionnel, Julien redécouvrait son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui racontait une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il avait grandi, tissant un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluaient, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvrait le plaisir simple de la marche, se réjouissant des paysages familiers défilant plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées ; il était enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même loin du bourdonnement incessant du monde numérique.

Il était désormais temps d’envisager sa stratégie, mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres. Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pesa méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé avec une maturité et des expériences de son âge adulte le mettait face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifiait avoir vingt ans ? C’était un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi potentiellement un risque, de s’égarer dans les méandres de “ce qui aurait pu être”.

Alors qu’il approchait de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit, l’appréhension de sa réaction en voyant ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, la peur aussi de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources était aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sentait tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, le fait d’envisager de devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procurait un sentiment qu’il pensait étranger à son caractère. Plus. Il en voulait plus, pas de façon démesurée ou incontrôlée mais de quoi se procurer le confort, l’indépendance et quelques objets vintage, notamment ceux qu’il avait acquis parfois à grand prix, surtout ces dernières années et qu’il convoitait dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, par exemple, on n’y trouvait que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels. Pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manquait ces quelques petits riens matériels pour le combler. Julien avait aussi son rêve américain. Chaque année depuis ses 30 ans, il partait pendant quinze jours, un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis à la découverte du nouveau monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées plus sauvages, matchs de basket, visite de parcs nationaux ou d’attractions, monuments. Il était totalement fasciné et en adoration pour le pays de la liberté où tout était possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalisa ses tâches prioritaires :

Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’avait pas réussi à concrétiser. Celles qu’il avait rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard et surtout celle qui était la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000, Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation et pourtant ça n’avait pas fonctionné, pourquoi ?

Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex, allait-il leur raconter d’où il venait et ce qu’ils étaient devenus ?

Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade. Côte basque. Paris ?

Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.

Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.

Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.

Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourrait pas rester éternellement dans cette situation sans lui et il était aussi curieux de savoir si ce qu’il avait raconté sur son passé était vrai. En plus il était parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque, les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’avait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il était revenu dans le passé et si c’était réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…

Il s’arrêta de réfléchir. La maison de Loïc était la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste, il était incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmura que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou un autre… s’il restait en 97. Tout à coup, son sourire se mua en une moue dubitative. Est-ce que le processus était réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillerait-il le lendemain matin dans le futur, enfin dans son présent, à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il devait profiter de cette journée à fond, juste au cas où…

CHAPITRE 6
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimatait mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunissait les murs défraîchis. Il observa presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémora à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforça de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de “Buffy contre les vampires”, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge. Il repéra parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’avait pas de temps à leur consacrer; il trouva plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.
Premier constat : il n’y avait pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’était pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons vinrent le saluer. Les filles lui firent la bise. Il semblait assez populaire. En tout cas, il ne passait pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard. Tout était confus dans ce couloir, alors qu’ils attendaient une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourna et fit tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramassa rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouva en se relevant fut de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvenait vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attendait un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vint.
Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.
On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répondit-il.
Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?
Manque de pot, Matthieu était passé maître dans l’art des répliques acerbes.
La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lança-t-il. Elle resta interdite quelques instants puis éclata de nouveau de rire.
Tu es vraiment unique. Au fait, elle le détailla du regard. Pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?
Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.
En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.
Matthieu ne réagit pas. Mais qui était encore cette Coralie ? Elle comprit sans mot dire qu’il ne savait pas de qui elle parlait
Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.
Ahhh oui, Coralie », fit-il, affichant un rictus forcé. Victoria le regarda d’une drôle de façon.
Encore des soucis avec ton ventre ?
Il se renfrogna. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalaient pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation était peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.
Non, non ça va, merci. » Une voix impatiente résonna dans le couloir.
Groupe 8, c’est à vous.
Allez, on y va ! » dit Victoria avec ferveur. Elle posa sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas. À ce contact, il se sentit immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourut l’échine.
Le petit amphithéâtre était on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui fermait la marche, s’installèrent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemblait à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semblait prêt à commencer l’appel mais resta figé sur place en apercevant Matthieu. « Monsieur… » commença-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu, « Dumas. Monsieur Dumas, » dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré,
Je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Matthieu se leva, droit comme la justice, et enleva son sweat à capuche, le posant à côté de lui.
Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents. Il se tourna vers eux et inclina la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement, (Matthieu bluffait mais c’était crédible), vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment. Il leva les yeux au ciel. Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.
Matthieu resta debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fit les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.
Admettons, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.
Merci monsieur, » répondit Matthieu.
Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ? » Matthieu se lança dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il était soumis. Le chargé de TD s’approcha jusqu’au premier rang, inspecta le banc, le bureau, chercha partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien. Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.
Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardèrent sans rien comprendre à ce qu’il venait de se passer. Matthieu, tête baissée, avait le masque. Le sang affluait à sa tempe et ses mains tremblaient. Il avait quarante-sept ans et ce “petit connard” venait de l’humilier. Il s’en était bien sorti mais ce n’était que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.
Le chargé de TD lâcha son os. Le sujet était encore plus simple que celui qu’il avait donné à Matthieu, mais l’objectif était de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tenait le crachoir. Victoria alternait entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptaient les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garda d’intervenir, l’arbitre siffla la fin du match. Ils repartirent sans savoir qui l’avait emporté, mais pour Victoria cela ne faisait aucun doute, c’était elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’était pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu avait pensé pendant longtemps qu’il avait plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.
À peine sortis de la salle, elle se jeta littéralement dans ses bras.
Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.
Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarda en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprenait rien et Coralie le félicita simplement, mais elle voulait éclaircir certains points qui la chiffonnaient encore.
Bravo Matthieu, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et ‘Faites entrer l’accusé’ ? C’est bien ça ?
Il aurait pu lui dire « Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix », mais il se contenta de répondre :
J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.
La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrêta net.
Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !
Matthieu n’aimait pas trop la sensation qu’il ressentait, cela ressemblait beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui faisait une bonne tête de plus que lui, passa son bras de rugbyman par-dessus son épaule.
T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière ! Il était à peine 11h00 du matin.
CHAPITRE 7
Unforgiven II (Metallica)
“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la Maison Départementale de la Recherche en Radioastronomie, Alejandro était notamment chargé de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, et de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait simplement « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela suffisait à contenter la majorité des gens ou des administrations. La réalité, cependant, était quelque peu différente.

Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : savoir se taire, écouter et observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Alejandro collectait et compilait des données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait cela encore bizarre, à défaut d’un meilleur mot.

« Le voyage à travers le temps existe », avait déclaré Sundial sans tergiverser lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’encaisser l’information, ce qui avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou pour le commun des mortels faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, et fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait, et quelles seraient les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours ne duraient que quelques minutes, ne provoquant qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.

Ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.

Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.

Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps, empêchant toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Ce sacerdoce était à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation, leur némésis.

Son grand-père Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.

Le retour à son époque fut terrible, le rendant fou de rage contre ceux qui l’avaient empêché de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques et de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme la légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Ainsi naquit son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.

Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude
Toy Soldier (Martika)
“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonnait profondément chez la journaliste, qui prenait frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.

Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est également une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.

Elle acquiesça, se demandant s’il n’était pas trop tôt pour poser les questions qui brûlaient ses lèvres. Finalement, elle ne put résister :

Etes-vous Timothée Sundial ?

Il lui offrit un sourire mélancolique, empreint d’humanité et de satisfaction. Il se félicita intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demanda s’il avait vraiment eu le choix.

Maintenant que l’ambiguïté concernant mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs provenant du passé. Il savait très bien que ce n’était pas la réponse qu’elle attendait ; cela lui laissait juste le temps de conserver une certaine contenance. Malgré cela, ses épaules s’affaissèrent, ses lèvres se plissèrent, et ses yeux se remplirent d’émotion. Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié, directement ou indirectement, des apports du futur. Nos outils de détection ou nos moyens de communication, par exemple, en sont issus. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais utilisé ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons de ressources conséquentes. Et, si cette question vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard. (Si elle savait), après un léger tremblement. Il marqua une pause.

Véra aurait voulu en savoir plus immédiatement, tout en étant convaincue qu’il fallait poursuivre le récit jusqu’à son terme et éclairer les zones d’ombre rémanentes ensuite.

Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ?

Il s’efforça de contenir un sourire naissant.

Avec plaisir, Véra, merci beaucoup.

Chapitre 8
Thubthumping (Chumbawamba)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac
Pas trop tôt ! » Loïc tapota vigoureusement une montre imaginaire en guise de reproche à un Julien impassible, qui se décida finalement à vivre la situation pleinement plutôt que d’essayer de l’intellectualiser.
Les autres ne sont pas là ? » demanda-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.
Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », puis après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.
Julien opina du chef. Sa priorité était de ne pas commettre d’impairs et de garder son flegme. Il devait faire abstraction du fait que Loïc était passé chez lui avant-hier en fin de journée, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’avait plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attendait leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passait tel que Julien l’avait vécu dans son futur, ils se dirigeaient tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendrait le parrain. Loïc et Julien avaient rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle était la cousine d’une copine du groupe et Loïc l’avait aimée au premier regard, la draguant aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils avaient emménagé ensemble, ce qui, à l’époque, avait fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc menait l’existence d’un père de famille rangé des voitures, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.
JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ibiza 97, tournoi de beach-volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien était sorti avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef ne s’étaient plus parlé pendant deux jours parce que Loïc avait appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne signifie pas « Tu veux boire quoi ? » en espagnol, mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.
Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Mais les autres aussi, sans lui… et est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait peut-être plus chez Alex, ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, était-il capable de tout reproduire à l’identique ? En avait-il seulement l’envie ?
« Le Beausoleil » était leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il y avait claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tiraient la bourre pour atteindre les High Scores et les autres oscillaient entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaissait et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandaient à qui voulait l’entendre que bientôt ce serait la fin de l’insouciance et qu’« y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. » Pensif, Julien repensa à cette parole prémonitoire, « On a les visionnaires qu’on mérite », se dit-il en haussant les épaules.
Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, ce dernier se sentait étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouvait. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il avait besoin de toute sa lucidité, s’efforçant de démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, était déprimante. Elle ressemblait plus à un réfectoire aux néons fatigués, aux murs d’une blancheur douteuse, avec un sol collant et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il était là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80, rafistolé au chatterton, gisait abandonné dans un recoin, une affiche de « Pulp Fiction » au mur.
Viviane la Gracieuse, telle qu’elle était surnommée (merci Omer pour ce rappel), se tenait plus ou moins affalée sur son comptoir, en symbiose totale avec son environnement. Un poste radio qui avait lui aussi vécu des jours meilleurs était branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffusait à qui pouvait l’entendre – tant le son était saturé – « Knocking on Heaven’s Door » des Guns N’ Roses, suivi de « You Learn » d’Alanis Morissette. Matthieu tendit l’oreille puis passa à autre chose. À les voir virevolter dans la salle, aucun étudiant ne semblait s’offusquer de la médiocrité du lieu. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu savoura tout de même le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, il y avait des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’avaient pas encore été soumises aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Matthieu ne ressentait pas de difficulté à traduire ces prix en euros – le coût devait être le même ou légèrement plus élevé, se dit-il amèrement. Néanmoins, il n’était pas encore prêt pour une « gastro-temporelle » et préféra faire l’impasse sur sa faim qui commençait à se faire sentir.
Pendant ce temps, Omer soliloquait sur ses contrariétés : les parents, la tanée, les embrouilles avec tout le monde, notamment avec un certain Manu qui lui devait 200 francs, et les études horribles. Matthieu avait cependant fini par comprendre la genèse de leur querelle : Omer avait brûlé la moquette de son salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié puisque, selon lui, ce n’était pas sa faute. En plus, il avait perdu à « GoldenEye » et s’était endormi devant « Candyman ». Matthieu fit de son mieux pour réprimer un fou rire, tout en s’inquiétant de l’état de sa moquette, surtout si son séjour devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en silence. Et ça continuait, les ouin-ouin. Le bureau des plaintes affichait complet, jusqu’à ce qu’Omer finisse par revenir sur la bonne piste.
Trop stylé, le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché au nez si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?
On verra, c’est venu spontanément.
Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !
Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse.
Omer se sentit flatté et en même temps étonné. Matthieu était plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commanda une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.
C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois, elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait des soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités, attention, mais c’est un peu comme… je sais pas, t’as pas un exemple ?
Matthieu le regarda interloqué. « Non, pas là, non… »
– Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG, ils ont gagné un match cette saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?
Omer avait les yeux chargés d’espoir, et Matthieu, qui avait toujours respecté la règle du bon copain – à savoir toujours aider son ami en difficulté quelles que soient les circonstances – n’était plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il mourait d’envie de lui balancer la prédiction du jour : « T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans. Quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard ! »
Oui, je vois ce que tu veux dire, répondit Matthieu avec toute la patience dont il était capable à cet instant.
Omer se sentit mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il était la malheureuse victime. Matthieu comprenait maintenant que son ami essayait simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste avec un peu de maladresse. De toute façon, ça n’avait aucun sens. Elle avait 20 ans, il venait du futur, et il n’avait toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne pouvait pas envoyer balader les copains, la famille, et se barrer en road trip à L.A. Il ne pouvait pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne pouvait pas se contenter de cette situation, mais si c’était le cas, après tout, qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaissait son futur lui et savait qu’il n’avait rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’était même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commençait à douter de sa présence hypothétique en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux était d’agir et de ne rien regretter. Il contempla son verre avec une rage contenue.
Victoria arriva comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.
J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi, Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ? Victoria se colla contre lui. Tu vas faire comment ce soir ? »
Il la regarda interloqué. Mais dans quoi s’était-il embarqué… une hantise, toutes ces questions. Heureusement, Benoit arriva au même moment.
Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat.
Victoria le regarda droit dans les yeux. « Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore. » Elle se tourna prestement vers Benoît.
Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?
Il secoua la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risquait de ne jamais avoir.
Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité : « Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu. »
Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répondit Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.
Il replongea le nez dans son verre vide. Victoria balaya son argument d’un revers de main élégant. « Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule. » Matthieu sentit qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.
D’accord, je dormirai sur le canapé.
Elle lui adressa un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.
Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure. » Et elle repartit, laissant les trois garçons pantois.
Une digue de son cerveau venait de céder. La référence à Apollonia l’aida à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivie une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué les cours quelque temps en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’aidant à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe encourageant, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.
Matt avait espéré un moment qu’il se passe quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (« Friends ») l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps, l’oreille collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle, et elle l’avait entendu dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini-Cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il appréciait ses premiers pas en 97. Parfois, un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fit se retourner quelques étudiants. En revanche, qu’on le veuille ou non, certaines choses ne changent jamais.
Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)
“La vie peut seulement être comprise à rebours, mais elle doit être vécue en avant.” – Søren Kierkegaard

Comme un air de déjà-vu, ou plutôt de « déjà vécu ». En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil débordait d’étudiants qui relâchaient la pression avant d’entamer la révision des partiels. Certains gravitaient de table en table au gré des amitiés, d’autres jetaient des œillades à la dérobée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de mobylettes. Loïc s’était jeté dans la mêlée pour rejoindre la bande, tandis que Julien, légèrement en retrait, était tout d’abord surpris par le brouhaha des conversations, les visages juvéniles souriants, l’absence de smartphones qui favorisait les échanges. Voir et entendre ses amis avec plus d’acuité que dans ses souvenirs, de JF avec ses lunettes de soleil Ray-Ban façon Top Gun à Tonio qui faisait sa célèbre imitation de Jean-Pierre Papin, le bar rayonnait de vie et de jeunesse.
Julien en avait un pincement au cœur, car le lieu en 2024 n’était que l’ombre de ce qu’il était en 97. Loïc serra des mains, embrassa à la cantonade, salua jusqu’aux passants, comme le futur conseiller municipal qu’il deviendrait en 2014. Julien, beaucoup moins populaire, trouva une chaise libre et observa la scène. Véronique, la femme de Paul, le patron du bar, lui sourit. Elle avait une trentaine d’années, du tempérament, avec une silhouette de nature à aiguiser les appétits du Julien de 2024.
— Un coca, s’il te plaît, dit-il, sans glace, une tranche de citron sur le dessus et la bouteille à côté. La serveuse, qui connaissait les habitudes de chacun, resta interloquée. Il se mordit la lèvre inférieure, mauvais réflexe, car à cette époque, il n’avait pas encore tous ses tocs. « J’ai vu ça dans un film hier ! » dit-il en guise d’explication.
Tu peux ajouter un demi-pêche, s’il te plaît, Véro, merci ! Loïc, toujours debout, lui adressa un baiser de loin. Qui veut faire une partie de Street Fighter ? Stef ? », habillé comme un ferretcapien en pleine saison, le petit bourgeois de la bande refusa la proposition.
Franchement, maintenant que j’ai la PlayStation, les jeux d’arcade, c’est quand même beaucoup moins bien ! Je laisse ça aux amateurs, vas-y, Juju ! Mets-lui une raclée.
Ce n’est pas le moment, j’ai l’impression. répondit Tonio à sa place. Regarde-le avec sa jambe qui s’agite toute seule. Il lui parla comme à un enfant impatient. Elle va arriver, mon poulet, ne stresse pas !
À peine avait-il terminé sa phrase, que Laetitia, Émilie et Romy apparurent comme par enchantement. Les sens de Julien l’avaient prévenu de son arrivée. Le parfum délicat de sa peau, qui précédait sa démarche assurée, sa voix aussi intelligente que chantante, ses cheveux noirs aux reflets bleus d’argent qu’il avait tant aimé caresser.
Il ne l’avait jamais vue vieillir, préférant préserver le souvenir de leur amour et de sa jeunesse ; il savait ce qu’elle était devenue, et cela lui avait suffi dans son présent de 2024. Qu’en était-il maintenant ? Loin de toutes ces considérations surnaturelles, la jeune fille l’embrassa naturellement, probablement comme elle le faisait chaque jour depuis qu’ils s’étaient mis en couple six ou sept mois auparavant. Au contact de leurs lèvres, le cœur de Julien essaya de s’échapper de sa cage thoracique, complètement affolé. Depuis son arrivée dans ce nouveau monde, il s’efforçait, par le biais de mécanismes de défense et d’un rationalisme éprouvé par le temps, d’accepter l’incongruité de la situation, mais ce contact physique, qui plus est avec l’amour de sa vie ? Julien, grand adepte des roller coasters, cherchait parfois à s’exalter: Parc Astérix, Port Aventura, Europa Park, tous les Disney, Busch Gardens. Rien ne pouvait égaler cette intense sensation qui montait en lui des orteils à la racine de ses cheveux. Il n’était plus un esprit de presque cinquante ans ; il se demanda d’ailleurs si finalement il n’avait pas inventé son futur. Après tout, il avait peut-être rêvé. Là, ici, aujourd’hui, c’était concret. À part Matthieu – et encore, il ne l’avait jamais vu jeune – qui pouvait contester la réalité ?
Salut tout le monde ! Laetitia et Émilie firent le tour des bises. Romy ne s’intéressait à personne d’autre que lui. Seul Julien comptait pour ses insondables yeux marron. L’homme qui vivait, malgré ses dénégations, en lui comprit d’un coup le sens du mot exister et peut-être aussi celui d’aimer.
La télé du bar, branchée sur les clips de M6, diffusa How Do You Remember Me? de Sarah Brightman. La mélodie flotta jusqu’à eux. Julien s’étonna, juste le temps de se poser la question, encore cette chanson ?
Ça va ? Tu m’as manqué depuis hier.
Toi aussi répondit-il en se gardant de dire « depuis une vie ». Sourires complices, bulle de passion. Ils étaient dans une autre dimension qui se dispensait de mots ou d’explications, seul l’instant présent leur importait.
Bon, je crois qu’on gêne ! T’avais raison, Tonio, il n’est pas prêt pour une défaite à Street Fighter.
C’est beau, on se croirait dans un épisode de Dawson dit Laetitia en faisant claquer son malabar bi-goût.
Ça va, toi aussi, quand t’auras des poils, t’auras une copine dit Stef hilare, les yeux rivés sur un Loïc rouge cramoisi.
Julien se serait bien passé de tous ces commentaires, mais il ne voulait pas gâcher ce moment avec une réflexion intempestive ou risquer de générer un malaise. Tandis qu’elle commandait un Perrier avec sa voix autoritaire, qu’il entendait parfois encore aujourd’hui, quand il était seul dans son lit à refaire sa vie, il observait chacun de ses gestes, humait son parfum, s’imprégnant le plus possible de sa présence. Quintessence d’amour de jeunesse, de nostalgie et de regret. Elle n’était pas différente de son souvenir.
Romy, au charme naturel et discret. Romy aux cheveux noirs qui tombaient en ondulations souples autour de son visage mat, parfois boudeur, parfois rieur. Romy aux yeux de braise, qui reflétaient son intelligence vive et sa capacité à observer le monde avec une curiosité pénétrante. Romy à la silhouette élancée. Romy à la présence apaisante ou, au contraire, ardente qui, combinée à sa beauté discrète, la rendait inoubliable pour ceux qui la rencontraient, surtout pour Julien. S’il était artiste, elle aurait été sa muse. Elle sirotait son verre, plaisantait avec ses copines, lui passait la main dans les cheveux, et Julien s’émerveillait. Ils se parlaient tout bas, des mots qui n’appartenaient qu’à eux, les amis autour, l’insouciance de la jeunesse retrouvée. Qu’allait-il faire ? Il avait mal aux jambes, elle s’assit à côté de lui.
Loïc, toujours partant pour un Street Fighter ?
Il avait quand même envie de profiter des copains aussi. Il connaissait la fin de l’histoire ; elle voudrait fonder une famille, il chérissait au-delà de tout sa liberté. Les années avaient passé, nouveau millénaire, le couple s’était tout dit et tout fait au moins mille fois. La passion faisait partie de ce passé qu’il revivait aujourd’hui. Il aurait ce souvenir en double. Et certainement plus encore, mais d’abord, il était curieux de voir si cette vidéo d’un youtubeur était vraie.
Loïc inséra une pièce de 10 francs, la borne d’arcade se transforma en ring pour pré-geeks, bruitages amplifiés par deux haut-parleurs quasi neufs, panel 6 boutons en parfait état. Julien était aux anges devant ce graal vidéoludique. Il continuait dans son futur de se servir quasiment quotidiennement de sa PS5 ou, plus rarement, de la Xbox X, mais il adorait ça et ce qui était devenu une norme était pour l’heure inconcevable en 97. Aucune inquiétude, il avait son camouflage de gamin de 20 ans comme excuse. Il appuya sur deux boutons simultanément pour rejoindre la partie, tout en exécutant un demi-cercle et trois fois le bouton de gauche. Il sélectionna Chun-Li, la plus rapide avec ses pieds supersoniques. Loïc prenait toujours Guile, le G.I. américain punk. « Fight! »
Julien s’attendait à un massacre. Non seulement il était nul, mais il n’avait pas joué spécifiquement à ce jeu depuis au moins deux décennies !
M6, toujours en mode musique, attaqua la partie française avec Goldman, Obispo, Axelle Red – « Sensualité ». Un regard pour Romy, qui ne se perdit pas dans la nature, accompagné pour son retour à l’envoyeur d’un baiser soufflé façon Marilyn.
Le cheat code fonctionnait parfaitement, il était d’autant plus indétectable que, d’après le youtubeur, même les développeurs avaient ignoré son existence jusqu’en 2022. Les coups portés contre la jeune guerrière nippone tout de bleu vêtue ne lui faisaient perdre qu’une petite quantité de vie, quelle que soit la puissance du combo exécuté par son opposant. Julien était assuré de gagner à chaque fois ; il lui suffisait de porter quelques attaques à son adversaire. Au pire, il remportait la victoire au temps écoulé, au mieux par K.O. Dans tous les cas, c’était déjà 40 francs que Loïc venait de dépenser dans le monnayeur. La mine des mauvais jours succéda à l’incrédulité des premières parties. Il se résolut à changer de personnage, Ryu et sa panoplie de Hadouken, Shoryuken, sans plus de réussite. Tonio rameuta la bande qui se massa autour du jeu vidéo, dans une ambiance quasiment de stade de foot.
Tout le monde disait à Loïc d’abandonner, mais il croyait dur comme fer à une remontada (un autre bonheur, on n’entendait nulle part cette expression en 97). Il lâcha la manette de rage lorsque Julien invita Romy à se placer devant lui et lui guida les mains pour une ultime partie victorieuse.
Je veux bien tout, mais pas me faire battre par une gonzesse !
Réaction typique du mâle genré cis hétéronormé blanc, patriarcal et misogyne », lança Julien. Personne ne comprit un mot de ce qu’il venait de dire.
Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire que c’est vraiment la honte, même une fille te met une raclée !
Il se plaça derrière elle et guida ses gestes. Encore une victoire. Et voilà, Julien, en son fort intérieur, savait qu’il venait de commettre sa première distorsion de réalité avec probablement des nouveaux souvenirs qui remplaceraient les anciens, par pure vanité. Une entorse à la règle qu’il s’était fixée, et ce dès sa première journée dans le passé. Et si, au fur et à mesure, ses souvenirs du futur disparaissaient purement et simplement ? Les grands bouleversements mondiaux, le Covid, Taylor Swift. Il perdrait un avantage majeur sur ses congénères. Julien ne serait pas plus en mesure d’y faire face qu’un gamin de vingt ans. Résolu, il devait consigner un maximum d’informations clés, se faire des journaux de bord rétrospectifs de 2024 à 1997. Ce serait sa boussole ; il n’avait pas reçu de manuel de voyageur du temps, tout était empirique. Par exemple, est-ce que Loïc, qui était le plus fort de la bande en jeux vidéo, allait pâtir de ces défaites inédites ? Quid de l’existence de Dieu dans sa situation ? Est-ce que le Terminator reviendrait du futur pour le chercher ou le supprimer ?
Julien décida de faire abstraction de ses pensées et de les déléguer à Matthieu le moment venu. C’était lui le philosophe. Paul appuya sur la grosse télécommande pour passer sur FR3 ; c’était bientôt l’heure des informations. Outre les catastrophes naturelles et les sujets toujours d’actualité, il apprit que l’an 2000 verrait le jour dans 1 000 cycles de 24:00 à partir d’aujourd’hui. Fascinant. C’était l’heure de manger. Un bon McDo pour fêter son retour et son triomphe au jeu vidéo ?
Désolé Loïc, j’ai été chanceux aujourd’hui.
Son ami n’en menait pas large, charrié qui plus est par la bande qui attendait ce moment depuis longtemps. Julien fredonna « Les temps changent » de MC Solaar. Est-ce que la chanson était déjà sortie ?
Chapitre 11
(I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)
“Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.” – Eleanor Roosevelt

18:00, Malakoff.

Le métro, comment ça tu veux prendre le métro ? Je vais appeler un taxi !

Mais Matthieu, dit Victoria, hilare, c’est beaucoup plus simple en métro.

La dernière fois que Matthieu avait pris le métro à Paris, il avait failli se battre avec des gitans qui voulaient lui piquer son téléphone et avait vu un crackhead bloquer la voie en hurlant qu’il était le Black Jesus, fait d’autant plus étrange qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine et roux. En plus, à 20 ans, Matthieu n’était pas très sportif, c’était un euphémisme de le dire. Un peu de foot, de tennis et de natation pendant les vacances, mais loin des deux heures quotidiennes de salle de sport et des cours de boxe hebdomadaires qu’il suivait depuis ses quarante ans.

Tiens, j’ai des tickets si tu veux.

À contrecœur, il s’était engouffré à sa suite dans la bouche des enfers. Était-ce un effet de son esprit ou de sa respiration retrouvée (il n’avait pas allumé une clope de la journée, bien qu’on puisse encore fumer presque partout), mais il trouvait que l’odeur caractéristique du métro parisien était moins saturée qu’en 2024. Il y avait du monde, certes, mais les gens semblaient moins agressifs, voire moins tarés.

Vestimentairement parlant, Matthieu n’était pas en rupture avec l’époque, cela faisait 20 ans que la mode recyclait à chaque saison les modèles phares des années 90. Il n’en allait pas de même pour les coiffures… Permanente de vieille « trou de la couche d’ozone » (deux bouteilles de laque minimum pour faire tenir l’édifice capillaire) ou houppette façon Tintin, quelques mulets de ci de là, mais pas de tatouages sur le visage, de couleurs rouge, bleue, verte. Certains lisaient des livres, des journaux, des magazines, d’autres discutaient. Pas de technologie surabondante, ce qui angoissait intrinsèquement Matthieu.

À l’approche de la station Trocadéro, un groupe de touristes asiatiques qui portaient le masque était moqué par des voyageurs. S’ils avaient su… Sur les murs de la station, des 4 par 3 racoleurs pour des produits ou des enseignes aujourd’hui disparus ou proscrits, aux slogans totalement désuets. Des affiches pour le film La Vérité si je mens ! qui sortait à la fin du mois d’avril.

Ça a l’air marrant ! On ira le voir ?

Matthieu n’avait pas pu se contenir. Il était limite plié en deux. « Et quel bon vent t’emmène Serge ? Mais c’est pas un vent qui m’emmène, c’est une tornade, enculé ! »

Tu vas voir, c’est énorme, à mourir de rire. Il s’était arrêté net, conscient d’avoir gaffé une fois de plus. La cousine de ma mère, qui travaille dans le cinéma, a pu nous montrer une copie test en VHS. La production voulait savoir si ce n’était pas offensant. Tu sais, pour éviter les problèmes de stigmatisation, une manière élégante d’engager la communauté en même temps.

Ah, d’accord, et du coup ?

Du coup, c’est super drôle, en plus ce sont surtout les séfarades, genre tunisiens, qui sont gentiment moqués. En tout cas, ça va faire parler dans le Sentier, c’est sûr.

Voilà comment Matthieu s’était transformé en jongleur de chez Gruss pour limiter la casse.

On s’arrête à Trocadéro, c’est ça ?

Oui, Matthieu… t’es sûr que les cambrioleurs ne t’ont pas mis un coup sur la tête ? Tu as l’air différent, un peu plus je ne sais pas, confiant et en même temps perdu. J’aime bien ce changement, c’est étrange, mais ça m’intrigue. Je vais devoir te faire boire pour que tu me révèles tous tes secrets…

Elle s’était légèrement collée contre lui. Mais c’était le métro, et la rame était pleine ; inutile de sur-interpréter. Matthieu ne savait pas comment il devait réagir. Il avait trouvé une parade

Est-ce que je peux te faire à dîner ?

Tu veux préparer à manger ? Victoria avait gloussé de plaisir et d’étonnement. Non mais toi alors, oui bien sûr, tu voudrais faire quoi ?

Attends, laisse-moi réfléchir. Tu n’as pas d’allergie, gluten, arachides, lactose ?

Euh, Non, je ne crois pas, pourquoi ?

Désolé, c’est un réflexe. Ok, je vais te faire une surprise !

Une fois sorti des entrailles de la terre, Matthieu avait eu du mal à cacher sa stupéfaction. Il était en plein Paris, devant le Trocadéro, avec la Tour Eiffel encore plus belle en arrière-plan, des voitures polluant allègrement dans l’indifférence générale, sans voies de bus ni pistes cyclables. Des fumeurs partout. Des enfants de 12, 13 ans, cartables sur le dos, sans surveillance d’adultes. Jamais il n’aurait osé dire en 2024 que c’était quand même autre chose. Victoria, toujours amusée, attendait qu’il sorte de sa contemplation. Elle en avait profité pour saluer plusieurs personnes de sa connaissance : des mecs BCBG, types catho tradi prêts à être téléportés en 2024 au Cap Ferret, des minettes à la mode du 16e, lunettes noires et sac Chanel, ou en total look jean. Des hommes de son âge d’avant la cure de jouvence, en costumes-cravates, l’air pressé et hautain. Quelques rares joggeurs, sans AirPods ni casques sans fil sur les oreilles, tentaient de traverser sans casser leur rythme. Aucun smartphone. Personne n’avait le nez rivé sur un écran, en train de parler tout seul, d’envoyer des vocaux ou de checker ses stories. Un véritable désert numérique. Il y avait bien quelques téléphones portables, mais cela n’avait rien à voir avec son présent.

Victoria ? Un instant s’il te plaît.

Il avait ouvert son sac à dos, à la recherche d’un répertoire ou d’un agenda qui aurait pu contenir ses coordonnées. Bingo ! Première page, son nom entouré en rouge avec des cœurs à côté.

Mais qu’est-ce que tu cherches ? Elle le regardait, réprimant un fou-rire. Matthieu avait piqué un fard.

Non mais c’est pas moi, jamais je ne ferais un truc pareil !

Oui, oui bien sûr ! Elle fit mine d’être choquée. Carrément des cœurs ?

Matthieu ne savait plus où se mettre.

Mais non, je voulais juste être sûr que j’avais bien ton adresse et le code de l’immeuble, ma mémoire qui me joue des tours, ce n’est même pas mon écriture ! Il avait envie de lui dire qu’il n’était pas adepte de ce genre d’enfantillages et qu’il se portait garant de son ancien lui. Il avait plein de défauts, mais quand même pas à ce point. Il la gratifia d’un sourire tellement alambiqué qu’elle ne put s’empêcher de sourire de nouveau.

Eh bien, je ne sais pas si j’ai bien fait de t’inviter, t’es peut-être un dangereux psychopathe !

Ça commençait à le gonfler. « Ouais, t’as peut-être raison. » Il baissa et secoua la tête, très énervé, jeta son agenda dans le sac, referma d’un coup sec la fermeture éclair. Victoria fit quelques pas dans la direction opposée. Matthieu était en train de se dire que, de toute façon, ce n’était pas important. Il s’en tapait complètement. Humiliant, certes, mais pas étonnant. Il récupérait un passif qui devait déjà être assez lourd. Lorsqu’il releva la tête, elle était plantée face à lui, les mains dans le dos, se dodelinant de droite à gauche. Elle s’empara de son visage et l’embrassa à la commissure des lèvres. Un baiser furtif, léger et doux comme une plume, citronné, presque acidulé, qui contenait en puissance une partie de ce qu’il avait toujours secrètement espéré. Une vraie chance de sourire à la vie.

Tu crois vraiment que je vais me passer aussi facilement de toi ?

Malgré la gêne que ressentait Matthieu en raison de leur différence d’âge et de la vitesse à laquelle tout se déroulait, il retrouva son assurance, et même davantage.

Eh bien, tu n’as pas le choix ! Je vais faire les courses. Pendant ce temps, tu peux te reposer ou te préparer.

Me préparer à quoi ? » demanda-t-elle avec un sourire malicieux.

Euh, pour le dîner ?

D’accord, je vais m’y préparer alors. Ne sois pas trop long ! Elle s’éloigna, accentuant volontairement sa démarche, consciente de l’effet qu’elle produisait sur lui.
Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)
L’amour ne consiste pas à regarder les uns les autres, mais à regarder ensemble dans la même direction.” – Antoine de Saint-Exupéry

Allongée sur son lit à Gradignan, dans la douce lumière de sa lampe de chevet, Romy laissait ses pensées vagabonder. Les murs de sa chambre reflétaient ses influences : un poster de Björk côtoyait des images de surf et des affiches de films comme La Boum ou Dirty Dancing, symboles de ses premiers émois. Ces références, ancrées dans son ADN, formaient la toile de fond de ses soirées introspectives, accompagnées par les mélodies de “Fake Plastic Trees” de Radiohead, ajoutant une touche mélancolique à l’atmosphère.

Éparpillés sur son bureau, des livres de droit jalonnaient le chemin de son ambition de devenir juriste, une carrière qu’elle envisageait avec sérieux, comme en témoignaient ses notes méthodiques. Mais ce soir-là, ses pensées étaient tournées vers Julien, son petit ami, et la nature complexe de leur relation.

Le dîner familial avait été un moment de distraction. Ses parents avaient discuté des dernières tendances de l’immobilier, un domaine dans lequel ils excellaient, mais Romy avait à peine suivi la conversation. Son esprit était ailleurs, perdu dans l’anticipation du moment où elle pourrait s’échapper dans sa chambre pour se plonger dans ses pensées sur Julien.

De retour dans son sanctuaire, entourée de souvenirs et d’objets familiers, elle se sentait prête à explorer ses sentiments. Sur sa table de nuit, son vieux lecteur CD enchaînait sur “Don’t Speak” de No Doubt, morceau qui résonnait avec ses propres dilemmes sentimentaux.

La jeune fille oscillait entre l’admiration pour l’instinct de liberté de Julien et une appréhension croissante quant à leur avenir commun. Elle rêvait d’un futur à deux, de partager un appartement après leurs études, tout en respectant l’indépendance qui le définissait. Saisissant son journal intime, un précieux recueil en plusieurs volumes orné d’un autocollant « It’s like raining day », elle commença à exprimer ses espoirs et ses appréhensions sur le papier :

« Chaque jour passé avec Julien renforce mon affection pour lui, mais aussi mes incertitudes. Il est spontané, indépendant. Mais parfois, je me demande si nos visions de l’avenir peuvent vraiment s’harmoniser. Je rêve de plus qu’une simple liaison ; je désire une fondation solide pour notre couple. Mais comment lui exprimer cela sans risquer de le repousser ?

Je veux lui faire comprendre que mon désir de partager une vie commune ne cherche pas à entraver sa liberté. Au contraire, je crois que l’amour véritable permet à chacun de s’épanouir tout en étant ensemble. Notre indépendance n’est pas une menace, mais une force qui peut enrichir notre relation.

La société nous pousse souvent à croire que l’amour doit être fusionnel, mais je ne suis pas de cet avis. Nous sommes deux individus complets, chacun avec nos rêves et nos ambitions. Je crois en une vision de l’amour où l’égalité et le respect mutuel priment. J’ai toujours refusé de me conformer aux attentes traditionnelles de la société, et je ne compte pas commencer maintenant.

En 1997, beaucoup pensent encore que la place de la femme est dans l’ombre de l’homme. Mais moi, je veux briser ces chaînes. Je veux que Julien comprenne que je suis forte et capable par moi-même, que notre relation doit être un partenariat de deux égaux. Nous devons nous soutenir mutuellement, sans jamais étouffer les ambitions de l’autre.

Peut-être est-ce cela qui me fait le plus peur : trouver l’équilibre entre nous deux. J’ai besoin de préserver mon propre espace, mes propres rêves et ambitions. Nous devons être égaux, se soutenir mutuellement sans se perdre dans l’autre. Comment lui dire que je ne veux pas seulement être une part de sa vie, mais que je veux que nous construisions une vie ensemble, où chacun respecte l’espace et les besoins de l’autre ?

Je me demande parfois si j’ai la force de lui dire tout cela. Les mots semblent tellement plus simples lorsqu’ils restent sur ces pages. Mais je dois trouver le courage, pour moi-même, pour nous. Notre amour mérite cette honnêteté, cette clarté. Nous sommes deux êtres distincts, avec nos propres chemins, mais je crois qu’ils peuvent se croiser, s’entrelacer sans se confondre.

Je rêve d’un avenir où les femmes sont reconnues pour leur valeur, où l’égalité n’est pas une utopie mais une réalité. Julien et moi pouvons être un exemple de ce changement. Je veux qu’il voie que je suis une partenaire forte, prête à bâtir quelque chose de beau et de durable, sans jamais renoncer à qui je suis. »

Elle ferma son journal avec un sentiment de détermination renouvelée. Elle savait que pour bâtir une relation solide, l’honnêteté et la communication étaient essentielles. Elle devait trouver le moyen de partager ses pensées avec Julien, de lui montrer que leur amour pouvait être un terrain fertile où chacun pourrait s’épanouir pleinement.

Elle éteignit la lampe et se glissa sous les couvertures, tandis que la musique de Tori Amos, “Silent All These Years”, se diffusait doucement dans la pièce. Dans l’obscurité de sa chambre, les espoirs et les rêves de Romy se mêlaient à la musique, peignant le portrait d’une jeune femme à un carrefour crucial, prête à embrasser à la fois l’amour et l’avenir avec toute la passion et la détermination dont elle était capable. Si tout se passait comme elle l’imaginait, bien sûr.

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)
« Ce que nous disons ne dure qu’un moment. Ce que nous ressentons résonne bien au-delà de nos maux »

Un sourire insouciant se dessina sur les lèvres de Victoria, un frisson de nouveauté et d’inédit pulsait dans ses veines d’héritière. Alors qu’elle remontait vers le domicile familial situé dans le quartier du « Troca », chacun de ses pas résonnait avec la promesse d’une soirée qui pourrait redéfinir sa trajectoire sentimentale.

Elle ouvrit la porte du vaste appartement haussmannien, havre de tranquillité en ce début de soirée, d’habitude rythmé par l’agitation de ses parents et de sa sœur opportunément absents. La demeure, agréablement silencieuse, lui offrait la parfaite latitude pour ses préparatifs. Rejetant l’idée de revêtir une robe de soirée ou quelque chose de trop habillé, Victoria opta pour un jean ajusté et un t-shirt blanc simple, exprimant ainsi son goût pour l’élégance décontractée. Elle ajouta une touche de sophistication en enfilant des talons hauts et appliqua son rouge à lèvres Dior préféré, créant en quelques instants un look chic et simple, comme elle aimait à se définir.

La bibliothèque du salon regorgeait de culture et d’histoire, chaque rayon débordant de vinyles classiques et de CD soigneusement rangés. En parcourant ces étagères, elle s’arrêta un instant, les doigts glissant sur les pochettes colorées et les titres familiers. Finalement, elle choisit un album de jazz qui, elle le savait, envelopperait la soirée d’une atmosphère chaleureuse et accueillante. Elle plaça le disque sur la platine, et bientôt, les premières notes suaves de Stan Getz commencèrent à jouer doucement. La mélodie envoûtante de la bossa nova, avec ses rythmes délicats et ses harmonies apaisantes, remplit l’espace. Le saxophone de Getz, accompagné de la guitare subtile de João Gilberto, créait une ambiance à la fois intime et expansive, un monde où chaque note semblait raconter une histoire. « The Girl from Ipanema » résonnait avec douceur, la voix mélodieuse d’Astrud Gilberto ajoutant une touche de mélancolie et de rêverie.

Perfectionniste, Victoria arrangea quelques bougies parfumées et un bouquet de fleurs fraîches sur la table basse, désirant ajouter une touche de romantisme subtil. En se préparant dans la salle de bain, elle attacha ses cheveux en une queue de cheval soignée, laissant quelques mèches encadrer son visage.

Réfléchissant à ses nombreuses expériences – des leçons de piano aux dîners mondains – elle reconnaissait en Matthieu une simplicité rafraîchissante qui la poussait vers plus d’authenticité. Ce soir, elle voulait être perçue pour elle-même : vibrante, passionnée, et prête à se laisser surprendre. Dans un moment d’empressement joyeux, elle trébucha légèrement en arrangeant ses décorations, son rire éclata, écho à l’excitation qui la portait. C’était un son pur, un son de liberté.

Debout à la fenêtre, elle guetta l’arrivée de son invité. À la vue de sa silhouette familière, portant des sacs de courses (ce qui était totalement incongru pour elle), son cœur s’emballa. Ces préparatifs pour le dîner, geste simple mais profond, signifiaient plus qu’un repas ; ils symbolisaient un partage, une ouverture vers ce qui pourrait s’avérer une belle histoire, vibrante d’espoir et de promesses sous le ciel parisien, sans pour autant négliger sa mission.

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac

Loïc fulminait. Chacun dans la bande avait sa putain de fonction et devait rester à sa putain de place : Stéphane, le bourgeois, frimeur, grosse baraque, super piscine. Max, cool, sportif, toujours prêt à donner un coup de main. JF, l’intello, besogneux. Tonio, le marrant, le déconneur. Julien, la force tranquille, celui sur lequel on pouvait compter en cas de coup dur, discret. Et lui, Loïc, le winner, le compétiteur, le piment du groupe. Et ce connard de Julien s’était senti pousser des couilles et faisait du dépassement de fonctions ! Avec sa copine en plus. Deux merlans frits à la con, mais il n’était pas dupe. Ça ne durerait pas. Il n’avait même plus envie de partir à Ibiza. Et puis merde, ça craignait à la maison, ses parents qui risquaient de divorcer. Les études devenaient de plus en plus dures, même quand il travaillait sérieusement. Il en avait marre, ras le bol.

Son domaine, c’était les jeux vidéo, le sport. D’habitude, il était bon, et quand il était bon, il était regardé, admiré, quelqu’un d’important, qui comptait dans la bande, et ce trou du cul s’était permis de lui mettre branlée sur branlée ? Même sa poufiasse de copine l’avait dominé. Ça avait bien fait marrer les autres. Bande d’enculés. Loïc regardait Julien avec une haine croissante, mais il était trop absorbé par Romy pour s’en rendre compte. Une main se posa sur son épaule, qu’il rejeta aussitôt

Fais pas la gueule Loïc, mais bon, sacrée raclée quand même !!! T’as trouvé ton maître ! Tonio se gondolait comme une baleine.

Il a eu de la chance, c’est tout ! Ça lui faisait mal de dire autre chose.

Julien, qui sentait l’aigreur dans la voix de son ami, lui offrit un sourire franc et amical.

Désolé mec, franchement comme tu l’as dit, c’est de la chance. Et en plus il était sympa, cet enculé. Loïc avait envie de lui écraser la gueule contre l’écran. Allez, venez, on va se faire un McDo, j’invite !

Julien sortit du Beausoleil, bras dessus, bras dessous avec Romy, Tonio et les autres lui emboîtèrent le pas. En retrait, Loïc poursuivait sa rumination intérieure : Je te surveille, connard. Tu me refais un coup comme celui-là, tu ne comprendras pas la suite.

Julien s’arrêta à la cabine téléphonique du coin de la rue. Romy réprima un bâillement.
Tu fais quoi ce soir, t’es dispo ?

La jeune fille réfléchit un instant.

– Oui

Il se surprit à manipuler aussi facilement le combiné.

Allô, M’man, oui je vais rentrer un peu tard ce soir, un truc avec les copains, dînez sans moi. Oui, bisous. » Il eut juste le temps de se dire qu’il l’avait fait comme à l’époque, expressions et intonations comprises.

Tout le monde l’attendait. « Bon, on y va à ce McDo ? » La joyeuse bande, à l’exception de Loïc, parlait fort, s’interpellait les uns les autres, riait à gorge déployée. Tonio faisait semblant de se battre avec Max, Laetitia et Émilie s’écharpaient avec Stéphane pour savoir si Pamela Anderson était la meilleure actrice de tous les temps.

Personne ne court aussi bien sur la plage qu’elle.

Les filles s’indignaient ; pour elles, Julia Roberts méritait ce titre.

Mais, n’importe quoi, Julia Roberts, c’est une pute dans Pretty Woman!

Pas du tout, c’est une princesse.

Ah ouais, une princesse qui racole dans la rue ?

Émilie enchaîna : « En tout cas, le meilleur chanteur, c’est Bertrand Cantat, je connais quelqu’un qui connaît ses parents. »

Et moi, je connais Patrick Sébastien, c’est le meilleur comique ?

Ça n’a rien à voir, le meilleur, c’est Bigard.
Julien aurait bien aimé ajouter quelque chose, mais Romy le prit de court

Le meilleur basketteur, c’est Michael Jordan.

Loïc se renfrogna un peu plus. En plus, elle avait raison, cette conne. Décidément, il ne pouvait plus les voir !

Pour le voyageur, il n’y avait pas photo, le McDo de 97 était bien meilleur qu’en 2024, beaucoup moins cher, sauces à volonté, emballages à usage unique. Avec en prime, le goût et l’odeur de sa jeunesse retrouvée. Il profita de ce moment d’accalmie pour peaufiner sa surprise du soir. Un pique-nique sur la plage en tête à tête avec Romy. Ambiance romantique et coucher de soleil. Quoi de mieux ? D’autant plus que rien ne garantissait qu’il serait encore là demain matin. Romy garderait le souvenir de ce moment passé ensemble. Et pour Julien, c’était bien le plus important.

La journée fila comme les autres. Ils prirent congé les uns des autres, se saluant de loin. Romy regarda Julien.
On dîne chez toi ?

Le néo-jeune savoura sa surprise.

Non, pas exactement.

Eh bien, j’ai hâte de savoir ce que tu me réserves ! » Romy était ravie. enfin le changement qu’elle avait espéré.

Julien s’installa au volant de sa voiture. L’agréable sensation de retour aux sources l’envahit. Malgré les avancées technologiques, piloter sa vieille guimbarde lui procura un plaisir immense. Il alluma l’autoradio, Samedi soir sur la Terre de Cabrel. Romy lui passa la main dans les cheveux.

C’était sympa, cette journée.
Oui, un peu comme toutes les autres avec la bande, » dit-elle, la voix légèrement désappointée. Elle se ressaisit immédiatement. En tout cas, tu as un sacré talent aux jeux vidéo ! Loïc n’avait pas l’air hyper jouasse.

Ça lui passera, lui répondit-il comme l’adulte qu’il était mais qu’elle ne connaissait pas encore.

Romy en profita pour lui dire ce qu’elle ressentait : « Tu sais, c’est drôle, mais parfois j’ai l’impression que tu es ailleurs, comme si tu vivais ou pensais des choses que je ne peux pas tout à fait comprendre. C’est… enfin, comme si tu me cachais des secrets. »

Julien, conscient de ne pouvoir partager la vérité sur son voyage dans le temps, chercha à naviguer la conversation avec soin. « Je suppose que parfois, je réfléchis trop. Tu sais, penser à ce que l’avenir nous réserve. » Il fit une pause. « Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être avec toi, maintenant. » Romy sembla apaisée mais toujours curieuse. « En fait, j’aimerais que tu partages plus avec moi. Pas seulement les bons moments, mais aussi tes doutes, tes peurs… » Julien acquiesça, touché par sa sincérité. « Je sais que je ne suis pas toujours le meilleur pour exprimer mes sentiments. Mais je travaille dessus, parce que je veux que tu fasses intégralement partie de mon monde. » Elle sourit, le cœur léger. « C’est tout ce que je demande. Que nous soyons vrais l’un avec l’autre, et peu importe l’avenir. » Julien, qui avait plus qu’une petite idée sur le sujet, garda le silence. Pendant ce temps-là, Jeff Buckley chantait Hallelujah sans se douter qu’il serait mort à la fin du mois.

Le ciel au-dessus de Lacanau s’étalait comme une toile de maître, un mélange dynamique de couleurs chaudes embrasant l’horizon. La voiture de Julien avançait au ralenti vers ce spectacle de toute beauté. Arrivés à la plage, ils furent accueillis par une brise légère, rafraîchissante, qui jouait avec les mèches brunes de Romy. Julien déplia une couverture sur le sable encore tiède, et ils s’installèrent confortablement, isolés, entourés seulement par le son apaisant des vagues et le cri lointain des mouettes. En déballant les sandwichs achetés dans une boulangerie artisanale sur le chemin, Julien plaisanta : « On est loin d’un repas étoilé, mais avec cette vue, tout devient un festin, non ? » Romy rit en acquiesçant, avala une bouchée, ses yeux alternant entre l’élu de son cœur et le coucher de soleil. « Tu vois cette teinte de rose là-bas, juste au-dessus de l’horizon ? » dit Julien en montrant du doigt. « Ça me fait penser à la couleur de ta robe lors de notre premier rendez-vous. » Romy se tourna, un sourire ému aux lèvres. « Tu te souviens de ça ? C’était une soirée tellement parfaite, comme celle-ci. » Le ciel se teintait maintenant de nuances de pourpre et d’or, reflet de leurs souvenirs partagés.

Repus, ils se levèrent pour marcher le long de l’eau, les pieds nus dans le sable, observant les vagues mourir doucement sur le rivage. Le soleil, un globe flamboyant, commençait sa descente majestueuse, embrasant la mer d’une lueur dorée. « C’est comme si le ciel et la mer se donnaient un baiser d’adieu, je trouve ça un peu triste », murmura Romy, son bras entrelacé dans celui de Julien. « Oui, mais chaque coucher de soleil est différent, unique, irremplaçable. » Il la serra un peu plus fort contre lui. Alors que le soleil disparaissait enfin, laissant place à une myriade de teintes violettes et bleues, ils se retrouvèrent enveloppés dans la beauté tranquille de la nuit qui tombait. Le monde autour d’eux semblait suspendu. « Merci pour ce moment parfait, Julien. » Ils s’embrassèrent passionnément et laissèrent libre cours à leur nature.

De retour à Gradignan, devant chez elle, à moitié assoupie, il l’embrassa doucement sur le front avant de la laisser partir, scellant ainsi sa promesse d’une soirée mémorable. Fields of Gold de Sting s’éteignait doucement à la radio, l’écho de leur rire mêlé au murmure des vagues encore vivace en lui. Il espérait que son séjour se prolongerait encore un peu dans ce passé qu’il chérissait plus que tout.

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)
“La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder.” – Victor Hugo

Matthieu attendit que Victoria soit suffisamment éloignée pour ouvrir son téléphone portable à clapet. Quinze appels en absence : douze de sa mère, un de Omer, un de Ben, et un inconnu. À contrecœur, il rappela sa mère. En 1997 ou en 2024, il savait malheureusement à quoi s’attendre. « C’est maintenant que tu rappelles ? Je me suis fait un sang d’encre et demain on dîne avec ton père, et tu es où ? Et qu’est-ce que tu fais et avec qui ? J’ai failli appeler la police », Matthieu soupira, excédé par cet interrogatoire en règle. « Il est à peine 18h30, j’étais en cours toute la journée. Tout va très bien. Je n’ai plus beaucoup de batterie. Bonne soirée. À demain. » Inutile de préciser, d’argumenter. Il n’avait plus vingt ans mais quarante-sept. Hors de question de se laisser embarquer dans les vieilles combines de chantage émotionnel que sa mère pratiquait à la perfection, mais qu’il avait trop subies au cours de sa vie. Le changement, c’était maintenant !

En revanche, il avait un vrai problème pratique. Une carte bleue certes, mais aucun moyen de se souvenir du code. Le sans contact n’avait sans doute pas encore été inventé. À la réflexion, c’était le tiers-monde ce passé ! Il n’allait pas revenir bredouille chez Victoria, et puis quoi encore ? Il fouilla son sac à dos. Pochette avant, 50 francs, dans sa veste, carrément 100 balles. Il commençait à se faire peur. D’accord, il n’avait jamais été un aficionado du portefeuille, mais disséminer l’argent de cette manière… il aurait bien aimé choper sa version antérieure entre quatre yeux pour lui expliquer la vie. Il secoua encore sa corne d’abondance Eastpak et dénicha deux pièces de cinq francs et une de dix. En quelques secondes, il avait amassé presque 200 francs… le genre de découverte miraculeuse impossible depuis le passage à l’euro.

Autre point positif, Matthieu se rappela où faire les courses. Les personnes qui, comme lui, étaient dépourvues de sens de l’orientation avaient l’obligation de mémoriser des points repères et ce Franprix en faisait partie. Cela ne l’avait probablement pas intéressé à l’époque, mais la moyenne surface était entourée de tous les commerces de bouche. Encore mieux ! Fin cuisinier, il avait déjà son menu en tête. Entrée : tartare de saumon (échalotes, aneth, jus de citron, huile d’olive, crème fraîche pour la douceur). Frais, léger et plein de saveurs. Plat principal : saltimbocca à la romaine aux tomates confites (escalopes de veau très fines, jambon de Parme, sauge fraîche, vin blanc sec, beurre, huile d’olive, sel et poivre), délicieux. Dessert : tiramisu classique (mascarpone, biscuits imbibés de café, saupoudrés de cacao), parfait. Rien d’alambiqué ou qui risquerait de déplaire à Victoria. Les prix n’avaient décidément rien à voir avec 2024. Cela lui avait coûté à peine 30 euros, vin compris, avec des sacs pour ranger les courses en prime. Il maudit intérieurement son époque et son coût de la vie prohibitif. Il fut surpris aussi par la placidité des clients, ou même des passants qui semblaient beaucoup moins sur les nerfs, à part un type en particulier au coin de la rue, bonne tête de flic en civil qui enchaînait clope sur clope. Leurs regards se croisèrent un instant, mais il ne bougea pas.

En tout cas, Matthieu était dans une dynamique ultra favorable, la rue dans laquelle habitait Victoria était à quelques encablures à peine. Il composa le code d’entrée puis sonna à l’interphone, « Oui ? » « Bonsoir madame, Paul Bocuse pour vous servir. » « Monsieur Bocuse, deuxième étage ! » Victoria referma la porte derrière Matthieu, ses bras chargés de victuailles. Il ne se souvenait plus de la manière dont l’appartement était agencé, mais Victoria mena la marche vers la cuisine, essayant vainement de le délester, ce qu’il refusa par courtoisie et habitude. La cuisine était aussi immaculée que suréquipée. Il espérait trouver dans les placards et le frigo les quelques ingrédients qui lui manquaient. Il posa les sacs sur le grand plan de travail, retira sa veste et son sac à dos. Victoria, cette fois, s’en saisit pour les ranger dans le placard de l’entrée. Il apprécia sa nouvelle tenue assortie à la sienne, simple mais qui la mettait parfaitement en valeur, et lui fit immédiatement un compliment chanté, « Could you be the most beautiful girl in the World? » Il espérait qu’elle avait entendu, l’appartement devait faire près de 200 mètres carrés. Son sourire prouvait qu’elle avait bien reçu le message, mais elle préféra continuer à jouer l’ingénue devant lui et le rejoignit dans la cuisine, comme si de rien n’était. Matthieu s’abstint de se répéter. Il occupa l’espace cuisine avec un naturel déconcertant. « Qu’avons-nous au menu de ce soir, chef ? » Victoria, mi-sérieuse mi-amusée, n’en revenait pas. Il s’était métamorphosé. « Ma chère, j’espère que vous saurez apprécier l’audace de mes choix, à commencer par un tartare de saumon que nous appellerons « Délice de la mer aux douces saveurs », si vous le souhaitez. En plat principal, notre plat signature, les « saltimbocca à la Matteo », et enfin en dessert, pour poursuivre ou plutôt terminer sur une note transalpine, un tiramisu, « Il Tiramisù della casa Victoria ». » Elle applaudit à tout rompre, sautillant sur place, répétant en boucle « trop bien, trop bien, trop bien ».

« Maintenant que la question du menu est réglée, j’aurai besoin de vous, et c’est crucial, pour vous assurer d’une part que je ne me déshydrate pas, et d’autre part pour m’aider dans la préparation, si vous pensez en être capable, bien sûr ? » « Oui, chef », « J’entends pas ? » « Ouiiii, chef ». Elle le salua comme une militaire et il passa au tiramisu, qui fut réalisé manu militari avant de rejoindre le frigo américain. Pendant ce temps, Victoria, avec un enthousiasme palpable, remplit deux verres de vin blanc qu’elle avait choisis avec soin dans la cave de son père pour accompagner l’entrée. « Ce vin léger et fruité s’accordera parfaitement avec le saumon », dit-elle d’une voix experte. Matthieu fit mine de le déguster comme un œnologue, porta le verre à ses lèvres, « Perfetto, excellent choix, grazie mille ! » Victoria acquiesça et s’attaqua à la découpe avec une dextérité qui surprit Matthieu. Elle rit doucement, « J’ai quelques talents cachés en cuisine, tu sais. » Tandis qu’ils travaillaient côte à côte, Matthieu guida le processus. Victoria, impressionnée par la simplicité et l’élégance de l’entrée, s’empressa de disposer le tartare sur les assiettes et de les mettre elles aussi au frais. « Ça a vraiment l’air aussi bon que dans un restaurant étoilé ! » « Que d’éloges, mais tu n’as encore rien vu et surtout goûté ! », plaisanta Matthieu.

Ils passèrent ensuite au plat principal. Matthieu, qui avait l’habitude de faire la recette, l’exécuta en un temps record. « Tu n’as pas trop faim ? » Elle hocha la tête. Tout allait bien. Victoria l’aida à tout préparer, passant des rires aux échanges plus sérieux sur leurs vies, leurs attentes. Le moment était intime, presque magique. Bien que concentré, il réalisa subitement qu’il avait de nouveau la vie devant lui, à la différence de la veille avec Julien. Comment aurait-il pu ne serait-ce qu’envisager un tel scénario ? Il caressa le plan de travail, sur lequel il venait de cuisiner, qui devait faire la taille de son salon. Allait-il lui parler de son voyage ? Il était bien conscient d’être complètement différent du Matthieu qu’elle connaissait, et cela s’accentuerait sans le moindre doute.

Ils passèrent au salon, Victoria avait disposé sur la table basse leurs verres de vin blanc, ainsi que des petits ramequins remplis de biscuits apéritifs. « Attends, je reviens ! » Victoria courut dans sa chambre et en rapporta une cassette audio marquée Victoria. « J’espère que tu ne m’en voudras pas, je l’ai vue dans ton sac la dernière fois et j’étais tellement curieuse de savoir ce que c’était. » Matthieu ignorait évidemment l’existence de cet enregistrement. Était-ce une simple mixtape ? De quel type ? Ou autre chose ? Il fut pris de panique. « Avant qu’on écoute, j’ai quelque chose à te dire. » Elle le regarda attentivement, « Je ne me suis pas fait cambrioler hier soir, je suis désolé d’avoir menti. » Elle prit un air courroucé. « Matthieu, mais comment ? », il devint blême. Et elle se mit à rire, fière d’elle. « Tu crois vraiment que j’ai cru à cette histoire ? Entre la tête de Benoit qui avait l’air à l’ouest et Omer qui était à moitié plié en deux. J’avoue que la manière dont tu l’as raconté était crédible, mais l’histoire en elle-même, pas du tout. J’attendais juste de savoir quand et de quelle manière tu me dirais la vérité. » Matthieu poussa un soupir de soulagement. « Il y a autre chose aussi », il ne savait pas exactement ce qu’il voulait ou pouvait lui révéler, mais il devait lui en parler. « Hier soir, il s’est vraiment produit quelque chose », il but une gorgée de vin pour se donner du courage. « Je ne sais pas exactement de quoi il s’agit, ou comment c’est arrivé, mais c’est comme si mon esprit était différent, toujours le mien, mais plus âgé, avec plus de connaissances et d’expérience. » « Oui, ça je l’ai remarqué, et c’est ce qui me plaît aussi », « Oui, mais nettement plus âgé et avec des sortes de rêves prémonitoires, enfin je ne sais pas, c’est tout nouveau, j’espère que ce n’est pas l’Alzheimer. » Elle se mit à rire, « Non, je ne crois pas, déjà on dit Alzheimer et moi aussi je me sens en décalage entre mon âge et mes pensées. C’est le lot de ceux qui doivent grandir plus vite. » « Oui, tu as sans doute raison », il sentit intuitivement qu’il ne fallait pas en dire plus. Raconter qu’hier encore à la même heure, il était en 2024, à Bordeaux, risquerait au mieux de le faire passer pour un fou, au pire de la faire fuir, et il ne le voulait absolument pas.

Must have been love, but it’s over now, lay a whisper on my pillow, leave the winter on the ground, Roxette, première chanson de la cassette. Elle se rapprocha de lui. Il leva les yeux au ciel, « Aïe, ça démarre fort musicalement, j’espère que tu aimes la guimauve ? » « Pose ton verre. » Elle se lova dans ses bras et l’embrassa. Au-delà de leurs corps, ils unirent leurs âmes, leurs esprits passés-présents et à venir. Au diapason de leurs gestes, de leurs désirs, de leurs sens aiguisés par l’envie de donner et de recevoir, sans chercher une furtive récompense, mais au contraire de trouver en leur corps l’accomplissement ultime, le un, le tout. De tout temps, les poètes avaient vainement tenté de décrire l’alchimie humaine, transformation du plomb en or, et pourtant il n’y avait rien de magique ou de surnaturel dans leur acte, juste les bonnes personnes, au bon moment. Rencontre idéale du juste et du vrai. Ils n’avaient pas besoin de se précipiter. Le temps se fit leur intime complice. Love, thy will be done, knockin’ on heaven’s door, la bande-son de leur union sacrée, essaya de capturer leur moment, mais c’était trop tard, ils s’appartenaient déjà l’un à l’autre. Sans mot dire, sans gêne, ils reprirent le fil de leur vie. Pour combien de temps ?